vinciane Pirenne-Delforge Épithètes cultuelles et interprétation philosophique. À propos d'Aphrodite Ourania et Pandemos à Athènes In: L'antiquité classique, Tome 57, 1988. pp. 142-157. Résumé Aphrodite est considérée tantôt comme fille de Zeus et de Dionè, tantôt comme enfant du seul Ouranos. Partant de ces traditions mythiques divergentes, Platon place dans le discours d'un des protagonistes du Banquet une réflexion moralisante sur la dualité de la déesse : Ourania est la divinité céleste, tandis que Pandemos relève d'une conception vulgaire de l'amour. Cette démonstration théorique, à la postérité considérable, ne résiste ni à l'examen des cultes effectifs de la déesse à Athènes ni à l'étude des témoignages parallèles, comme celui de Xénophon. Citer ce document / Cite this document : Pirenne-Delforge vinciane. Épithètes cultuelles et interprétation philosophique. À propos d'Aphrodite Ourania et Pandemos à Athènes. In: L'antiquité classique, Tome 57, 1988. pp. 142-157. doi : 10.3406/antiq.1988.2232 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/antiq_0770-2817_1988_num_57_1_2232 ÉPITHETES CULTUELLES ET INTERPRÉTATION PHILOSOPHIQUE. À PROPOS D'APHRODITE OURANIA ET PANDEMOS À ATHÈNES La divinité, en Grèce classique, se voit attribuer presque autant d'épi- thètes que d'attributs différents, mais, au-delà de cette multiplication, elle conserve, le plus souvent, son identité \ Dès lors, comment ne pas s'étonner de trouver, pour la déesse Aphrodite, l'affirmation répétée d'un partage strict de ses fonctions entre deux épithetes prétendument Une tradition tenace, dont nous allons étudier l'origine et l'évolution, a consacré le caractère antithétique des deux épithetes Ourania et lorsqu'elles qualifient Aphrodite. Mais il y a lieu de se demander si cette opposition n'est pas purement spéculative et si elle conserve toute sa pertinence quand elle est confrontée à ce que nous pouvons des cultes effectifs 2. 1. Les origines Les premières attestations de la dualité d'Aphrodite se trouvent dans le Banquet de Platon et dans le Banquet de Xénophon, qui semble en être la réplique 3. Dans l'uvre de Platon, c'est Pausanias, pédéraste notoire, qui distingue deux Aphrodite, justifiant ainsi l'existence d'un Éros double, N.B. : les abréviations des titres des revues sont celles de L'Année Philologique. 1 J. Rudhardt, Notions fondamentales et actes constitutifs du culte dans la Grèce classique, Genève, 1958, p. 97. 2 L. R. Farnell [ The Cults of the Greek States, II (Oxford, 1896), pp. 660-664] avait déjà posé la question de la légitimité d'une telle distinction. Nous nous proposons de développer ici la perspective énoncée dans le chapitre qu'il consacre à Aphrodite et qui reste ce qu'il y a de plus complet sur le sujet, même si certains points de vue sont dépassés. 3 Platon, Banquet, 180d-182a ; Xénophon, Banquet, 8, 9-10. Cf. R. Flacelière, À propos du Banquet de Xénophon, dans REG, 74 (1961), pp. 97-100. ÉPITHETES CULTUELLES ET INTERPRÉTATION PHILOSOPHIQUE 1 43 inséparable de la dualité de sa mère4. Voici ce qu'il rapporte à ses convives : Il y en a une (Aphrodite), la plus ancienne je crois bien, qui, sans avoir eu de mère, est fille d'Ouranos, celle que nous surnommons précisément Ourania ; et la plus jeune, fille de Zeus et de Dionè, que nous appelons, elle, Pandemos 5. Dès lors, l'amour n'est plus le dieu univoque présenté par Phèdre dans le discours précédent 6. L'Éros lié à Aphrodite Pandemos s'adresse plus au corps qu'à l'âme ; il est, comme sa mère, populaire, vulgaire. Il pousse les hommes de basse espèce vers les femmes et les jeunes garçons, affirmant ainsi son rapport avec l'intempérance de la jeune déesse, fille de Zeus et de Dionè 7. Ourania, par contre, ne possède rien de féminin, c'est-à-dire de corrompu, dans le principe de sa génération 8 et suscite l'amour désintéressé pour des jeunes gens qui ont dépassé le stade de l'enfance. Le but de Pausanias est clair. Il s'agit de justifier la pratique de l'amour entre érastes et éromènes au nom de la vertu et de la morale, puisque ce n'est pas la relation pédérastique en soi qui est condamnable, mais les intentions douteuses qui y président parfois 9. Dans le Banquet de Xénophon, Socrate en personne prend la parole pour traiter de l'amour, Éros, «cette grande divinité, égale en âge aux dieux éternels, tout en étant la plus jeune d'aspect, maîtrisant tout l'univers 4 II existe diverses généalogies d'Éros .· cf. A. Hermary, art. Eros, dans Lexicon iconographicum mythologtae classicae, III, 1 (1986), p. 850. La conception de la dualité d'Éros est antérieure à Platon : F. Lasserre, La figure d'Éros dans la poésie grecque, Lausanne, 1946, pp. 95-103. 5 Platon, Banquet, 1 80d-e (trad, d'après L. Robin) : ? µ?? ?? p?? p?esß?t??a ?a? ?µ?t?? ???a??? ????t??, ?? d? ?a? ???a??a? ?p???µ???µe? · ? de ?e?t??a ???? ?a? ??????, ?? d? ???d?µ?? ?a???µe?. 6 Platon, Banquet, 178a- 180b. 7 Deux générations séparent Zeus et Ouranos, les «pères respectifs». 8 Cf. Hésiode, Théogonie, 190-206 : Aphrodite est née de l'écume émergeant du sexe d'Ouranos tranché par Cronos et tombé dans la mer. 9 Platon, Banquet, 181a : «... ce n'est pas pour tout amour qu'on dira : 'il est beau, il est digne qu'on en célèbre les louanges', mais pour celui-là seul de qui est belle l'impulsion à aimer» (trad. L. Robin). Sur la pédérastie dans l'antiquité, voir KL J. Dover, Greek Homosexuality, Harvard Univ. Press, 1978 ; F. Buffière, Éros adolescent. La pédérastie dans la Grèce antique, Paris, 1980; J. Mazel, Les métamorphoses d'Éros. L'amour dans la Grèce antique. Paris, 1984, pp. 133-170. 144 V. PIRENNE-DELFORGE par sa puissance, mais établie dans le cur des hommes» 10. Et il en vient tout naturellement à poser le problème d'Aphrodite : Existe-t-il une seule Aphrodite ou bien deux, Ourania et Pandemos, je ne sais, car Zeus, qui paraît toujours le même, possède de nombreux noms. Ce que je sais, pourtant, c'est que, pour chacune des deux séparément, il existe des autels et des temples, et aussi des rites qui, pour la Pandemos, sont pleins de relâchement, tandis qu'ils sont plus purs pour Ourania. On peut conjecturer que la Pandemos nous fait aimer les corps, Ourania l'âme, l'amitié et les belles actions n. À présent, comparons sommairement les données principales des textes. Dans celui de Platon, le discours supporté par des arguments mythologiques attribue à Pandemos l'amour hétérosexuel, ainsi que le penchant reprehensible pour les tout jeunes garçons. Ourania, quant à elle, préside à l'amour masculin dans sa forme la plus désintéressée. Chez Xénophon, la césure instaurée par Socrate entre les deux épithetes est plus nette ; Aphrodite Pandemos suscite en nous le désir des corps alors que Ourania nous insuffle l'amour de l'âme, que ce soit celle de l'homme ou celle de la femme. En ce qui concerne la dualité de la déesse, il est important de souligner la prudence que Xénophon attribue aux propos de Socrate, qui dit ne pas savoir {??? ??da) s'il y a deux déesses. Le philosophe semble ennuyé, et l'exemple de Zeus, unique malgré la pluralité de ses noms, illustre son hésitation en la justifiant. Il poursuit malgré tout en invoquant une certitude {??da) basée sur le rituel ; nous y reviendrons. Cette tradition, que l'on qualifiera de «philosophique» pour faire bref, utilise donc la mythologie et les rites en vue d'étayer une réflexion morale. Cette spéculation érudite ne semble cependant pas être la seule origine possible de la conception d'une Aphrodite double. La cité d'Athènes connaît, en effet, un culte d'Aphrodite Pandemos situé sur le flanc sud-ouest de l'Acropole et dont la fondation est, entre autres, attribuée à 1101 XIbeindo, ph8,o n9,- 1B0a n(tqruaedt,, d8',a p1r è(ts raFd. . OFl.l iOerll)i e: rE). i µ?? ?d? µ?a est?? '?f??d?t? ? d?tta?, ???a??a te ?a? ???d?µ??, ??? ??da· ?a? ?a? ?e?? ? a?t?? d???? e??a? p????? ep???µ?a? ??e? · dt? ?e µ??t?? ????? ??at??a ß?µ?? te ?a? ?a?? e?s? ?a? ??s?a? t? µ?? ?a?d?µf ?ad??????te?a?, t? de ???a??a ????te?a?, ??da. ????sa?? d' a? ?a? t??? ???ta? t?? µe? ?a?d?µ?? t?? s?µ?t?? ep?peµpe??, t?? d ' ???a??a? t?? ????? te ?a? t?? f???a? ?a? t?? ?a??? ?????. ÉPITHETES CULTUELLES ET INTERPRÉTATION PHILOSOPHIQUE 1 45 Solon 12. Le contexte de cet établissement est assez particulier. L'archonte athénien aurait voulu remédier aux inconvénients que procurait à la cité la fougue d'une jeunesse difficilement maîtrisable. Il aurait pour ce faire établi des esclaves féminines dans des maisons spécialisées et, avec l'argent amassé par les tenancières, aurait institué le culte d'Aphrodite Pandemos. Nicandre de Colophon, l'auteur cité par Athénée comme source de son information, vivait au 11e siècle avant J.-C. et, deux siècles avant lui, Philemon avait déjà parlé de la fondation des maisons closes par Solon sans lui attacher celle du culte 13. 11 semble bien qu'une telle tradition peut être rapprochée de la d'Aphrodite Pandemos que l'on trouve dans le discours athénien du rv6 siècle. Reste à savoir, et l'on ne peut que poser la question, si la tradition populaire est antérieure ou non à l'interprétation du Banquet. Quoi qu'il en soit, la conception philosophique et le récit de Nicandre appartiennent à une veine similaire, soit que l'un ait influencé l'autre, soit que les deux traditions aient, chacune indépendamment 14, contribué à l'élaboration du partage des fonctions de la déesse et au succès littéraire qui en a découlé. 2. La postérité Avant d'étudier les cultes tels qu'ils étaient pratiqués à Athènes, il convient de s'interroger sur la postérité, d'un tel partage pour en saisir toutes les implications. On retrouve, en effet, la marque très nette des deux traditions évoquées ci-dessus. L'interprétation populaire qui érige en patronne des hétaïres a par la même occasion consacré Ourania comme protectrice des unions légales. Par exemple, au 111e siècle avant J.-C, une épigramme de Théocrite, censée se trouver sur une statue 12 Nicandre de Colophon, cité par Athénée, Banquet des Sophistes, XIII, 569d-e et par Harpocration, s.v. ???d?µ?? '?f??d?t?-, Eustathe, Commentaire à l'Iliade, 1185. Pour la localisation, voir L. Beschi, Contributi di topografía ateniese, dans ASAA, 45-46 (1967-1968), pp. 517-528 ; G. Dontas, The True Aglaurion, dans Hesperia, 52 (1983), pp. 48-63. 13 Philemon, frg. 4 Kock (CAF, II, p. 479) = frg. 4 Edmonds (The Fragments of Attic Comedy, IIIA, p. 6), cité par Athénée, XIII, 569d. Sur une hypothétique localisation des maisons closes, voir l'article de C. N. Edmonson, The Leokoreion in Athens, dans Mnemosyne, 17 (1964), pp. 375-378. 14 M. le professeur A. Motte me signale cependant qu'il serait étonnant que Platon, bon connaisseur des cultes et des traditions religieuses athéniennes, n'ait pas exploité la version populaire, si elle existait précédemment. 146 v. pirenne-delforge d'Aphrodite, précise que «cette Aphrodite n'est pas Pandemos» et d'invoquer la déesse en l'appelant Ourania. «Elle a été consacrée par la chaste Chrysogone dans la demeure d'Amphiclès, le père de ses enfants, le compagnon de sa vie» 15. Cette distinction entre l'amour conjugal et les relations illicites se retrouve dans Y Interprétation des songes d'Artémidore d'Ephèse, au 11e siècle de notre ère. D'après lui, un rêve mettant en scène Aphrodite Pandemos est bon pour les courtisanes, mais prédit honte et blâme à la ménagère et aux futurs époux. Aphrodite Ourania est, pour sa part, «favorable aux mariages, aux relations sociales et à la naissance des enfants. Elle est, en effet, la cause des unions et des descendances. Elle est également favorable aux paysans, car elle est considérée comme nature et mère de l'univers» 16. D'autre part, les Banquet(s) du rv6 siècle ont consacré la division entre l'amour désincarné suscité par Aphrodite Ourania et celui des sens insufflé par Pandemos. Divers exemples, liés directement ou de façon plus détournée à la tradition platonicienne, illustrent cette perspective qui est attestée jusqu'aux époques les plus basses. Ainsi Lucien de Samosate distingue, par l'intermédiaire de personnages dialoguant sur l'amour, l'Éros ouranien, divinité vénérable, de l'autre Éros, insensé et puéril. Le premier permet de goûter la volupté mêlée à la vertu, tandis que le second fait du désir de la femme son principal souci 17. Cet Éros double (d?p???? ?e?? ? "????) n'est pas ici associé à sa mère, mais la réflexion s'inscrit manifestement dans la tradition imaginée par Platon lorsque nous la différence entre plaisir sans mesure {t?? ????ast?? ?d????) et tendresse modérée {t?? s?f?????sa? e????a?) accordés par des Éros d'âge différent 18. Par ailleurs, le scholiaste d'une autre uvre de Lucien définit l'épithète Pandemos comme une qualification «de l'Aphrodite honteuse» 19. Dans le cadre du culte, il arrive parfois que des statues d'Aphrodite Pandemos et d'Ourania coexistent à l'intérieur d'un même temple. 15 Théocrite, Épigrammes, 13 (= Anth. Pal., VI, 340) (trad, d'après Ph.-E. Legrand) : ? ??p??? ?? ???d?µ??. ???s?e? t?? ?e?? e?p?? ???a??a? ... 16 Artémidore, Interprétation des songes, ?, 37 : µ???sta d? a?a?? p??? ??µ??? ?a? ???????a? ?a? p??? t????? ????? · s??d?asµ?? ?a? ?a? ep?????? ?st?? a?t?a, a?a?? d? ?a? ?e?????? · f?s?? ?a? ?a? µ?t?? t?? '???? e??a? ?e??µ?sta?. 17 Lucien, Amours, 37. 18 Rappelons que le facteur d'âge se trouvait déjà chez Platon (Banquet, 180d-e). 19 Scholie à Lucien, Pseudologiste, 1 1 : t?? a?s???? '?f??d?t??. ÉPITHÈTES CULTUELLES ET INTERPRÉTATION PHILOSOPHIQUE 1 47 Pausanias nous a conservé, dans sa Périégèse, le souvenir d'une telle cohabitation. Pour Élis et Megalopolis d'Arcadie où le cas est attesté 20, il n'émet aucun jugement sur la valeur respective des épithètes, mais, à Thebes, devant les statues élevées par Harmonie, il distingue Ourania qui préside «à l'amour pur, libre du désir des corps» et Pandemos, celle qui favorise «les relations sexuelles» 21. À l'intérieur d'une postérité plus philosophique, les exemples 22. Un des plus éclairants est tiré des discours d'Himérios (IVe siècle après J.-C.) dont des extraits sont conservés dans la Bibliothèque de Photios. On y retrouve un écho de l'amour pédérastique : Aphrodite Pandemos n'a rien de commun avec Ourania. La première, en effet, engendre les amours vulgaires et dont la nature n'est pas épurée, mais l'autre, ses enfants sont en or et d'or leurs traits, et les cibles que frappent ces traits sont des âmes jeunes et intactes 23. Force est donc de constater que les deux interprétations se sont perpétuées, sans manquer de se rejoindre parfois 24. Aujourd'hui encore, on retrouve des appréciations du même type que celles de l'Antiquité. Par exemple, dans l'édition des épigrammes de Y Anthologie Palatine dans la Collection des Universités de France, P. Waltz estime que l'épigramme de Dioscoride (me s. av. J.-C.) par laquelle une hétaïre consacre un éventail 20 Paus., VI, 25, 1 ; VIII, 32, 2. 21 Paus., IX, 16, 3-4 : εθετο ôè rfj 'Αφροδίτη τάς επωνυμίας ή Αρμονία, την μεν Ούρανίαν επί ερωτι καθαρώ και άπηλλαγμένω πόθου σωμάτων, Πανδημον δε επί ταΐς μίξεσι. 22 Jean le Lydien, De mensibus, IV, 64 : il reprend simplement la tradition — Plutarque, Moralia, 764b : il parle des deux amours connus des Égyptiens : τον τε πανδημον και τον ούράνιον — Cornutus, Theologiae Graecae Compendium, 24 : καλείται (ή Αφροδίτη) δ ' ουρανιά τε και πάνδημος και πόντια δια το και εν οϋρανω και εν γή και εν θαλάτττ] την δύναμιν αυτής θεωρεϊσθαι ·. l'association effectuée entre Pandemos et la terre repose sans doute sur le pouvoir procréateur qui caractérise la sphère féminine à laquelle appartiennent Pandemos et Gê. Voir à ce propos un autre passage de Platon {Banquet, 190b) ; Julien (Imp.), Convivium (Caesares), 311a, et l'explication que J. F. Gilliam donne du passage [Titus in Julian's Caesares, dans AJPh, 83 (1967), pp. 203-208]. 23 Photios, Bibliothèque, 372b (trad, d'après R. Henry) : Πανδήμω 'Αφροδίτη προς την Ούρανίαν ουδέν κοινόν. Ή μεν γαρ βέβηλους και ου καθαρούς την φύσιν γεννά τους ερωτάς · τ# δε χρυσοί μεν οι παίδες, χρυσά δε τα τούτων και βέλη, σκοποί δέ αύτοϊς ψυχαί νεοτελεϊς και ακήρατοι. 24 Hêliodore, Éthiopiques, Ι, 19, 7. Cf. Ε. Feuillátre, Études sur les Éthiopiques d'Héliodore, Paris, 1966, p. 149. 148 V. PIRENNE-DELFORGE à Ourania «comme dîme des gains de son lit» n'est qu'une «effronterie de fille légère» 25. Il existe, parallèlement, des indices fournis par le culte invitant à considérer une autre conception de la divinité. 3. Ourania et Pandemos à Athènes Si nous envisageons le cas d'Athènes, c'est pour deux raisons En premier lieu, la cité a accueilli la réflexion philosophique dont nous sommes partis. Or les textes font référence à des données cultuelles qui, même si elles ne possèdent qu'une valeur d'exemple, se rattachaient peut-être à une réalité locale. Ensuite, les cultes d'Aphrodite sont bien attestés à Athènes ; la déesse est έφ ' Ίππολντφ, «auprès d'Hippolyte», sur le flanc sud de l'Acropole 26, tandis qu'elle est associée à Éros au flanc nord et semble porter l'épithète èv κήποις, dans des jardins 27. La même dénomination se retrouve dans le sanctuaire qui lui est consacré au bord de l'Ilissos 28. Ces certitudes mises à part, il existe d'autres épithètes dont la réalité paraît moins affirmée. Aphrodite est ψίθυρος chez certains lexicographes qui l'associent à Éros et à Hermès du même nom 29. Elle est peut-être βλαύτη, «déesse à la sandale», en contre-bas du bastion d'Athéna Nikè, près des Propylées 30. On connaît également une έπιτραγία, sans savoir si elle fait l'objet d'un culte indépendant 31. Enfin, elle est 'Εταίρα, «courtisane», ce qui nous retiendra plus longue- 25 P. Waltz, Anthologie Palatine, épigrammes votives, VI, n° 290, Paris, 1931 (Coll. des Universités de France), p. 145, n. 1. Dans l'édition de A. S. F. Gow et D. L. Page (Hellenistic Epigrams, I, Cambridge, 1965, p. 245), le commentaire est beaucoup plus mesuré, d'autant que d'autres épigrammes reflètent l'existence de telles dédicaces (Anth. Pal, VI, 206, 207) qui donnent à penser que notre hétaïre espère trouver un mari ! 26 Euripide, Hippolyte, 29-33 ; Asclépiade de Tragilos, 12 F 28 J. ; Diodore, IV, 62, 2 ; Tzetzès, schol. à Lycophron, Alexandra, 1329 ; LG., I2, 324, 1. 69 ; 310, 1. 280. 27 Paus., I, 27, 3. Cf. O. Broneer, Eros and Aphrodite on the Athenian Slope of the Acropolis in Athens, dans Hesperia, 1 (1932), pp. 31-55 ; dans Hesperia, 2 (1933), pp.2 83P29au-4s.1,7 I,; 149 ,( 129 ;3 P5l)i,n ep,p .H i1s0to9i-r1e8 8n.a turelle, XXXVI, 16 ; Lucien, Portraits, 4 et 6 ; L.G, II2, 324, 1. 85. 29 Harpocration, Photios, Souda, s.v. Ψιθυριστής 'Ερμής-, Photios, s.v. 'Αφροδίτη ψίθυρος-, Anécdota Graeca, p. 317, 11 Bekker. 30 LG., II2, 5185. Voir à ce propos mon article Aspects orientaux du culte dAphrodite à Athènes, dans Studia Phoenicia, 5 (1987), pp. 153-155. 31 LG., II2, 5115, 5148. ÉPITHÈTES CULTUELLES ET INTERPRÉTATION PHILOSOPHIQUE 1 49 ment dans la suite 32. Un tel passage en revue, obligatoirement bref, montre déjà combien la division en deux entités est arbitraire. a) Ourania La déesse des philosophes, fille d'Ouranos, préside à l'amour «pur» qui, selon une autre tradition, sera confondu avec l'amour légal. Prenons donc à témoin deux textes pour montrer que cette affirmation ne s'accorde pas nécessairement aux données du culte. Le premier nous est déjà connu puisqu'il s'agit de l'épigramme de Dioscoride où une hétaïre consacre un éventail à Ourania 33. Le second est extrait des Dialogues des Courtisanes de Lucien où une hétaïre athénienne parle d'offrir une génisse à Ourania et une chèvre à Pandemos 34. Elle adresse donc autant ses prières à l'une qu'à l'autre, même si les offrandes ne sont pas d'égale valeur 35. ce genre de littérature doit être utilisé prudemment. Les buts poursuivis, tant par l'épigramme que par les Dialogues, ne permettent pas d'en déduire un constat religieux ou cultuel pur et simple. Cependant, pour que la satire soit efficace, les hétaïres présentées doivent avoir correspondu à une réalité. Et il semble qu'Ourania a pu aider les dans la quête d'un mari 36, ce qui ne la confine pas nécessairement dans la sphère des «honnêtes femmes». Signalons enfin que le .seul culte d'Aphrodite auquel étaient soi-disant associées des hiérodules en Grèce est celui d'Ourania à Corinthe 37. 'Α33φ335423ροHCLNδfuÉoί.cS tτiYosηeuncnςpms', r aaoΙD,εus ρi, na όpl.sν oa.v sg2.s 5uΆa.egθ' Εsήeτ ναdlηaeίσs ριs ανcCςh.o ouΙlrεiteρi όsqaνnu ie τscη, oςm7 ,' mΑ1φe. ρnοtδe ίcτeηtς exΆtθrήaiνt ηeσt ινs',in Pschroitti odsa,n ss .vl.a 'tΕrτaαdiίtρioαnς d'opposition entre Ourania et Pandemos : ... αίγα δε Tjj Πανδήμω δια το τον ζώου σννουσιαστικόν τε και προς τα αφροδίσια ακρατές, δάμαλιν δέ τη Ουρανία δια το αωφρονεστερον και δη υπό ζυγόν άγεται το ζωον και ούκ αφετον, δ την νόμιμον τον γάμου νπαινίττεται συζυγίαν ·. «Une chèvre à la Pandemos à cause des vertus de l'animal et aussi de son intempérance sexuelle, une génisse à Ourania à cause de sa plus grande modération et parce que cet animal se déplace sous le joug et ne peut paître librement, ce qui fait allusion à l'union habituelle dans le mariage». 36 Cf. supra, n. 25. 37 Pindare, frg. 122 Bergk. Cf. L. R. Farnell, o.l, p. 668. - La réalité de la prostitution sacrée à Corinthe est sérieusement mise en doute par H. D. Saffrey, Aphrodite à Corinthe. Réflexions sur une idée reçue, dans RBi, 92 (1985), pp. 359-374. Quoi qu'il en soit, les prostituées, sacrées ou profanes, étaient directement liées au nom de la déesse de l'Acrocorinthe. 150 V. PIRENNE-DELFORGE Un autre exemple peut être intégré à la démonstration, mais il est plus hypothétique. Des lexicographes nous ont conservé le souvenir d'une déesse Hétaïra honorée par les Athéniens 38. Apollodore d'Athènes, qui pourrait être la source des auteurs précédents, affirme que «Hetaira est l'Aphrodite qui rassemble les amis et les amies 39» et Clément critique, quelques siècles plus tard, les Athéniens qui offrent des sacrifices à Aphrodite Hetaira40. Étant donné que cette Courtisane divinisée n'est pas attestée qu'à Athènes 41, on peut légitimement supposer que l'épithète recouvrait une réalité autre que littéraire ou apologétique. Sans aller jusqu'à prétendre qu'Hétaira est un nom de culte d'Aphrodite à Athènes, il est possible de le rapprocher d'un culte tout à fait officiel dans la cité. Athènes connaissait deux cultes d'Aphrodite Ourania, un sur l'agora 42, et un autre, un peu particulier, dans le même témenos qu'Aphrodite èv κήποις au bord de l'Ilissos 43. Le caractère végétal de la déesse en ce lieu semble suffisamment mis en évidence par l'épithète pour que l'on n'ait pas à s'appesantir sur la question. Or des courtisanes athéniennes qui l'armée de Périclès pendant la guerre samienne de 440/439 ont fondé, à Samos, un culte d'Aphrodite èv ελει ou èv καλάμοις*4. Il est évident que la réalité physique de l'endroit a déterminé l'attribution d'une telle épithète, tout comme les bords de l'Ilissos ont marqué l'Aphrodite qui y est honorée. Il est dès lors tentant de reconnaître dans le culte èv ελει ou èv καλάμοις une exportation adaptée du culte èv κήποις de la cité natale des hétaïres. Si l'on accepte l'hypothèse, il devient possible d'étu- 3389 CAfp. oslulpordao, rne., 3224. 4 F 112 J., cité par Athénée, XIII, 573a ·. Έταίραν ôè την Άφρο- δίτην την τους εταίρους και τάς εταίρας οννάγουσαν. 40 Clément d'Alexandrie, Protreptique, Π, 39, 2. 41 Hetaira à Éphèse : Eualcès, 418 F 2 J., cité par Athénée, XIII, 573a ; sanctuaires d'Hétaira partout en Grèce : Philétaire, frg. 8 Kock (CAF, II, p. 232) = frg. 5 Edmonds (o./., II, p. 22), cité par Athénée, XIII, 572d. 42 Paus., I, 14, 7. Pour la localisation, voir T. L. Shear, dans Hesperia, 53 (1984), pp. 24-40. 43 Paus., I, 19, 2 : un pilier hermaïque à tête féminine où il est indiqué qu'«Aphrodite Ourania est la plus âgée de celles que l'on appelle les Moires». — Sur cette forme particulière de représentation, voir mon article /./., dans Studia Phoenicia, 5 (1987). 44 Alexis de Samos, 539 F 1 J., cité par Athénée, XIII, 572 f. L'hypothèse qui suit avait déjà été émise par W. H. Engel, Kypros, II ( 1 84 1 ), p. 378, et fut reprise par H. Metzger, Un lébès gamikos à figures rouges du Musée National d'Athènes, dans BCH, 66-67 (1942-1943), p. 243, pour interpréter le groupe de danseuses représenté sur le vase en question.
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