Agrippa d’Aubigné, Marguerite de Valois et le Divorce satyrique (paru dans Albineana, 7, 1997) On peut considérer à juste titre que le pamphlet intitulé le Divorce satyrique est à la base de la « légende noire » d’une des plus grandes princesses de la Renaissance : Marguerite de Valois1. On peut aussi considérer — c’est ce qu’ont fait nombre d’historiens et de critiques littéraires depuis deux cents ans — que derrière ce libelle anonyme d’une redoutable efficacité se cache un homme qui détestait cordialement la reine : Agrippa d’Aubigné. Or cette hypothèse, largement acceptée jusque dans les années cinquante du XXe siècle, est aujourd’hui non pas ouvertement contestée par les « ami-‐e-‐s d’Agrippa », mais pudiquement passée sous silence. Spécialiste de Marguerite de Valois, et non de l’auteur des Tragiques, je voudrais tenter dans cet article de faire le point sur ce sujet, d’autant que le renouvellement des études sur la dernière reine de Navarre ne peut que le relancer avec vigueur, et que chacun et chacune prend ici position en fonction d’études ou de commentaires qui auront bientôt tous plus de cinquante ans. L’étude croisée des écrits de Marguerite et d’Agrippa, et notamment des passages où s’évoque, se travestit, voire s’occulte leur relation, ne permet certes pas d’apporter sur cette énigme une réponse définitive, mais elle apporte néanmoins des lumières nécessaires à son élucidation. Mon souci, ce faisant, n’est que de relancer des recherches qui ne manquent d’intérêt ni pour la connaissance des deux écrivains ni pour l’histoire de la littérature politique de la Renaissance. De l’estime à l’hostilité : histoire d’une relation Agrippa d’Aubigné et Marguerite de Valois se sont rencontrés à la cour de France, vraisemblablement au cours de l’année 1573, lorsque le jeune rescapé du siège d’Orléans entra au service du roi de Navarre. Rencontrés est un bien grand mot : disons qu’il dut la voir de près, et qu’elle dut l’apercevoir. Jusqu’en 1575 en effet, il n’est guère dans l’intimité de son maître, et il ne fait pas non plus partie des poètes qui chantent la vie des grands ou leur prêtent la plume. En 1574, lorsque Marguerite se rapproche politiquement de son mari et de son frère d’Alençon en entrant dans la conspiration des Malcontents, d’Aubigné n’est encore qu’un lointain comparse. Les détails de la défense des princes lui échappent, et notamment le fait que c’est la reine qui écrivit le texte de la défense de Navarre, texte qu’il loue chaleureusement dans l’Histoire universelle — ce qu’il n’aurait certainement pas fait s’il avait su qui en était le véritable auteur2. Puis les tensions 1. Voir Eliane Viennot, Marguerite de Valois, histoire d’une femme, histoire d’un mythe, Paris, Payot, 1993. 2. « Le roi de Navarre à son audition ne travailla point à la negative des choses alleguees, mais […] se mit à justifier son désespoir par les maux qu’elle [Catherine] lui faisoit » (Histoire universelle…, Ed. A. Thierry, Genève, Droz, 1981-‐, vol. 4, p. 200). Le texte (Mémoire justificatif pour Henri de Bourbon), reproduit pour la première fois comme œuvre de la reine par Antoine Mongez (Histoire Éliane Viennot © Agrippa d’Aubigné, Marguerite de Valois et le Divorce satyrique grandissent entre les trois anciens alliés, notamment sous l’influence de Mme de Sauve, devenue simultanément, à l’initiative de Catherine, la maîtresse du roi de Navarre et celle du duc d’Alençon, rendant Marguerite inopérante comme ciment de leur alliance ; si bien que lorsque le Béarnais prépare son évasion de la Cour, au tournant de l’année 1575-‐1576, en étroite relation avec d’Aubigné cette fois, les deux époux ne se parlent quasiment plus depuis des mois, comme elle le rappelle dans ses Mémoires. C’est donc durant le premier séjour de Marguerite en Gascogne (automne 1578-‐hiver 1582) que les deux futurs mémorialistes ont eu l’occasion de se fréquenter, et vraisemblablement à partir de l’été 1579 seulement, lorsque Marguerite commença d’organiser à Nérac une véritable petite cour. D’Aubigné, reconnaissant visiblement les qualités de sa reine, lui fait alors une cour enthousiaste, dont témoigne une pièce en vers mesurés : « … Mais un astre cler reluit à l’obscur, / Soubs le lis la marguerite florist, / Aux forests je voy le ciprez entier, / Et revivre l’œil de la science : / D’une, tout a, tient, reçoit et reprend / Tant de feu, d’humeur, de vigeur, d’honneur… »3 Ainsi séduit-‐il sa souveraine, qui le distingue tout particulièrement des poètes qu’elle attire alors autour d’elle et de ceux qu’elle apprécie depuis longtemps : son Album de poésies — cahier où elle fait recopier ses pièces préférées — contient en effet quatre-‐vingt textes de lui, soit plus de la moitié de l’ensemble4. Nul doute que Marguerite ne se fit pas imposer ce choix, et qu’elle eut plaisir à faire travailler quelqu’un qui avait du talent. Nul doute que d’Aubigné ne travailla pas là à contrecœur, et qu’il fut même reconnaissant à sa souveraine de l’avoir ainsi reconnu comme le meilleur d’entre tous. Mais de cette collaboration active, et de cette bonne entente, et de cette estime réciproque, ni l’un ni l’autre ne souffleront mot. En revanche, le mémorialiste affirmera — ce qui, pour être énigmatique, n’en est pas moins faux — qu’à son arrivée dans le Sud-‐Ouest, « la Royne le receut en grande familiarité, esperant de luy ce qu’elle n’i trouvoit pas. »5 Il évoquera par contre plus explicitement les suites houleuses de cette relation, en relatant tout d’abord un épisode fâcheux intervenu dans les mois qui suivirent la signature du traité de Fleix par les souverains de Navarre et le duc d’Alençon (novembre 1580), alors que toute la cour s’était installée dans le château des Foix-‐Candalle, où Marguerite tomba amoureuse du grand écuyer de son frère. Là se produit, semble-‐t-‐il, entre la reine et son poète, un acte irréparable, sans doute motivé par cette capacité qu’eut toujours d’Aubigné à jouer les censeurs et à se mêler de ce qui ne le regardait pas. « Ayant esté découverte à Cadillac en ses privautez avec Champ-‐vallon, [elle] avoit estimé qu’Aubigné avoit donné cet advertissement ». La reine lui aurait alors reproché « que la guerre l’avoit rendu barbare, ou au moins sauvage » (Histoire universelle…, vol. 6, p. 142-‐ 143). Quiconque connaît un peu la reine de Navarre s’attend dès lors à ce qu’elle de la reine Marguerite de Valois, Paris, Ruault, 1777), est régulièrement publié à la suite des Mémoires de Marguerite depuis le début du XIXe siècle. 3. Œuvres complètes, Ed. Réaume et Caussade, Paris, Lemerre, 1873-‐1892, vol. 3, p. 295, trois strophes. 4. Droz, Eugénie, “La reine Marguerite de Navarre et la vie littéraire à la cour de Nérac, 1579-‐1582”, Bulletin de la société des bibliophiles de Guyenne 80 (juillet-‐déc. 1964) 77-‐120. L’Album est à la bibliothèque du protestantisme, cote 24627. Les pièces de d’Aubigné qui y figurent font pour la plupart partie du Printemps. 5. Sa Vie à ses enfans, Ed. Gilbert Schrenck, Paris, Nizet, 1986, p. 113. 2 Éliane Viennot © Agrippa d’Aubigné, Marguerite de Valois et le Divorce satyrique demande le limogeage immédiat de l’indiscret et qu’elle coupe les ponts avec lui. C’est ainsi qu’elle avait agi, quelques mois auparavant, avec Du Pin, c’est ainsi qu’elle allait agir quelques mois plus tard avec Pibrac, et encore quelques années après avec Choisnin — selon une attitude qu’elle devait un jour expliciter : « estimant me vanger assés de ceux qui m’offencent quand je les esloigne de mon service »6. Or selon le récit de l’historien, rien de tel n’intervint. Peu après lui avoir reproché d’être devenu « barbare », elle lui aurait demandé, avec forces flatteries, de prendre une initiative dangereuse, et cela dans le but de le déconsidérer — manœuvre qu’il aurait bien sûr habilement déjouée. Ce récit ne tient debout ni politiquement ni psychologiquement7, et nous avons toutes les raisons de croire que les bonnes relations de Marguerite et d’Agrippa s’arrêtèrent là tout net, par une demande de renvoi. C’est d’ailleurs ce que le texte « avoue » un peu plus loin, pour peu que l’on sache lire entre les lignes8. A en croire d’Aubigné, pourtant, c’est un an plus tard que se consomme la rupture entre lui et sa souveraine, alors qu’elle séjourne avec son mari à Saint-‐ Meixant, dans le Poitou, jusqu’où Catherine de Médicis s’est avancée : « elle qui depuis Libourne9 faisoit tousjours de mauvais traicts à Aubigné, l’ayant soupçonné d’une sfrisata faicte à Madame de Duras, ou au moins de l’avoir conseillée à Clermont-‐d’Amboise, fit joindre la Royne mere à sa demande, se jetta à genoux devant le Roy son mari, pour le prier que, pour l’amour d’elle il ne vist jamais Aubigné, ce qu’il luy promit » (Sa Vie…, p. 123). Cet affront, infligé à l’une des dames d’honneur préférées de Marguerite, est attesté avec beaucoup de précision par les frères Le Riche : dans la nuit du 27 mars 1582, Mme de Duras reçut une fiole pleine d’encre au visage, après qu’on eut éteint les flambeaux de ses valets. Les auteurs ne précisent toutefois ni qui en était l’auteur, ni même qui en fut 6. Lettre au président Séguier, Revue rétrospective…, p. 226-‐229. Elle devait se réconcilier avec Pibrac, celui-‐ci ayant profité des négociations relatives l’affront de 1583 pour rentrer en grâces. Cependant les deux lettres que nous possédons d’elle à son chancelier au moment où elle lui retira ses sceaux montrent de quel dédain elle était capable envers ceux qui l’avaient trompée. 7. La reine lui aurait demandé de convaincre le comte de Vimioso, connétable de Dom Antonio de Portugal (auquel Philippe II contestait militairement le droit de régner), de faire alliance avec les huguenots plutôt qu’avec son frère d’Alençon (ibid. p. 143-‐145)… On voit mal Marguerite s’adressant pour quoi que ce soit à d’Aubigné après ce qu’elle le soupçonnait d’avoir fait, et s’en être ouvertement plainte. On la voit encore plus mal prendre initiative favorisant les protestants et déservant son frère, dont le sort lui importait plus que tout. L’historien tentera plus loin d’accréditer ses dires par une invraisemblance encore plus grosse, en montrant Marguerite faisant — à lui ! — cette confidence à propos du duc d’Alençon : « Je tesmoignerai seulement ce que me dit la Roine de Navarre à Libourne à deux pas de lui : “le voyez-‐vous là, et tout ce qu’il brouille en Flandres et en Portugal ? Je sçai bien son but ; c’est de ruiner ceux qui se mettront entre ses mains. » (ibid., p. 251). 8. Dans la conclusion du chapitre, en effet, d’Aubigné évoque les décisions prises par le roi de Navarre à la fin des conférences, et décrit ainsi la reine : « [elle] ne faillit pas de faire une invective contre les froids serviteurs, conter qu’elle n’avoit rien oublié, pour esmouvoir ceux en qui il se fioit le plus à un bon service ». Apparemment, Marguerite parle à l’ensemble des serviteurs de son mari, les exhortant à bien le seconder dans la période qui s’ouvre. Mais ce passage est curieusement précédé d’une incidente sur les affaires de Portugal, et il est ainsi conclu : « Cela fut retenu comme il faloit d’un prince qui sçavoit autrement, et congnoissoit bien sa femme et son écuyer » (Histoire universelle…, vol. 6, p. 149). C’est bien de la demande de limogeage de ce dernier qu’il est question — qui ne fut pas accordée. 9. C’est-‐à-‐dire Cadillac. Les deux lieux sont distants de cinquante kilomètres, mais la Cour fit divers séjours à l’un et l’autre endroit durant ces mois-‐là. 3 Éliane Viennot © Agrippa d’Aubigné, Marguerite de Valois et le Divorce satyrique accusé10. Mais nous savons par une lettre de Marguerite qu’elle ne soupçonnait nullement l’écuyer d’être derrière l’attentat — ce qui ne signifie pas qu’il en était innocent. En effet, c’est bien Clermont d’Amboise lui-‐même, et non le futur mémorialiste, qu’elle cherchait encore à faire punir quelques semaines plus tard11. La description qu’il fait de la reine demandant à son époux de se débarrasser de lui ne peut donc se placer ici. La translocation — dont nous verrons plus loin le sens probable — se drape alors d’un nouveau mensonge. Pour expliquer l’attitude de Marguerite (qui n’a pourtant pas besoin de l’être, puisque l’affront en est une suffisante et qu’en outre d’Aubigné s’est cru obligé de rappeler, en introduction de cette narration, qu’elle lui en voulait « depuis Libourne »), il affirme : « Elle avoit sur le cœur quelques bons mots, entre autres cestuici : la Mareschalle de Retz avoit donné à Entragues un cœur de Diamant ; la Royne en ostant Entragues à la Mareschalle avoit eu aussi le cœur de diamant pour en triompher, et comme Aubigné maintenoit la Mareschalle contre la Royne, elle replicqua trop souvant, Mais j’ai le cœur de diamant. Ouy, dit le bon compagnon, il n’y a que le sang des boucs qui y puisse graver. » (Sa Vie…, p. 123) L’histoire, une fois encore, ne tient pas debout12, et son énonciation devant la reine est bien invraisemblable : le « bon mot » n’est que poudre aux yeux destiné à masquer les manquements à la vérité du récit. Il est clair en tout cas que, dès cette époque, les ponts sont coupés entre la reine et son ancien poète, ce qui nous est confirmé par Marguerite elle-‐même. A l’automne 1583 en effet, peu après un affront beaucoup plus célèbre (auquel est à nouveau liée Mme de Duras, mais qui touche cette fois la souveraine de plein fouet, et qui lui a été infligé par Henri III en personne13), d’Aubigné est envoyé à la Cour par son maître pour tenter de trouver une réparation, au même titre que, avant lui, Duplessis-‐Mornay, et, après lui, Clervant, Yolet et à nouveau Duplessis-‐Mornay. 10. Journal de Guillaume et de Michel Le Riche…, Genève, Slatkine Reprints, 1971, p. 361-‐362. 11. « Je ne trouverai jamais nul artifice ni nulle menterie pour telle qu’elle soit estrange de [la part de] Clermont, écrivait-‐elle à son mari début mai, et n’ay jamais pensé qu’il s’arrestast en si beau chemin, et que s’il avoit desir de nous mettre mal ensemble à l’heure qu’il avoit occasion de vous estre obligé, qu’à cette heure que nous sommes offensés de luy il ne doublast et sa mauvaise volonté et ses mauvais effects [actions]. C’est pourquoy, quand j’ay su qu’il disoit que vous luy aviez faict dire qu’il ne se souciast de ce que je faisois contre luy et que vous ne l’abandonniez, je ne l’ay pas cru… » (Revue Rétrospective 1 [1838], p. 99). Clermont d’Amboise était le frère de Bussy, l’ancien amant de Marguerite ; comme son père, il était protestant. 12. L’Estoile mentionne un libelle datant de l’extrême fin de l’année 1581, selon lequel la maréchale, liée depuis longtemps à Charles de Balzac d’Entragues, vient de lui donner des pierreries — qu’elle a eu la désagréable surprise de retrouver sur le cardinal de Guise (Mémoires-‐Journaux, Ed. Brunet, Champollion…, Paris, Alphonse Lemerre, 1875-‐96, vol. 2, p. 42-‐43). Il est impossible que Marguerite ait « ôté Entragues à la Mareschalle » en 1581 ou 1582, puisqu’elle était à Nérac (et amoureuse de Champvallon, de surcroît). Entragues récupèrera d’ailleurs son cœur de diamant sur le cadavre de Guise, en 1588 (voir la relation de Miron, dans L’Estoile, Journal de Henri III, Ed. Lengley du Fresnoy, Paris/La Haye, Gaudoin, 1744, vol. 3, p. 492). 13. Marguerite repartant en Gascogne en compagnie de Mme de Duras et de Mme de Béthune, dont Henri III demandait depuis des mois qu’elle se séparât, fut arrêtée en chemin, sa litière fouillée, ses deux dames ramenées prisonnières à Paris. Le roi de Navarre profita de la bévue du roi de France pour négocier le retour de sa femme, et n’accepta de la reprendre auprès de lui que contre le maintien dans le camp protestant de plusieurs places fortes qui devaient être rendues à la Couronne selon les accords de la Conférence de Nérac. Voir Viennot, Marguerite de Valois…, p. 151-‐ 157. 4 Éliane Viennot © Agrippa d’Aubigné, Marguerite de Valois et le Divorce satyrique Cette ambassade, dont l’existence a parfois été mise en doute14, est attestée par la seule lettre de Marguerite où il soit question de l’écuyer. Vers la mi-‐novembre en effet, alors qu’elle perd patience, à Coutras, en attendant la fin du long bras de fer entre les deux rois, le maréchal de Matignon l’avertit — mais ce n’est qu’une rumeur — que le protestant Bernard Morlas, fils bâtard du Président de Sallettes, va également être envoyé en France pour négocier ce différend. Aussitôt elle s’insurge auprès de Bellièvre, le négociateur officiel de la Couronne : « Se Salestes, qui va la, est un omme comme Obigni, qui avoit esté nouri pour estre ministre, et despuis s’est mis aux afaires »15. Et dans sa réponse à Matignon, elle précise (toujours à propos de Morlas) : « c’est un mauvez homme. Il n’est pas iantillomme. Il avoit esté nori o colege de Beart pour estre ministre et despuis il s’est mis aux afferes. Si c’etoit [pour] quelque chose de bon, l’on ne l’anploiroit pas »16. Ces quelques lignes en disent long sur l’opinion que Marguerite avait alors de son ancien protégé. Le retour de la reine à Nérac, après la conclusion de cette négociation peu reluisante pour le roi de Navarre et ses conseillers17, est l’occasion pour le mémorialiste de faire une dernière allusion à ses relations avec Marguerite. « La Royne de Navarre estant retournée à son mari, écrit-‐il, se reconsilia avec tous, horsmis avec Aubigné ; et toutes fois, luy appelé en un conseil, pour faire mourir ceste Royne, rompit par ses remonstrances une telle action, de quoy son maistre le remercia. » (Sa Vie…, p. 288) Tout cela paraît bien improbable. Durant la petite année que dura le second séjour à Nérac de Marguerite (13 avril 1584-‐19 mars 1585), elle ne dut voir son époux (et sa suite) qu’une seule fois durant trois semaines de suite, au moment des retrouvailles. Le roi de Navarre décampa ensuite pour Pau et Hagetmau, où résidait Corisande, tandis que Marguerite s’enfonçait dans le deuil de son frère (juin) puis dans l’opposition à recevoir le duc d’Épernon (juillet-‐août), et enfin dans la solitude (à Encausse, puis à Nérac). Dans ces conditions, on voit mal qu’elle ait pu se réconcilier avec qui que ce soit — d’autant qu’elle n’était véritablement fâchée avec personne, « hormis Aubigné ». Quant à la tentative d’empoisonnement, elle n’est sans doute pas inventée de toutes pièces, puisque Marguerite elle-‐même y fit allusion en quittant Nérac, disant qu’elle se réfugiait à Agen pour sa sécurité. Si toutefois la chose a un fondement (ce qui n’est pas avéré), l’initiative ne peut en revenir qu’à la comtesse de Guiche — seule à pouvoir profiter de la mort de la reine. L’on comprend mieux, alors, vu qu’il la haïssait, pourquoi d’Aubigné s’y serait opposé, et surtout pourquoi il la rapporte. 14. Car d’Aubigné n’en relate que l’éclat qu’elle fut pour lui l’occasion de faire devant le roi de France (Histoire universelle…, vol. 6, p. 153, et autre récit très proche dans la Confession catholique du sieur de Sancy, Ed. Weber, Paris, Gallimard, 1969, p. 651). Pour la discussion sur l’ambassade, voir Armand Garnier, “Un Scandale princier au XVIe siècle, 1583”, Revue du XVIe Siècle 1 (1913), p. 185. Les historiens ont fini par admettre, dans l’ensemble, qu’elle avait eu lieu le 10 octobre 1583. 15. Tamizey de Larroque, Annales du Midi 9 (1897), p. 158. 16. Richard Cooper, « Marguerite de Valois en Gascogne : lettres inédites », in Actes du colloque Marguerite de France, reine de Navarre et son temps (Agen 11-‐13 oct. 1991), Agen, Centre Matteo Bandello, 1994, p. 113. Les deux lettres sont du même jour. 17. Durant tout le séjour de Marguerite à la cour de France, en effet, elle n’avait cessé de défendre les intérêts de son mari (voir Jacqueline Boucher, « Le double concept du mariage de Marguerite de France, propos et comportement » in Actes du colloque…, p. 89 et suiv.). 5 Éliane Viennot © Agrippa d’Aubigné, Marguerite de Valois et le Divorce satyrique Dits et non-dits de l’écriture : histoire d’un malentendu ? Ce bref rappel des textes permettant de reconstruire la relation Marguerite-‐ Agrippa, telle qu’elle se noua puis se dénoua entre les années 1578-‐1585, n’épuise pas le sujet de leur rapport dans, ou devant l’histoire. Car si la reine, au-‐delà de l’unique mention que nous avons vue, devait observer un silence absolu quant à son ancien poète, celui-‐ci allait au contraire lui réserver quelques-‐unes de ses flèches les plus venimeuses dans plusieurs de ses écrits, et œuvrer ainsi fortement à l’édification de sa détestable réputation. C’est en effet la méchanceté et la haine — quand ce n’est pas la calomnie pure et simple — qui caractérisent tous les passages où d’Aubigné évoque la reine. Mais c’est aussi, à y regarder de plus près, d’autres traits marquants : tout d’abord la rareté de ces passages, alors qu’il l’avait fréquentée longtemps et qu’en tant que personnage historique elle n’était guère restée dans l’ombre ; c’est ensuite le choix des épisodes évoqués, où le dérisoire et le nuisible sont seuls retenus, et où le positif est délibérément passé sous silence ; c’est encore la récurrence de ces épisodes, puisque presque chacun est traité deux fois, voire davantage, dans différents écrits ; et c’est enfin le désir, parfois masqué, parfois franchement affiché, de parler d’elle le moins possible, de la faire disparaître du monde qu’il reconstruit par l’écriture. C’est très certainement dans le Sancy que la volonté de silence sur la reine est le mieux maîtrisée. A peine deux petits mots sur elle, lorsqu’est évoquée l’entrevue houleuse qu’Aubigné eut avec Henri III à propos de l’affront fait à « sa sœur » (p. 651). Mais on trouve mentionné un peu plus loin, pour la première fois, l’épisode de l’attentat contre Duras, accompagné d’un autre « bon mot » (sur Corisande cette fois, et cette fois destiné à choquer Bellièvre) que profère « un huguenot » qui ressemble comme deux gouttes d’eau à d’Aubigné : « Le bon homme fut estonné [par la remarque sur la comtesse], mais il le fut bien davantage quand il sçeut la sfrizade de Sainct Messant sur la jouë de Madame de Duras » (p. 653). Impossible de comprendre, à lire le pamphlet, de quoi parle son auteur à mots couverts. Ce qui est clair toutefois, c’est qu’en faisant ce parallèle entre l’insolence émise sur le compte de Corisande et la « sfrizade » infligée à Duras, d’Aubigné revendique déjà, comme il le fera plus clairement dans ses Mémoires, cet acte dont personne n’a su, à l’époque, qu’il était l’initiateur. Ce qui est clair également, c’est que l’objet véritable du parallèle avec la comtesse de Guiche n’est pas Duras mais bien Marguerite, d’autant que la conversation avec Bellièvre eut lieu « au Mont-‐de-‐ Marsan », c’est-‐à-‐dire lors d’une des conférences destinées à régler le différend sur la « reprise » de la reine par son époux, au cours de l’hiver 1583-‐1584. Dans le Sancy comme à Saint-‐Meixant, sur le papier comme sur le terrain, Duras n’est là qu’un paravent. C’est la reine que d’Aubigné associe, dans sa haine et sa volonté d’humiliation, à la maîtresse de son roi, cette « garce en quartier » ; c’est elle qui est la cible du « bon mot » des Mémoires, comme Corisande est la cible de celui du pamphlet. Contrairement à cette dernière, cependant, son nom n’est pas prononcé : la reine est ici le « trou noir » du texte. Même silence sur le nom dans les Tragiques, mais l’ombre de la souveraine plane davantage sur l’œuvre. A plusieurs reprises en effet, elle est dissimulée dans le pluriel « les princesses » (Princes, v. 698, 999 et 1011, Fers, v. 857). Dans chacune de ces évocations, c’est la débauche qui est stigmatisée, à quoi s’ajoute, dans les deux premières, le renversement des valeurs sociales (les princesses 6 Éliane Viennot © Agrippa d’Aubigné, Marguerite de Valois et le Divorce satyrique s’accouplent avec des inférieurs), et, dans la dernière, la couardise18. En deux autres occurrences, Marguerite est désignée par des périphrases emblématiques, pourrait-‐on dire, de l’attitude de l’auteur à son égard. Elle est « une Roine masquée » (Princes, v. 1031) faisant tuer l’enfant adultérin qu’elle portait19. Et elle est aussi — mais le substantif ne dénote même plus un être humain — le « lieu » où ses trois frères « ont à l’envi porté / La premiere moisson de leur lubricité » (Princes, v. 937-‐938) ; nouveau « trou noir » textuel, qui en hypostasie un autre. L’Histoire universelle ne fait pas une place plus grande et plus objective à Marguerite. Si les mentions sont plus nombreuses, c’est simplement que l’œuvre est plus longue, et toutes lui sont hostiles : elle est dépeinte comme une femme « artificieuse », luxurieuse, avide de vengeance, un « esprit impatient », versatile, que d’Aubigné charge des plus graves accusations. Ainsi la rend-‐il responsable de la brève trahison du duc d’Alençon pendant la sixième guerre de religion (1577) alors que seuls les immenses avantages accordés à celui-‐ci par la Couronne à la Paix de Beaulieu (dite bien à propos « Paix de Monsieur ») pour le dissocier de ses alliés huguenots expliquent ce revirement, et que tout le monde savait que la reine, opposée à l’engagement de son frère dans les troupes royales, fit tout pour le détourner du guêpier français — jusqu’à vendre ses bijoux afin d’aider à financer sa campagne de Flandre. Ainsi l’accuse-‐t-‐il, durant son premier séjour à Nérac, d’avoir tout d’abord semé la division entre Navarre et la Couronne, puis « fait rouiller les armes » des huguenots, et enfin de les avoir poussés à la reprise des hostilités au printemps 1580 — le tout en quelques pages, et semé de « serments prëtés à la verité ». Quant au divorce, elle ne l’a, d’après lui, fait traîner en longueur que par vanité, n’acceptant pas d’être supplantée par une inférieure, ce qui n’est qu’en partie vrai (le Pape ayant été le principal opposant à l’idée d’un mariage avec Gabrielle), et ce dont toute la France raisonnable devait la féliciter. C’est bien la calomnie qui caractérise ces diverses mentions — qui se trouvent de plus réduites à une seule entrée dans l’index de l’édition princeps…20 Écrit après la mort de Marguerite, le Faeneste ne contient quant à lui que quelques vers que les critiques rattachent traditionnellement à elle, dans lesquels la débauche est cette fois liée à la ferveur religieuse — caractéristique de la reine à la fin de sa vie : « Commune qui te communies / Ainsi qu’en amours en hostie /[…] / Toi qui ne t’es peu souler d’hommes, / Te penses-‐tu crever de Dieux ? » Quoique l’attaque puisse aisément viser d’autres femmes, la phrase qui l’introduit semble signer l’allusion, si on la rapproche des « stratégies d’évitement » observées 18. Durant la nuit de la Saint-‐Barthélemy, « Les princesses s’en vont de leurs licts, de leurs chambres / D’horreur, non de pitié, pour ne toucher aux membres / Sanglans et detranchés… » Ces lignes font allusion à l’irruption dans la chambre de Marguerite du vicomte de Léran, huguenot blessé, qu’elle fit soigner et sauva, comme elle le raconte dans ses Mémoires. En contradiction avec ses sources (Goulart — voir Jean-‐Raymond Fanlo, « Meurtrière Vénus », in Actes du colloque…, p. 181 — et de Thou), qui rapportent l’épisode comme la reine, d’Aubigné donne dans l’Histoire universelle une version qui ne contient pas l’accusation de débauche entre Léran et Marguerite (Fers, v. 860) mais gomme le rôle de celle-‐ci dans l’affaire : « Le vicomte de Leran, après les premiers coups, se relève et se va jetter sur le lict de la roine de Navarre. Les femmes de chambre le sauvèrent » (vol. 3, p. 338-‐339). Ses deux versions sont donc différentes, mais toutes deux mensongères et calomniatrices. 19. Rappelons que les contemporains parlèrent d’accouchement (ambassadeur anglais) ou d’avortement (L’Estoile). La chose n’est pas prouvée (voir discussion Viennot, Marguerite de Valois…, p. 151). 20. Remarque faite par Jean-‐Raymond Fanlo, art. cité, p. 191, note 51. 7 Éliane Viennot © Agrippa d’Aubigné, Marguerite de Valois et le Divorce satyrique ailleurs : « cette là est d’une Dame que je ne voudrois pas qu’elle fut nommee pour dix mille pistoles. »21 Dans Sa vie à ses enfants, enfin, d’Aubigné revenant sur les traces de son passé n’évoquera que bien peu souvent Marguerite, mais il ne se privera ni d’allusions perfides (en 1576, « [Roquelaure] entretint le Roy de bonnes fortunes de la Cour, et sur tout des Princesses, où il n’espargnoit pas la Royne de Navarre » -‐ p. 93) ni de mensonges (comme on l’a vu à propos de l’accueil de la reine à Nérac, ou de sa réaction à l’affront infligé à Mme de Duras). Ces quelques mentions sont toutes de caractère privé. Les accusations politiques ont disparu de l’autobiographie, et d’Aubigné revient même sur l’origine de la guerre de 1580, en donnant une autre version où la responsabilité de la reine n’est pas évoquée — sans pour autant la laver des accusations antérieurement formulées22. Par contre, il se laisse aller à développer quelques motifs nettement destinés à se mettre en valeur, comme l’improbable « conseil » où il aurait seul défendu la vie de la reine, ou encore comme le « bon mot » sur le cœur de diamant. Signalons en outre, inséré dans les Poésies diverses, un quatrain épigrammatique qui pourrait bien se rapporter à la reine : « De Margot les feux assouvis / Ont mis icy quatorze corps / Qu’elle a rendus tout roides morts, / Ne pensant roidir que les vis »23. Serait-‐ce un éloge satirique tendant à faire pendant au concert de textes dithyrambiques qui fleurirent durant les dernières années de la vie de la souveraine ? Du côté de Marguerite, c’est le silence qui mérite réflexion. D’Aubigné n’était pas le seul serviteur de son époux à lui avoir gravement déplu, et dont elle eût (vainement) demandé le renvoi à son mari. Elle évoque notamment dans ses Mémoires le cas du seigneur Du Pin qui, à la Pentecôte 1579, avait fait arrêter quelques bourgeois catholiques venus dans la chapelle du château de Pau assister avec elle à la messe, puis s’était insolemment interposé entre elle et son mari durant leur « explication ». Pourquoi, alors, le texte se tait-‐il en ce qui concerne la « surprise de Cadillac » ? Écartons l’idée qui vient en premier : la mémorialiste l’aurait passée sous silence pour ne pas avoir à évoquer Champvallon. A plusieurs reprises déjà, elle avait mentionné des affaires de cœur avérées ou non (avec Guise, Entragues et Bussy) et dénoncées par le favori d’Henri III, Du Guast ; la reine avait prestement tourné la difficulté en niant les faits, comme l’exigeait le code de 21. Avantures du baron de Faeneste, Ed. Weber, Paris, Gallimard, 1986, p. 764. 22. « Le Roy de Navarre, écrit-‐il pour expliquer le nom de ‘guerre des amoureux’ donné aux échauffourées du printemps 1580, voulant resoudre une guerre sur le terme de la reddition des places, n’appela à ceste deliberation que le Viconte de Turaine, Favas, Constants et luy [Aubigné] » (Sa Vie…, p. 220). 23. Œuvres complètes…, vol. 4, p. 379, pièce LV. Il se pourrait également que le sonnet VII (« Je ne veux plus trahir… », p. 332) fasse allusion à elle et soit postérieur à 1581, bien que d’Aubigné l’ait classé parmi les poèmes écrits à la demande de Du Guast lors d’un festin, soit avant septembre 1575, date de la mort de ce dernier. La volonté qui y est affichée de tourner le dos au statut de courtisan, et désormais de « n’adorer jamais les Roys et les Princesses » ne correspond en effet ni aux préoccupations de Du Guast, ni à celles de d’Aubigné à cette date, ni à la description fournie par Brantôme de la joute littéraire en question (Recueil des Dames, poésies et tombeaux, Ed. Vaucheret, Paris, Gallimard, 1991, p. 308-‐309). On comprend bien, en revanche, pourquoi le poète l’aurait rétroactivement antidaté. Le dernier vers du sonnet (« Comme un chameleon que je vive de vent ») est par ailleurs repris presque tel quel dans le début des Princes (v. 236), qui semble étroitement lié à la mémoire de Marguerite (voir note suivante). 8 Éliane Viennot © Agrippa d’Aubigné, Marguerite de Valois et le Divorce satyrique l’honneur, et en se dépeignant comme la victime d’une machination. Elle aurait pu en faire autant. Si la différence de traitement ne s’explique donc pas par la situation, tout à fait semblable, elle pourrait par contre s’expliquer par la différence de statut accordé au délateur. Car Du Guast était âme damnée de son frère, l’ombre malfaisante de cet alter ego dont il l’avait séparée — une sorte d’ennemi personnel dont elle fait, dans ses Mémoires, l’esprit du Mal incarné, et qu’elle désigne, jusqu’au-‐delà de sa mort, comme le véritable responsable de tous ses malheurs. Ce statut, Marguerite n’était certainement pas prête à l’accorder à un homme de peu d’importance et de petite naissance comme d’Aubigné. Mieux valait donc sans doute, à ses yeux, taire la dénonciation que d’avoir à se dépeindre accusée de galanterie par un tel personnage, et devoir à son propos faire œuvre de justification. La « vengeance par l’éloignement », très certainement exécutée sur l’heure comme nous l’avons vu, fut donc reconduite plus de dix ans plus tard, Marguerite restant fidèle à cette ligne de conduite en effaçant dans ses Mémoires jusqu’au souvenir de l’homme méprisable qu’elle avait fait l’erreur d’admirer comme poète. Ce mépris, dont on voit l’ampleur dans la lettre de novembre 1583, venant d’une souveraine qui avait reconnu sa valeur et qu’il avait chantée, ne serait-‐il pas à l’origine de la formidable rancune de d’Aubigné, et de cette volonté de destruction-‐annihilation qui est à l’œuvre dans ses écrits ? Intellectuellement, en effet, il ne pouvait qu’admirer cette femme érudite et mécène ; le souci qu’elle avait eu, à Nérac, de faire de la cour du roi de Navarre un foyer culturel et un lieu de promotion du néoplatonisme, il l’avait partagé et il y avait travaillé. Politiquement, il ne pouvait guère lui en vouloir : si l’on excepte l’épisode agenais de 1585, puis les premières années passées en Auvergne, elle avait toujours pris le parti de son époux, et elle avait longtemps « servi ses affaires ». Du point de vue religieux, elle avait toujours été tolérante, à Agen même elle n’avait pas fait persécuter les huguenots, et elle n’était aucunement responsable de l’abjuration de son mari. Moralement, elle n’était certes pas un modèle de vertu, mais Gabrielle d’Estrées non plus, que l’on sache, et d’Aubigné l’a toujours épargnée ; il était par ailleurs bien placé pour savoir que son maître était le premier fautif sur ce chapitre. Enfin, la reine n’était pour rien dans la dégradation des relations entre le roi et lui, processus qui à l’en croire commença en 1576 à une époque où Marguerite n’était pas là (Sa vie, p. 97), qui se poursuivit à travers divers épisodes auxquels elle était étrangère, et se consomma au moment de l’abjuration, alors qu’elle était en exil. La haine de d’Aubigné pour la reine de Navarre n’est donc pas le produit d’une lente maturation liée à l’approfondissement d’une réflexion sur le rôle objectif qu’elle joua dans l’histoire de son pays et de son parti. Il est la conséquence d’un renversement violent de situation, d’une chute brutale du statut de poète respecté à celui de domestique méprisé. Blessure insurmontable, insurmontée, qui renvoie vraisemblablement à d’autres blessures, et notamment à l’« abandon » parental, tant bien que mal colmaté par la fuite dans la culture : alors qu’il avait trouvé une nouvelle figure tutélaire le reconnaissant pour sa culture même, et le faisant accéder au rang de poète reconnu, il est renvoyé à l’abandon, au mépris, au néant. L’impossibilité, pour d’Aubigné, de dire — de revivre — cette chute brutale de la faveur, est très certainement ce qui motive, comme nous l’avons montré, le report dans le temps de la réaction de Marguerite, la fuite dans 9 Éliane Viennot © Agrippa d’Aubigné, Marguerite de Valois et le Divorce satyrique l’affabulation mensongère sur la tentative de vengeance, et la mise en scène fantasmatique de cette femme lui demandant humblement son avis, s’appuyant sur son « expérience et fidélité »… au mépris de toute vraisemblance. On est donc en droit de penser qu’en dehors de l’« accident » de 1581, du brutal congé qui dut suivre, et de l’insupportable prise de conscience qu’il n’avait jamais rien été d’autre pour sa souveraine qu’un petit domestique sachant rimer, rien de destinait Marguerite à jouer dans l’œuvre de d’Aubigné ce rôle de pure représentante des Valois débauchés et sanguinaires — qu’il n’est qu’en apparence seulement comparable à celui qu’y tiennent ses frères et sa mère. En effet, bien des traits que nous avons observés en ce qui la concerne lui sont propres, notamment le tabou sur le nom, la rareté des mentions du personnage, et la violence, la haine, la volonté de dénigrement avec laquelle celles-‐ci émergent d’un désir de silence par ailleurs déclaré. On peut même se demander si la « blessure » de 1581 ne fut pas centrale dans le « retournement » de d’Aubigné à l’égard des Valois — dont on sait qu’il n’est nullement consécutif à la Saint-‐Barthélemy, comme il cherche à le faire croire24. En revanche, une fois les ponts coupés entre elle et lui, il devenait possible de clouer toute la famille royale au pilori et d’en faire la quintessence de ces grands abandonnés au mal, tandis que souffrent les justes et les petits. Il était loisible, également, de taire des épisodes qui fussent entrer en contradiction avec la double démonstration à l’œuvre dans tous les écrits : la grandeur des protestants en général (mise à mal par l’intolérance dont la reine fut victime à Pau en 1579, par la reprise des hostilités en 1580, par l’odieux marchandage de 1583) et la propre pureté de d’Aubigné (qui fit tout de même sa « cour » aux Valois pendant plusieurs années avant de les vomir par l’écriture). Et il était délectable, sans doute, de laisser s’exprimer à son égard des haines et des fantasmes venus de plus loin, pour s’agréger là, comme en un point de fixation autorisant leur expression : misogynie exacerbée, fantasme de la mère meurtrière, union des notions de sexe, d’ordure et de mort…25 24. Pourraient en témoigner quelques-‐uns des premiers vers des Princes : « Vous qui avez donné ce subject à ma plume, / Vous-‐mesmes qui avez porté sur mon enclume / Ce foudre rougissant aceré de fureur, / Lisez-‐le : vous aurez horreur de vostre horreur ! » (v. 9-‐12) Ce vous ne s’adresse-‐t-‐il pas en priorité à Marguerite ? La suite semble le confirmer : « La honte se perdit, vostre cœur fut taché / de la pasle impudence, en aimant le peché » (v. 15-‐16) Les passés simples désignent une action singulière déterminant un « avant » et un « après », qui pourrait bien se rapporter à la « découverte » de 1581, et qui ne s’applique à aucun autre des « princes » vilipendés. Les deux vers suivants (« Car vous donnez tel lustre à vos noires ordures / Qu’en fascinant vos yeux elles vous semblent pures. ») peuvent quant à eux être rapprochés de la notation fielleuse de l’Histoire universelle : « Elle apprit au roi son mari qu’un cavalier estoit sans âme quand il estoit sans amour, et l’exercice qu’elle en faisoit n’estoit nullement caché, voulant par là que la publique profession sentist quelque vertu et que le secret fut la marque du vice » (vol. 5, p. 359). L’une des conclusions du passage des Princes (« L’ennemi mourra donc, puisque la peur est morte », v. 49) pourrait enfin figurer une véritable déclaration de guerre spécifiquement adressée à la reine : qui d’autre qu’elle (ou du moins le respect qu’il avait pour elle) pouvait jusque là l’empêcher d’écrire contre les Valois ? Il n’est pas jusqu’à la première attaque en règle des Princes, contre les « flatteurs » (v. 103 et suiv.), qui ne ramène à Marguerite, puisqu’on peut sans peine reconnaître Pibrac parmi ces « conseillers d’Etat » (v. 122) qui « nomme[nt] bel exemple une tragique horreur, / le massacre justice, un zele la fureur » (v. 139-‐140, cf. v. 726 et suiv.) Voir également le Sancy…, p. 650. 25. Voir les analyses de Fanlo, art. cité, p. 187-‐192. 10
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