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Été/Summer 2011 Jouer pour apprendre PDF

14 Pages·2011·0.25 MB·French
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Numéro  37(2)     Été/Summer  2011     Jouer  pour  apprendre  :  est-­‐ce  bien  sérieux  ?   Réflexions  théoriques  sur  les  relations  entre  jeu  (vidéo)  et  apprentissage   Playing  to  Learn:  Are  you  Serious?   A  Theoretical  Discussion  of  the  Relationship  Between  (Video)  Games  and   Learning   Vincent  Berry,  Université  Paris  13   Résumé   Cet article propose une réflexion théorique sur les relations entre jeu (vidéo) et éducation. A partir d’une revue de la littérature et sur la base d’une recherche consacrée à l’étude des joueurs de « jeux de rôles en ligne massivement multijoueurs », ce texte met en avant la complexité dans les sciences de l’éducation à penser le jeu comme espace d’apprentissage et propose quelques éléments théoriques pour aborder cette problématique. Abstract   This article offers a theoretical discussion of the relationship between video games and education. Based on both a literature review of this field and a study of players of Massively Multiplayer Online Role-Playing Games, this article presents the difficulties in the field of education of thinking of games as a space of learning and proposes various theoretical elements to address this issue. CJLT/RCAT  No.  37(2)   Introduction   L’idée qu’il existe une relation entre jeu et apprentissage, entre « jouer » et « apprendre », n’est pas nouvelle. En effet, si le terme de « jeu sérieux » (serious game) tend aujourd’hui à s’imposer dans la littérature pour désigner un ensemble extrêmement hétérogène de produits vidéoludiques à visée éducative (dans un sens très large), la question du jeu comme outil, support ou activité d’apprentissage plonge ses racines conceptuelles et théoriques chez les pédagogues et plus spécifiquement dans la pensée romantique du 19ème siècle (Brougère, 1985). En Europe, la pédagogie froebélienne puis, par la suite, des psychologies du développement – d’inspiration piagétienne ou vygostkienne – se sont emparés de cette question au point de naturaliser la relation entre jeu et éducation et de penser le jeu comme un vecteur naturel d’apprentissage pour l’enfant. A partir de la fin des années 1980, l’arrivée du jeu vidéo dans les foyers et les écoles a renouvelé cette problématique en proposant un nouveau « support » d’apprentissage (on peut penser, en France, au développement des jeux ludo-éducatifs). Toute une littérature s’est peu à peu développée sur ces questions et connaît par ailleurs aujourd’hui un succès redoublé avec l’émergence sur le marché des serious games, qui, pour des raisons complexes tenant à la fois à des logiques marketing, académiques, économiques (mais aussi de game-design), ont détrôné peu à peu en France la notion de ludo-éducatif pour concerner, contrairement à son prédécesseur, aussi bien le public des adultes que celui des enfants. Cependant, si certains observateurs, tels que Prensky (2005) ou Gee (2003), démontrent, sans réserve parfois, des liens très nets entre jeux vidéo et apprentissage, un certain nombre d’interrogations, de doutes et de réserves scientifiques demeurent. L’idée que le jeu est support d’apprentissage « n’est pas le fruit d’une évidence, mais un discours absent de preuve » (Brougère, 2005, p. 2). En effet, il est souvent difficile d'établir scientifiquement des relations de causalité entre l'acquisition de compétences dans une pratique vidéoludique et sa transférabilité dans d'autres domaines. On peut en outre se demander si, comme dans le cas des serious games, la transformation d'un jeu vidéo, dont le but est le divertissement, en un dispositif pédagogique ou didactique, dont le but devient l'apprentissage, ne modifie pas profondément la nature du jeu alors produit. Sommes-nous toujours dans du jeu ? L’analyse des relations entre jeu vidéo et apprentissage se révèle ainsi complexe. Nous proposons néanmoins d’explorer cette périlleuse problématique. Est-ce que les joueurs apprennent à travers leurs pratiques ludiques ? Est-ce que des savoirs se construisent ou se transmettent ? De quelles natures sont-ils? Concernent-ils exclusivement le jeu ou le domaine des TIC ? Quelles formes prennent ces apprentissages ? Pour mener à bien ces réflexions, nous nous proposerons quelques éléments théoriques pour penser la question du jeu et de l’éducation en nous appuyant sur une revue de la littérature consacrée à l’analyse des relations entre jeu vidéo et éducation et sur une étude que nous avons menée sur les MMORPG1 : World of Warcraft et Dark Age of Camelot (Berry, 2009). 1 Massively Multiplayer Online Role-Playing Games. Littéralement, jeux de rôles en ligne massivement multijoueurs. Jouer  pour  apprendre  :  est-­‐ce  bien  sérieux  ?   2 CJLT/RCAT  No.  37(2)   Jouer  /  apprendre  :  une  vieille  histoire  pédagogique   Penser le jeu comme support d’apprentissage est une vielle histoire de la philosophie et de l’éducation. Dès l’antiquité, on trouve des traces de cette pensée notamment chez Platon lorsqu’il nous parle du jeu de la Polis (« la cité ») en analogie avec la cité politique. L’activité ludique, quand il ne s’agit pas seulement d’une métaphore pour parler du monde social ou d’une condamnation du divertissement, apparait comme une activité porteuse d’apprentissage et de savoirs. Ainsi, si le terme de serious game connait aujourd’hui un certain succès médiatique, politique (avec le financement public en France de jeux sérieux) et scientifique, la pensée du jeu comme espace d’apprentissage traverse l’histoire des sociétés occidentales, avec cependant une importance en Europe, au 18ème siècle, chez les pédagogues et les philosophes de l’éducation, à ceci près qu’elle concerne essentiellement le domaine de l’enfance (Brougère, 1985). On peut penser bien sûr à Jean-Jacques Rousseau qui non seulement propose une nouvelle conception de l’enfance mais accorde également une importance au jeu dans l’éducation. Il faut aussi rappeler l’importance des écrits de l’Allemand Friedrich Fröbel etle développement, à partir des réflexions de ce penseur, d’une pédagogie centrée sur le jeu . Dans la pratique froebélienne, le jeu est central et renvoie à la métaphore du jardin et du naturalisme. « La jardinière doit aider (comme tout jardinier) au développement naturel de l’enfant » (Brougère, 2005, p. 67). Comme cela fut pensé par les premières théories du jeu développées à propos du jeu des animaux (Groos, 1902), l’activité ludique humaine apparait bien souvent dans la littérature comme un support évident d’apprentissage et de développement, et qui s’inscrit dans le domaine de la naturalité : le « bébé humain » apprend et se développe par le jeu (Brougère, 1985). Si les travaux de Bruner ont par la suite mis à mal la naturalité du jeu humain au profit d’une analyse culturelle - en démontrant que le jeu, loin d’être inné, est le fruit d’un apprentissage (Bruner, 1983) -, l’histoire de l’éducation (tant scolaire que préscolaire) et de la pédagogie nous rappelle les nombreuses tentatives de lier ou d’introduire le jeu dans l’apprentissage, sous des formes diverses et complexes : jouets, matériel pédagogique ludique, manuels scolaires, jeux mathématiques, jeux ludo-éducatifs etc. Dans le même temps, les industries du jeu et du jouet ont rapidement saisi l’intérêt de proposer des jeux ou des jouets pour apprendre ; certaines marques d’ailleurs se sont ainsi spécialisées dans ce domaine : jeux pour apprendre la chimie, jouets « premiers âges » pour apprendre les sons, livres dont vous êtes le héros pour apprendre le français, … on trouve dans l’histoire des industries du jeu et du jouet tout un ensemble de produits et de pratiques à vocation éducative, développant un discours centré sur le développement d’apprentissages et de compétences transférables. Si cette pensée du jeu comme support d’apprentissage a marqué l’histoire pédagogique du 20ème siècle, elle s’est peu à peu élargie à d’autres domaines . En effet, dans le champ de la formation des adultes ou encore dans le monde de la formation professionnelle, les années 80 voient le développement de dispositifs de formation mêlant jeux et éducation : jeux de rôles en formation des adultes, jeux de société, jeux informatiques, jeux de cartes, jeux de simulation … Il existe ainsi une longue histoire des produits ludiques à visée éducative dont le serious gaming ne serait qu’un nouvel avatar. Jouer  pour  apprendre  :  est-­‐ce  bien  sérieux  ?   3 CJLT/RCAT  No.  37(2)   Jeux  éducatifs,  jeux  pour  apprendre,  jeux  ludo-­‐éducatifs,  jeux  sérieux  …  des   oxymorons  conceptuels  ?   Qu’il s’agisse de jeux développés par les industries, de jeux conçus par le monde des éducateurs, ou de jeux de formation pour les adultes, les produits ludiques à visée éducative soulèvent depuis toujours un ensemble de paradoxes et de problèmes scientifiques de deux ordres. Le premier concerne la nature ludique du jeu proposé. En effet, utiliser un jeu dans une perspective d’apprentissage, et non pas de divertissement, consiste bien souvent à transformer la nature de l’activité ludique produite. Comme les théoriciens du jeu l’ont maintes fois souligné, ce qui caractérise le jeu c’est sa dimension « improductive » (Caillois, 1958), « frivole » (Brougère, 2005), « dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité » (Huizinga, 1951, p. 35), etc. Le jeu s’oppose, à des degrés divers selon les auteurs, au labeur, au travail, au sérieux, à l’éducation … Ainsi, attribuer une visée éducative au jeu n’est pas sans faire courir le risque de le transformer profondément puisque celui-ci ne vise que sa propre finalité et une certaine gratuité. On voit bien d’ailleurs comment, en introduisant le jeu à l’école, celui-ci est soumis à un ensemble de transformations, assez comparables à celles que le sport a connu dès qu’il devint un enseignement dans les public schools anglaises au 19ème siècle (Bourdieu, 1984, p. 175), sous l’effet d’un ensemble de critères et d’impératifs propres à l’univers scolaire : évaluation de l’activité, cadrage du débordement, promotion du fairplay, développement d’un discours moral sur le jeu, fixation de règles, exhortation au respect de ces dernières, etc. Il reste alors une activité qui peut parfois apparaitre comme un exercice transformé pour répondre aux exigences scolaires. En somme, si l’on s’attache à analyser ce que « jouer » veut dire, on s’aperçoit rapidement de la tension qui traverse le jeu et l’apprentissage. En reprenant différents critères qui définissent l’activité ludique, on voit bien la difficulté entre le projet ludique et le projet éducatif, la tension entre « forme scolaire et forme ludique » (Brougère, 2010) : • L’incertitude inhérente au jeu s’oppose parfois aux buts pédagogiques qui cherchent souvent à éviter qu’il y ait un perdant. L’incertitude peut être « levée par la volonté de l’enseignante d’en déterminer le but » (Brougère, 2005, p. 79). • La frivolité et la gratuité du jeu peuvent être mises à mal par l’investissement du sérieux éducatif. • La décision et la liberté de jouer peuvent s’opposer au caractère obligatoire de la situation scolaire. Le second type de paradoxe produit par le jeu à visée éducative est lié à la question de la preuve de l’efficacité d’un dispositif ludique d’apprentissage, à l’évaluation des apprentissages et à la transférabilité des savoirs acquis. Comment prouver que l’on a appris par le jeu ? On peut en effet (penser) avoir appris à « garder son calme » en jouant au Go et se révéler par ailleurs tout à fait mauvais joueur de scrabble et renverser le plateau de jeu. Le débat scientifique et pédagogique qui anime depuis longtemps les sciences de l’éducation autour des effets réels du jeu en termes d’apprentissage n’a jamais été tranché et les différentes études n’ont pu que souligner la relativité des résultats. On retrouve dans ce domaine un ensemble de difficultés scientifiques complexes. Selon les produits, les jeux, les contextes mais aussi les joueurs, tout un ensemble d’études met en Jouer  pour  apprendre  :  est-­‐ce  bien  sérieux  ?   4 CJLT/RCAT  No.  37(2)   évidence ou non des processus d’apprentissages. Cristiano Muniz (1999) montre en effet comment des enfants jouant au Monopoly modifient les règles pour ne pas avoir de problèmes à résoudre et pour garder la continuité et le plaisir du jeu. Certains parmi eux, peu sensibles à la dimension calculatoire du commerce, évitent les problèmes et les difficultés posés par l’activité et cherchent au contraire à ne surtout pas « apprendre », tandis que d’autres s’investissent dans des processus d’apprentissage plus complexes. Dans bien des cas, on peut tout autant prouver que le jeu ou le loisir sont vecteurs d'apprentissage que le contraire. Force est de constater que souvent « les joueur n’apprennent rien en jouant, qu’ils peuvent même éviter toute situation qui pourrait avoir un tel effet pour s’en tenir à un plaisir immédiat. Comprendre les relations entre jouer et apprendre, ce n’est pas projeter systématiquement sur tout jeu des valeurs éducatives […] Mais il se trouve qu’en jouant il se peut qu’on apprenne, et qu’en apprenant on se trouve face à des situations qui ressemblent de près ou de loin au jeu » (Brougère, 2005, p. 166). Serious  games  :  de  la  forme  scolaire  à  la  forme  ludique  et  inversement   On retrouve ces mêmes paradoxes et ces mêmes difficultés dans le domaine du jeu vidéo à visée éducative et tout particulièrement dans cet ensemble hétérogène de produits vidéoludiques nommés serious games, que l’on entendra ici comme des « applications informatiques dont l'intention est de combiner à la fois des aspects d'enseignement, d'apprentissage, d'entraînement, de communication ou d'information, avec des ressorts ludiques issus du jeu vidéo » (Michaud & Alvarez, 2008, p. 11). Si l’on regarde ce vaste ensemble de produits qualifiés de jeux sérieux et toutes les catégories que ce terme générique recoupe (Michaud & Alvarez, 2008), on peut distinguer en son sein au moins deux ensembles de produits. Le premier est une réactualisation de ce que l’on appelait en France dans les années 80 et 90 des jeux ludo-éducatifs : Carmen Sandiego, L’odyssée des Zoombinis, Lapins malins, Adibou, la famille cosmique, Forestia …. Ce qui caractérise certains jeux de type ludo-éducatif, c’est avant tout l’inscription de la forme scolaire dans la structure même du jeu vidéo, au cœur de son « gameplay », de sa mécanique de jeu : • découpage des savoirs sous formes d’ateliers didactiques • présence d’un personnage qui fait figure de « maitre d’école » ou de tuteur qui dicte et évalue les activités (« Bravo », « continue », « essayeencore » répète souvent l’agent didacticiel) • scénarisation et séquençage de savoirs scolaires : mathématiques, grammaire, orthographe, histoire, géographie, ... Une analyse de certains produits « ludo-éducatifs » révèle ainsi rapidement la présence de l’école dans une mise en scène ludique. Le cadre scolaire est bien là mais il utilise une rhétorique du jeu et du divertissement de façon multimodale : couleurs vives, personnages de bande dessinées, voix d’enfants, etc. De fait, le ludo-éducatif se définit comme une transcription de la forme scolaire vers une forme ludique. Les enfants ne sont d’ailleurs pas « dupes » des logiques éducatives en amont (Kellner, 2007). Bien souvent, ils reconnaissent l’école et les intentions didactiques dans le produit. Jouer  pour  apprendre  :  est-­‐ce  bien  sérieux  ?   5 CJLT/RCAT  No.  37(2)   A l’inverse, un second ensemble de jeux dits « sérieux » emprunte le chemin opposé et marque ainsi une certaine originalité vis-à-vis des produits précédemment décrits, en partant d’une structure, d’une mécanique ludique et d’un gameplay issus d’un produit visant le divertissement. On peut penser au jeu America’s Army, développé à partir du moteur du jeu Unreal, et qui se définit comme un espace de promotion, de recrutement et d’entrainement de l’armée américaine. On peut aussi évoquer le jeu Révolution développé au MIT à partir du moteur du jeu Neverwinter Nights, dans le but « d'initier les adolescents aux enjeux de la guerre d'indépendance » (Michaud & Alvarez, 2008, p. 20). Ce qui semble ainsi caractériser certains jeux sérieux, c’est le positionnement inverse au jeu ludo-éducatif. On part d’un jeu vidéo « fun » pour arriver à un jeu vidéo « éducatif ». Dans cette perspective, les chercheurs ou des concepteurs de jeu inversent la problématique et s’intéressent en conséquence à la façon dont un jeu vidéo non pensé pour l’éducation mais pour le divertissement peut développer des situations d’apprentissage. L’intérêt de ces travaux se porte alors sur la façon dont on peut intégrer les effets éducatifs d’une pratique ludique dans un dispositif didactique. Considérant le plus souvent le jeu vidéo comme un support d’éducation et d’apprentissages informels (Greenfield, 1994 ; Sorensen & Meyer, 2007), cette perspective cherche ainsi à saisir ce que, sans intention didactique, « les jeux vidéo ont à nous apprendre de l’apprentissage » (Gee, 2003). « Dans une perspective éducative de conception de jeux sérieux, l’apprentissage informel est un élément important qu’il faut intégrer » (Sorensen & Meyer, 2007, p. 561). Au regard de la littérature scientifique, deux approches analysent aujourd’hui les relations entre jeu vidéo et apprentissages informels. Un premier ensemble de publications, marquées le plus souvent par la psychologie cognitive, s’intéresse aux conséquences directes de la pratique vidéoludique, autrement dit aux effets de l’activité en termes de développement, d’acquisition et d’habileté. Dans cette perspective scientifique, il s’agit de repérer un ensemble de compétences acquises par les joueurs, mais également de comprendre les propriétés didactiques du jeu vidéo qui peuvent potentiellement le transformer en un pertinent dispositif d’apprentissage. A un second niveau, d’autres travaux s’intéressent moins à l’activité ludique elle-même qu’aux « autours » de la pratique. Ils sont plus sensibles aux sociabilités, aux créations des joueurs, à la notion d’ « expérience virtuelle » (Berry, 2009). Le  développement  de  «  skills  »2   A en croire plusieurs études menées dans le champ de la psychologie, la pratique du jeu vidéo aurait des effets cognitifs sur les joueurs et plus particulièrement sur la mémoire, l’attention visuelle et la représentation iconique (Calvert, 2005). L’un des premiers apprentissages qu’ont à faire les joueurs de jeux vidéo est l’appropriation d’un espace virtuel et l’incorporation de « compétences visuelles et spatiales » (Greenfield, 1994),notamment la manipulation et la représentation d’espaces en trois dimensions. Il s’agit en effet de pouvoir se repérer, estimer des distances d’un lieu à un autre et le temps nécessaire pour s’y rendre. Les joueurs de jeux vidéo développeraient au fur et à mesure de leurs pratiques des systèmes de représentation cognitive d’un espace numérique, des sortes de cartes mentales pour se repérer, pour se déplacer et se représenter l’espace. 2 Habiletés en anglais. Jouer  pour  apprendre  :  est-­‐ce  bien  sérieux  ?   6 CJLT/RCAT  No.  37(2)   On insiste parallèlement sur les schèmes sensori-moteurs acquis par la pratique vidéoludique. Pour David Sudnow (1984), les jeux vidéo du type Breakout développent la dextérité manuelle, la coordination « main-œil » et l’anticipation. Cette thèse est reprise notamment dans l’analyse du jeu vidéo Counterstrike par Stuart Reeves, Eric Laurier et Barry Brown : « le joueur doit développer des compétences importantes telles que regarder en courant, lire rapidement la trajectoire de l’ennemi » (2007, p. 138).  Dans l’analyse du même jeu, Magali Moisy et Philippe Mora constatent que les joueurs de haut niveau développent « des formes de dextérité sans doute inégalées parmi l’ensemble des usages en réseau » (2007, p. 146). Plus encore, l’observation des joueurs de jeux vidéo révèle chez les joueurs le développement de compétences pour le multitâche, une capacité à gérer une multiplicité de conversations, de rôles et d’activités simultanément, capacité qui augmente au fur et à mesure de l’engagement du joueur dans la pratique vidéoludique (Berry, 2007). On parle ainsi de « présence distribuée » (Turkle, 1995) ou « d’attention divisée » (Greenfield, 1994) pour qualifier cette automatisation de l’attention des joueurs dans la réalisation simultanée de plusieurs activités. Enfin à un niveau plus abstrait, les joueurs acquièrent une connaissance très précise non seulement des règles du jeu (ils deviennent ainsi capables de mettre en place des stratégies complexes pour progresser rapidement) mais également de la façon dont le logiciel fonctionne, ce que l’on peut appeler une méta-connaissance sur le jeu. Bien souvent, il s’agit moins d’une curiosité scientifique désintéressée de la part des joueurs que d’une volonté d’optimisation de leur personnage, de rentabilité parfois dans le but plus ou moins avoué de trouver les « bugs » du jeu qui les rendraient potentiellement invincibles et surpuissants (Berry, 2007). Raessens emprunte la notion derridienne de « déconstruction » pour qualifier ce processus intellectuel que développent les joueurs et « qui consiste à mettre au premier plan les éléments qui le soutiennent souterrainement » (2005, p. 375). Les joueurs de jeu vidéo ont une culture du « test en profondeur » qui revient à chercher partout les failles d’un jeu, dans ce qu’il n’autorise pas ou apparemment pas, dans ses règles explicites jusque dans sa programmation. Les jeux vidéo encouragent les joueurs à penser des systèmes de façon globale et non en termes d'éléments isolés, de découpage de savoirs, de compétences séparées et ils développent selon certains une pensée en hypertexte (Gee, 2009). Les structures cognitives sont parallèles et non plus séquentielles. « Apprendre et juger les relations entre des systèmes de signes (images, mots, actions, symboles, artefacts, …) comme un système complexe est au cœur d’une expérience d’apprentissage » (Gee, 2003, p. 49). Appropriation  et  création  de  contenus     Parallèlement à ces recherches sur les processus d’apprentissages liés à l’activité vidéoludique, d’autres travaux portent plus particulièrement leur attention sur les pratiques des « fans » et sur les apprentissages que leurs passions impliquent. Autour des jeux vidéo, et tout particulièrement des jeux vidéo en ligne, se sont en effet développées depuis quelques années des pratiques sur Internet qui consistent à produire des images, des textes, des films, des programmes, des vidéos consacrés à un jeu vidéo. Franck Beau (2007) nomme craftware ce processus d’appropriation, de création et de prolongement du jeu. Certains joueurs fabriquent des logiciels de jeu qu’ils mettent en ligne sur leurs pages personnelles, écrivent sur leurs blogs des histoires rapportant leurs aventures dans les MMO, développent des vidéos qu'ils postent sur le site Youtube. Jouer  pour  apprendre  :  est-­‐ce  bien  sérieux  ?   7 CJLT/RCAT  No.  37(2)   Les créations produites sur Internet par des passionnés autour des jeux vidéo apparaissent à certains comme des espaces d'appropriation et de création de contenus culturels originaux, mais plus encore comme des moments d’apprentissage. Ces communautés virtuelles et ces pratiques culturelles amatrices occupent aujourd'hui un rôle important dans l'apprentissage de compétences « artistiques », mais aussi des new literacies : des compétences liées à la maîtrise des nouvelles technologies. Ainsi Joe Tobin (2004) constate-t-il qu’aussi bien au Japon qu’aux Etats-Unis l’informatique est peu (sinon mal, selon l’auteur) enseignée à l’école. La question est donc de savoir où est-ce qu’une partie de la « jeunesse » apprend. Il décrit ainsi le parcours d’un adolescent qui, passionné par un jeu, devient un expert en matière d’informatique en créant un site Internet et en programmant. L’auteur montre qu’en expérimentant seul, en « bidouillant », en échangeant des E-mail avec des amis, en posant des questions sur des forums, le jeune développe des savoirs et ce, en dehors « d’un dispositif formel d’apprentissage de type scolaire » (Tobin, 2004, p. 127). Si la notion d’éducation informelle est toujours complexe à définir, l’acquisition chez les jeunes de savoirs techniques par le biais du jeu vidéo et de l’Internet apparaît comme l’une des illustrations les plus convaincantes. Le  jeu  vidéo  comme  espace  d’expérimentations  identitaires   Enfin, une dernière relation entre jeu vidéo et éducation informelle est soulignée dans la littérature autour des notions d’expériences et de construction identitaire. Si les jeux vidéo peuvent apparaître comme des espaces de reproduction d’une domination masculine (Cassel & Jenkins, 1998), quelques chercheurs estiment au contraire qu’ils sont potentiellement des moments de ré-interrogation et d’exploration des genres, des cultures et des identités masculines et féminines … en somme des occasions d’expérimentation. Dans son analyse du personnage de Lara Croft, Helen Kennedy constate que les discours « sexistes » des joueurs masculins sur l’héroïne en tant qu’objet sexuel sont en fait une façon pour eux de marquer leur identité masculine, ébranlée lorsqu’ils ont joué au jeu vidéo « dans la peau de l’héroïne ». « Ce ré- encodage de Lara en objet sexuel est lié à une anxiété des joueurs masculins, c’est une sorte de déni, une façon de dire qu’il n’y a pas d’identification entre eux et l’héroïne féminine » (Kennedy, 2002  ). Selon elle, le jeu vidéo jouerait sur les sexes et réinterrogerait les genres au point de les rendre moins évidents que dans le monde social. Dans son analyse du titre les Sims, Mary Flanagan développe sensiblement la même hypothèse ; elle voit en effet dans cette pratique vidéoludique « un jeu sur les valeurs » et sur les genres, invitant les garçons à jouer à la poupée : « pour the Sims la conception de l’espace du jeu, ainsi que les actions et les objectifs qu’il prescrit, convergent vers une féminisation des joueurs » (2003, p. 187). Cette thèse du jeu vidéo comme « expérience identitaire » est plus développée encore dans le cas des MMORPG. Dans son étude du jeu Everquest, Taylor remarque que les joueurs et les joueuses de jeux de rôles en ligne expérimentent des « selfs ». Tout en constatant que les filles tendent à éviter les activités de combat au profit de la « dimension sociale et communautaire » du jeu, elle remarque cependant que c’est précisément cet intérêt pour le groupe et les interactions avec les joueurs qui amènent certaines à faire l’expérience des jeux masculins, à « jouer avec des garçons à des jeux de garçons et, comme des garçons, à y prendre du plaisir » (Taylor, 2003, p. 33). Déplorant avec Cassel et Jenkins la division sexuelle de la pratique vidéoludique, Taylor estime précisément que les MMORPG sont intéressants en ce qu’ils peuvent amener certaines joueuses à expérimenter des pratiques ludiques différentes. Les mondes virtuels lui apparaissent Jouer  pour  apprendre  :  est-­‐ce  bien  sérieux  ?   8 CJLT/RCAT  No.  37(2)   à elle comme à d’autres comme de possibles moments d’expérimentation des genres, des cultures et des identités (2003, p. 27). Plusieurs chercheurs insistent ainsi sur la notion d’expérimentation ou d’expérience virtuelle (Berry, 2009) que proposent les environnements électroniques. L’étude de Sefton-Green et Rebekah Willet sur un monde virtuel, Habbo Hotel, montre ainsi la façon dont des préadolescentes jouent avec leur identité, leur sexualité, leur âge et expérimentent différentes façons de parler et d’entrer en relation avec leurs pairs, notamment avec les garçons : elles élaborent des stratégies de communication pour les séduire, en « harcèlent certains en les poursuivant », « tentent des coups » et abordent certains tabous liés à la sexualité. A travers cette pratique numérique, « les filles se construisent une façon particulière "d’être une fille" et plus spécifiquement "une fille préadolescente", pas seulement par un comportement de flirt mais aussi par une façon de parler, d’exprimer leurs opinions et, dans une certaine mesure, d’établir une sorte de relation de pouvoir avec les garçons » (Sefton-Green & Willet, 2002, p. 71). Certaines se font passer pour des lesbiennes, des garçons se font passer pour des filles pour éprouver une identité sexuelle et genrée différente. Cette expérimentation apparaît aux auteurs « comme une sorte de jeu dans lequel les jeunes gens apprennent et construisent du sens avec les pratiques discursives portant sur le genre et la sexualité » (Sefton-Green & Willet, 2002, p. 71). Dans son étude sur les MUD, Amy Bruckman (1996) rapporte plusieurs cas de joueurs masculins incarnant des avatars féminins, surpris voire consternés par le traitement qu’ils recevaient de la part des autres joueurs lorsqu’ils se connectaient. Les jeux de rôles en ligne peuvent être l’occasion d’une certaine réflexivité, des moments où les joueurs éprouvent parfois leurs façons de penser, de classer et de diviser le monde social, comme une sorte d’expérimentation sociologique (Berry, 2009). Bruckman rapporte le cas d’un joueur, Peter, qui, s’interrogeant sur sa propre orientation sexuelle, déclarait que jouer un personnage féminin lui avait permis d’explorer sa dimension féminine et de comprendre des éléments de sa propre sexualité. « Sans maquillage ou vêtement particulier, le genre devient malléable et permet aux individus de faire l’expérience en participant plutôt que d’observer ce que cela fait que d’être dans le genre opposé » (Bruckman, 1996). Apprendre  en  jouant  ?   Qu’il s’agisse de jeux pensés pour le divertissement ou de jeux conçus pour l’éducation (Prensky, 2005), une façon commune de penser l’apprentissage traverse la littérature : le modèle de la transférabilité des savoirs. En effet, selon certains chercheurs, les compétences acquises par le jeu vidéo sont transférables vers d’autres domaines et ont un impact dans la vie réelle. « Les jeux vidéo enseignent aux enfants des stratégies et exigent un ensemble de compétences qu’ils utiliseront plus tard dans la vie ». (Negroponte, 1995, p. 229). Cette transférabilité des connaissances est une analyse que développent également Moisy et Mora à propos des joueurs de Counterstrike. Ils repèrent l’acquisition d’un ensemble de savoir-faire et de compétences sociales chez les joueurs autour du jeu : entraide, écoute des autres, apprentissage de la gestion des conflits au sein d’un même groupe. « Le jeu nourrit incontestablement des expériences coopératives que les joueurs peuvent réutiliser dans le quotidien » (Moisy & Mora, 2007, p. 146). Jouer  pour  apprendre  :  est-­‐ce  bien  sérieux  ?   9 CJLT/RCAT  No.  37(2)   Cependant, d’autres chercheurs sont beaucoup plus sceptiques quant à la transférabilité des savoirs. Dans leur étude sur le monde virtuel Habbo Hotel et sur les apprentissages à la sexualité par le biais de ce jeu, Sefton-Green et Willet soulignent la difficulté quant à la transférabilité des connaissances dans d’autres domaines : « il est bien sûr impossible de dire comment ou même si l’un des enfants observés a pu utiliser ces techniques informelles dans d’autres contextes » (2002, p. 74). On retrouve ici les difficultés évoquées plus haut sur l’analyse des relations entre jeu et éducation quant à la preuve des savoirs acquis et de leur transférabilité. En effet, peut-on dire que tous les joueurs apprennent quelque chose en jouant, sinon à jouer ? Peut-on réellement parler d’apprentissage dans une perspective scientifique ? Tout dépend... non pas des lieux, des acteurs ou des communautés, mais, en réalité, de la théorie et de la conception que l'on a de la notion d'apprentissage. En effet, si l'on pense que celui-ci se définit en termes d’acquisition de savoirs, de schèmes, de compétences, de stades dans le développement, repérables, évaluables, quantifiables, que l'apprentissage est transfert de connaissances et qu'il est, dans une perspective cognitiviste, un passage de connaissances déclaratives à des connaissances procédurales, on peut rester relativement sceptique sur les apprentissages dans ces loisirs numériques, ou du moins être confronté à des problèmes méthodologiques et scientifiques considérables pour les mettre en évidence. Dans le cas des jeux de rôles en ligne massivement multi-joueurs que nous avons étudiés, si l'on cherche par exemple à établir des analogies entre compétences dans le jeu et compétences dans d'autres domaines tels que le travail ou l’école, la transférabilité est souvent peu probante. On peut être leader d'une communauté virtuelle en manifestant des compétences de « management » et de « chef » et être dans le même temps un employé timide, parfaitement anonyme, mal payé, au plus bas de l'échelle sociale dans une entreprise, ou bien encore être un lycéen solitaire, effacé et se révéler dans le jeu un véritable « meneur de troupes ». Notre recherche sur le monde des joueurs de jeu de rôles en ligne révèle en effet autant d'« indicateurs » de transferts que de non- transferts, autant d'analogies que d'oppositions (Berry, 2009). Conclusion  :  pour  une  approche  située  de  l’apprentissage   Si l'on juge l'apprentissage des joueurs de jeu vidéo à l'aune de la forme scolaire (nature des apprentissages, évaluation, quantification de ce qu'il y a « dans la tête », transférabilité) nous n’aurons probablement que des déceptions, ou du moins des doutes sur la valeur scientifique des études qui en soulignent la dimension éducative. Comment penser alors cette relation entre pratique vidéoludique et apprentissage ? Doit-on l’abandonner ? Peut-être s’agit-il de penser différemment cette problématique en acceptant de remettre en cause, sur les traces des théoriciens de l’apprentissage situé, la notion de transfert des connaissances au profit d’une analyse de l’apprentissage en termes de participation à des pratiques sociales. En effet, face aux sciences cognitives et aux modèles théoriques qui souhaitent comprendre ce qui « se passe dans la tête des acteurs » s’oppose la notion d’apprentissage situé développée sous l’impulsion de psychologues interculturels comme Michael Cole, Barbara Rogoff et Jean Lave, particulièrement sensibles aux « ethno-sciences » (le plus souvent les mathématiques), c’est-à-dire au développement et à l’utilisation de savoirs et de procédures peu théorisés, incorporés et fabriqués par les acteurs dans des pratiques au quotidien. Jouer  pour  apprendre  :  est-­‐ce  bien  sérieux  ?   10

Description:
caractérise le jeu c'est sa dimension « improductive » (Caillois, 1958), . l'éducation mais pour le divertissement peut développer des situations
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