Éléments pour une définition de la ” ville ” préislamique en Arabie du sud Jérémie Schiettecatte To cite this version: Jérémie Schiettecatte. Éléments pour une définition de la ” ville ” préislamique en Arabie du sud. Arabia, 2004, 2, pp.123-142. halshs-00581243 HAL Id: halshs-00581243 https://shs.hal.science/halshs-00581243 Submitted on 30 Mar 2011 HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires abroad, or from public or private research centers. publics ou privés. É « » LÉMENTS POUR UNE DÉFINITION DE LA VILLE A S PRÉISLAMIQUE EN RABIE DU UD Jérémie Schiettecatte Le sociologue français Marcel Roncayolo (1997 : 28 ; 33) a défini la ville comme une « forme autorisant des contenus variables », ce qui ne permet pas « d’instituer d’emblée la ville comme un acteur social autonome, hors du temps et de la société qui la porte ». Si l’on applique ce principe comme point de départ à l’analyse de la ville en Arabie du Sud pour la période préislamique1, deux problématiques émergent. D’une part la détermination des « contenus variables » que comprend la ville sudarabique, autrement dit les spécificités des sites d’habitat dans le cadre géographique et chronologique étudié. D’autre part, et préalablement à cette détermination, point en filigrane une problématique fondamentale qui est la définition de l’existence d’un phénomène urbain au sens propre du terme, dans cette région. Peut-on parler de « villes » en Arabie du Sud ? Cette question, insolite de prime abord, est légitimée par un débat régulièrement soulevé autour de l’acceptation du terme « ville » pour qualifier les établissements sudarabiques2. Notre objectif sera donc double. Il s’agit d’abord de montrer que des villes au sens propre du terme, existaient en Arabie du Sud préislamique. En corollaire de ce premier point, nous préciserons les caractéristiques d’une urbanité sudarabique afin de déterminer la nature de ces villes. Abordant point par point chacun des critères habituellement utilisés pour définir la ville (superficie, population et fonctions), nous verrons dans quelle mesure ces critères peuvent légitimer l’emploi du terme « ville » pour qualifier les sites d’habitat de l’Arabie du Sud préislamique. L’observation du « contenu » - pour reprendre le vocable employé par M. Roncayolo - des implantations humaines, de leur singularité, sera ensuite effectuée à travers l’approche de la culture urbaine. 1. Définir une ville sudarabique par des critères quantitatifs… Les critères administratifs actuellement employés pour qualifier une ville sont numériques : la taille de l’espace occupé par une population agglomérée et la population occupant cet espace. Ces critères sont-ils exploitables pour établir la présence de villes en Arabie du Sud ? Pour répondre à cette question, une première étape consiste à réunir des données chiffrées, une seconde étape passe par la prise en compte des réserves qui s’imposent à l’analyse de ces résultats. 1 Nous entendons par Arabie du Sud préislamique l’espace géographique qui inclut le ‘Asîr saoudien, le Yémen et le Ẓafâr omanais, du début du premier millénaire avant notre ère à l’avènement de l’Islam. 2 J.-F. Breton fait une brève historiographie de la question dans une relecture critique d’un ouvrage de synthèse ayant omis de traiter des villes sudarabiques : Im Land der Königin von Saba’. Kunstschätze aus dem antiken Jemen, W. Daum, W.W. Müller, N. Nebes et W. Raunig (eds.), Munich, Staatliches Museum für Völkerkunde München, 2000 (J.-F. Breton 2000 : 9-11). Y sont notamment mentionnés A.F.L. Beeston qui, en 1971, refusait le statut de ville aux sites de Hajar Kuḥlân (l’ancienne Tamna‘), Shabwa ou Naqab al-Hajar (l’ancienne Mayfa‘at) ou encore Ch. Robin qui limitait en 1995 l’importance que l’on peut attribuer aux sites du Jawf. L’obtention de données chiffrées : apport de la paléodémographie Aucun recensement, aucune source écrite, ne nous fournit de données démographiques en Arabie du Sud avant l’Islam. L’examen bibliographique met en évidence la rareté des données surfaciques et des études paléodémographiques sur l’Arabie méridionale. G. Van Beek figure parmi les rares chercheurs à s’être livré à cet exercice (G. Van Beek 1982). Ces études sont, dans notre cas de figure, les seules pouvant nous procurer des données chiffrées. A l’instar de G. Van Beek, nous nous sommes donc livré à des tentatives de paléodémographie afin de tester le potentiel d’une définition qui se baserait sur des critères démographiques (Table 1). Dans son étude, G. Van Beek a estimé la densité d’occupation sur le tell de Ma’rib à 57 structures habitées par hectare, d’après une photo aérienne datée de 1971. Dans une étude similaire des densités d’habitat, notre choix s’est porté sur les sites de Shabwa, Najrân et Ḥinû az-Zurayr, sites dont les structures de l’occupation finale sont encore visibles et publiées. Les données résultantes sont éparses : 20 maisons par hectare à Shabwa, 36 à Najrân, et de 51 à 65 à Ḥinû az-Zurayr selon qu’est pris en considération l’espace intra- ou extra-muros. En dépit de ces résultats diffus, les calculs mènent à une moyenne d’environ 46 structures habitées par hectare. Cette moyenne est établie avec des sites présentant un certain nombre de similitudes : ils sont fortifiés et se situent dans un environnement similaire (débouché de wâdî ou plaine cultivable). Cette moyenne peut ainsi prétendre à être appliquée à quelques espaces intra-muros de sites implantés dans un environnement semblable (Table 2). À l’aide de ces résultats et sur la base de dix à quinze habitants par maison3, des données démographiques peuvent être avancées, avec les limites tacites qu’elles impliquent (Table 2). Une interprétation limitée Les données surfaciques utilisées pour l’obtention de ces densités, autant que les résultats, impliquent, dans le cadre de notre étude, un certain nombre de réserves. L’exploitation des données surfaciques, élément de départ dans une étude paléo- démographique, comprend trois limites majeures. La première réside dans la difficulté à déterminer les limites physiques de la ville, du moins de ce que M. Weber (1982 : 17) nomme la « localité ». Si le cadre environnemental d’un site peut limiter l’extension de ce dernier et faciliter l’obtention de sa superficie, comme l’illustre le site d’al-Mi’sâl, il en est d’autres pour lesquels la surface est difficile à calculer. Les sites fortifiés ne font pas exception à la règle en comportant fréquemment des quartiers d’habitat extra-muros (Ḥinû az-Zurayr par exemple). Les données surfaciques publiées ne sont pas toujours explicites : s’agit-il de l’espace intra-muros ? De l’espace occupé par l’habitat aggloméré ? De la totalité de l’espace habité y compris une périphérie comportant un habitat épars ? 3 Du fait des incertitudes posées par ce chiffre, nous préférons garder une certaine marge dans l’établissement du nombre d’habitants par structure. Cette estimation se fonde sur le fait que ces habitations devaient abriter des familles élargies, phénomène encore largement attesté aujourd’hui dans ces mêmes régions, et dans un certain nombre de cas, quelques domestiques. Ensuite, les chiffres surfaciques obtenus pour un site correspondent à un état de ce site. Il est pratiquement impossible d’obtenir une évaluation chiffrée de l’évolution du site. De ce fait, les comparaisons sont rendues malaisées puisque seuls les chiffres correspondant à des états contemporains peuvent être confrontés. Enfin, si la nature de l’architecture sudarabique s’avère parfois lisible en surface, en particulier l’architecture en pierre, les vestiges en briques crues ne sont pas toujours aussi aisément repérables et par conséquent exclus de nombre d’estimations surfaciques. Ce problème entraîne une sous-estimation de la taille de certains habitats lorsque le premier type de matériau voisinent avec le second, comme à Shabwa ou Ḥinû az-Zurayr par exemple. Les résultats démographiques obtenus, nuancés par le problème de la détermination de la surface habitée et par la nécessité d’estimer une densité moyenne de l’habitat, souffrent au demeurant d’un autre problème majeur. Nous ne pouvons en effet définir le seuil de population au-delà duquel nous sommes en droit de parler de ville. Ceci souligne la principale faiblesse d’une telle analyse : l’absence de clefs interprétatives des chiffres démographiques. Les résultats démographiques obtenus sont donc discutables4 et malaisés à interpréter. Néanmoins, s’ils ne peuvent être utilisés en tant que données démographiques brutes pour ces raisons, ils constituent la première étape d’une analyse de la hiérarchie des sites et fournissent un aperçu des ordres de grandeur de ces populations. Définir la ville sudarabique par sa population : l’étude du périmètre irrigué permet- elle de contourner les contraintes ? Lorsque la superficie du site est difficilement calculable, l’estimation de la taille du périmètre irrigué peut être une solution de substitution pour caractériser la densité d’une population. Ce substitut implique de poser comme postulat une étendue du périmètre irrigué qui serait fonction de la demande alimentaire de la population locale et donc de la taille de cette population et de l’habitat dans lequel elle est établie. Un tel postulat implique plusieurs données factuelles : d’une part, la majorité de la production était destinée à la population locale ; d’autre part, celle-ci ne nécessitait pas (ou très peu) d’importations vivrières. Le premier point doit être relativisé par le fait que des populations nomades, dont l’importance ne peut être évaluée, récupéraient une partie de la production agricole pour leur propre consommation ou pour en faire commerce. Sur le second point, une clef du problème semble nous être fournie par le Périple de la Mer Érythrée. Selon ce récit en effet, l’essentiel de la production alimentaire en Arabie du Sud était assurée par et pour la population locale (Périple, 24, 28)5. Au-delà de ce seul postulat se posent aussi des problèmes dont certains ont déjà été observés dans l’estimation des surfaces habitées : le chiffre obtenu ne correspond qu’à un état de l’occupation ; la comparaison entre des zones cultivées en plaine et en terrasse est difficile du fait d’investissements en temps et en moyens différents ; l’entité vivant de ce périmètre 4 Plus particulièrement du fait de l’application systématisée d’une moyenne à un groupe de sites ayant chacun ses propres caractéristiques et méritant une étude au cas par cas. Ceci est valable en particulier pour des sites comme Shabwa ou Raybûn qui auraient eu, selon J.-F. Breton et A.V. Sedov (communications personnelles), des densités bien moins élevées que celles énoncées ici. 5 En effet, les importations de blé venant d’Égypte vers Bi’r ‘Alî (Kanê dans le Périple de la mer Érythrée) sont dites limitées en quantité du fait de la production locale. est-elle la ville, le terroir ou la région ? Enfin, comment délimiter les périmètres irrigués dans les zones où l’habitat est plus dense et où ces mêmes périmètres sont contigus, dans le Jawf par exemple. Dans cette vallée, les wâdîs al-Buhayra, Madhâb et al-Jawf, sont bordés sur plus de quarante kilomètres par un périmètre irrigué antique ininterrompu dépendant des villes de Ma‘în, Khirbat Hamdân, Kamnâ, as-Sawdâ’ et al-Bayḍâ’ (Ch. Robin & P. Gentelle 1995). Ce substitut comporte donc un certain nombre de contraintes qui relativisent son utilisation. Si la taille du périmètre irrigué peut donner une idée de l’extension d’une agglomération, elle n’est exploitable, à titre comparatif, que pour quelques sites où les techniques agricoles sont identiques et où l’évolution du périmètre est connue. A ce double titre, cette donnée ne peut qu’être un complément d’information nous indiquant une éventuelle hiérarchie des implantations humaines et des densités d’occupation. Il ne peut aboutir à l’obtention de chiffres, encore moins nous en apporter les clefs d’interprétation. En somme, ni les chiffres de population, ni les superficies, ne peuvent être utilisés seuls comme critères de définition de la ville sudarabique. Les données chiffrées demeurent insuffisantes, manquent de fiabilité et comprennent un nombre de contraintes trop important pour nous permettre d’aboutir à des résultats tangibles. En revanche, confrontés à d’autres données, notamment qualitatives, ces critères permettent d’aborder les niveaux d’urbanisation et la hiérarchie urbaine. 2. Définir la ville selon des critères qualitatifs : les fonctions urbaines Les fonctions apparaissent comme un élément possible de définition du caractère urbain de certaines agglomérations. En définissant à la fois le statut et la place d’un site dans un réseau urbain, ses fonctions apparaissent comme la raison d’être de ce site. Le caractère urbain d’une agglomération se définit par sa multifonctionnalité. C’est donc en appréciant les fonctions et activités qui lui sont associées et leurs combinaisons que l’on peut parler ou non de ville. Plus aisées à déterminer qu’une superficie ou une densité de population, les fonctions d’un site peuvent être identifiées par l’analyse des vestiges ou des textes. Ces derniers facilitent la compréhension de la structure sociale qui crée, développe ou tire profit de l’équipement urbain. Nous voudrions donc voir quelles sont ces fonctions, de quelle manière elles peuvent être précisément définies et enfin si elles permettent de distinguer de véritables villes au sein des sites d’habitat de l’Arabie du Sud préislamique. L’archéologie Fonctions urbaines et moyens d’identification Les sites auxquels se rattache une fonction religieuse sont ceux ayant une vocation cultuelle particulière, et donc une dimension sacrée qui dépasse la seule sphère du ou des sites d’habitat implantés à proximité immédiate du sanctuaire. Les sanctuaires familiaux et autres structures religieuses mineures ne tiennent une telle place dans les villes ; en revanche les sanctuaires susceptibles d’étendre leur sphère d’influence au-delà du territoire urbain et donc de conférer à un site une fonction religieuse sont ce que nous pourrions nommer les sanctuaires fédéraux ou confédéraux, les lieux de pèlerinage, etc. Les sanctuaires fédéraux ou confédéraux sont tantôt consacrés aux divinités tutélaires du royaume (Syn dans le Ḥaḍramaout ou Almaqah pour Saba’), tantôt à la divinité stellaire ‘Athtar, divinité majeure des différents panthéons sudarabiques. Ces édifices sont représentatifs de l’unité religieuse d’une confédération. Les lieux de procession ou de pèlerinage comme le Maḥram Bilqîs à Ma’rib (B.J. Moorman & al. 2001: 185-186) ou le temple de Syn à Shabwa (Ir 37) attestent de la fonction religieuse d’un site par l’attraction exercée sur des populations étrangères à la sphère locale. Les sanctuaires consacrés aux divinités poliades peuvent conférer une fonction religieuse aux sites définis tantôt comme des cités-Etats, tantôt comme des cités-royaumes. Ces espaces sacrés se distinguent par un programme architectural notable, tels les temples dits des Banât ‘Ad dans le Jawf (as-Sawdâ’, par exemple), par des structures particulières — escaliers monumentaux des temples de pied de falaise dans le Ḥaḍramaout, grandes enceintes ovales à Ma’rib ou Ṣirwâḥ, salles de banquet — ou par un programme décoratif particulier. Durant la période monothéiste (IVe-VIe s. de notre ère), la présence de synagogues et d’églises (Ẓafâr, al-Makhâ, San‘â’, Najrân, Ma’rib, etc.) a pu conférer à certains sites une fonction religieuse de premier ordre. Toutefois, à l’exception de San‘â’, l’absence de données précises rend difficile l’estimation de l’importance qu’ont pu avoir ces édifices dans les siècles précédant l’Islam6. Révélatrices de la position stratégique d’un site, les fonctions militaires et défensives ressortent au travers de la présence de fortins intégrés au tissu d’un site d’habitat tel Shabwa. Assignés à la surveillance et à la défense du territoire, du terroir ou de l’habitat, ces fortins avaient une fonction défensive qui pouvait se doubler d’une fonction administrative. Le rempart, quant à lui, avait une fonction première défensive tout en ayant pu véhiculer dans nombre de cas une notion de prestige. Les fonctions politiques et administratives se définissent sur un site à travers des données architecturales. Certaines maisons-tours trahissent souvent la richesse du propriétaire par la massiveté de leur soubassement et le travail requis pour leur édification. Ces édifices, qualifiés de byt (maison) dans les inscriptions, sont en général interprétés comme des palais, habitat d’une élite, de dirigeants ou du souverain. Elles témoignent de la présence d’une élite et confèrent de la sorte à un site une fonction politico-administrative s’il s’agit d’une élite dirigeante, ou une fonction purement économique si elles sont l’habitat de riches marchands ou de propriétaires fonciers. Les maisons royales sont, quant à elles, l’expression la plus directe de la présence du politique. Si nombre d’entre elles sont connus d’après les textes, elles n’ont pas toutes été identifiées. Ces palais sont présents à Ma’rib, Shabwa (J.-F. Breton, 1991), as-Sawdâ’ (J.-F. Breton 1991: 222 ; RES 3945), Hajar Yahirr (RES 3945), San‘â’ (Ir 11 et al-Iklil VIII, 5-28), Hajar Kuḥlân, Ẓafâr (al-Iklil VIII, 29), et probablement à Ṣirwâḥ7. Le mobilier archéologique peut aussi témoigner du rôle politique joué par certains sites. Les monnaies, symboles de la puissance politique et économique d’un royaume, en sont le meilleur exemple en informant sur le lieu de frappe correspondant généralement au nom du palais et donc implicitement de la ville d’où elles proviennent (palais Ḥrb à Hajar Kuḥlân, palais S²qr à Shabwa, palais Slḥn à Ma’rib). Des phénomènes particuliers relativisent l’importance de certains centres de pouvoir : le royaume de Ma‘în n’a jamais battu monnaie (Ch. Robin 1996 : 64) et inversement, un centre provincial tel que Khôr Rôrî a frappé ses propres pièces. L’exemple de Khôr Rôrî est symbolique de l’émergence, sur un site que l’on 6 La cathédrale de San‘â’ fut, semble-t-il, fondée sous le règne d’Abraha dans le but d’en faire un lieu de pèlerinage rivalisant avec la Mecque (I. Gajda, 1997 : 191) 7 D’après la communication de I. Gerlach effectuée dans le cadre des 7èmes Rencontres Sabéennes (Istanbul, 22- 24 mai 2002) : Culture Transfer in South-Arabia during Historical Times : Evidence for Mobility. peut jusqu’à cette période qualifier de périphérique, d’une autonomie politique doublée d’une indépendance économique et administrative. Les inscriptions enfin nous informent sur le rôle politique d’une ville et sur son rayonnement par la mention de conseils (ms3wd), de gouverneurs (‘qb), de ministres ou administrateurs (qyn) ou de rois (mlk) (Ch. Robin 1995 ; F. Bron 1995). Ces sources écrites permettent, notamment pour les périodes récentes, d’affiner la hiérarchisation politique des sites d’après les différents niveaux de pouvoir qu’ils abritent. Les fonctions économiques et commerciales sont indiquées par la présence de vestiges ou mentions textuelles d’entrepôts et d’ateliers : Khôr Rôrî (F.P. Albright 1982 : 27-33), Bi’r ‘Alî (A.V. Sedov 1997 : 194), etc. Si les structures de stockage sont généralement situées sur des sites portuaires, l’arrière-pays côtier en a livré sur les voies menant à ces ports : Hanûn, petit site comportant un bâtiment principal destiné au stockage entouré de quelques structures de taille moins importante (F.P. Albright 1982 : 69-70), al-Sawâ (A. ‘Ali Sa‘îd 1994 : 273). Les inscriptions peuvent également indiquer le rôle commercial ou économique d’un site en faisant par exemple référence à la réglementation administrative et commerciale de la place du marché comme c’est le cas sur l’obélisque de Hajar Kuḥlân (RES 4337). La place de la fonction vivrière Dans l’Arabie du Sud préislamique, la fonction de subsistance ne peut être dissociée de l’entreprise d’une définition d’un espace urbain. Jusqu’à ce que la ville ne permette plus de répondre à ses propres besoins alimentaires, compte tenu d’une croissance trop importante, de l’absence de terres cultivables à proximité l’espace habité, d’une infrastructure urbaine incompatible avec une agriculture, d’une impossibilité à se rendre dans les zones cultivées pour la journée au regard des moyens de transport en usage (âne ou marche à pied), la ville est ce que Max Weber nomme une Ackerbürgerstadt, une « ville de citadins des champs ». Pour reprendre sa perception du citadin : « dans l'Antiquité, le citadin de plein droit se caractérisait, à l'origine, précisément par le fait qu'il considérait comme sienne une terre tout à fait libre, un kleros, un fundus (en Israël : Chelek), qui le nourrissait : dans l'Antiquité, le citadin accompli est "citadin des champs" » (M. Weber, 1982 : 25). Ainsi, si le rejet de la sphère agricole est fréquent dans les définitions actuelles de la ville, l’agriculture ne peut être négligée dans la définition des fonctions et activités urbaines antiques à l’exception des rares mégalopoles méditerranéennes. La définition que fait Hippodamos de Milet de la ville grecque idéale illustre par ailleurs ce propos : « J’imaginais une ville de 10 000 habitants divisée en trois classes, l’une composée d’artisans, l’autre d’agriculteurs, la troisième de guerriers » (Aristote, La Politique I-iv XI.). L’accessibilité des terres agricoles et les besoins vivriers ont entretenu la présence d’une population agricole dans les grands sites d’habitat de l’Arabie du Sud préislamique. Durant toute la période préislamique, urbanisation et agriculture sont restées indissociables en Arabie méridionale ; une agriculture aux spécificités régionales singulières a favorisé la concentration de population tout en fixant des fonctionnalités (politiques, administratives, religieuses et économiques) dans l’espace. Les cultures ont progressivement requis une main d’œuvre importante ainsi que l’intervention d’une classe dominante dans le financement des grandes structures d’irrigation et dans l’organisation et l’entretien de ces périmètres irrigués. Ce périmètre irrigué qui entourait la majorité des sites d’habitat sudarabiques, en atteignant une certaine superficie, a permis l’association des fonctions de subsistance, des fonctions politiques, économiques et commerciales. En somme, l’extension du périmètre irrigué autour d’un site est un catalyseur au développement urbain en contribuant à créer une dynamique d’accumulation fonctionnelle : fixation dans l’espace habité voisinant les cultures de fonctions politiques, économiques, commerciales, administratives. Le périmètre irrigué ne peut à ce titre être écarté d’une définition du caractère urbain des sites sudarabiques. Limites des données archéologiques Le processus d’accumulation des fonctions au sein d’une agglomération s’accompagne de l’apparition d’édifices à fonction communautaire (politique, religieuse, économique…), traduction matérielle de ce processus. S’ils sont le produit de ce développement, ils peuvent aussi en être la cause. La présence d’un édifice ou d’une infrastructure à valeur fonctionnelle (sanctuaire de pèlerinage, marché, etc.) peut provoquer un accroissement démographique accompagné d’une diversification des fonctions. Employer les données de l’archéologie pour définir les fonctions d’un site est donc capital dans la compréhension de la formation des villes, en acceptant comme principe d’appeler ville un site multifonctionnel. Toutefois, cette procédure est entravée par un certain nombre de problèmes qui peuvent fausser l’appréciation de la nature urbaine d’un site et de son degré d’urbanisation : - les données archéologiques ne nous permettent pas toujours de déterminer l’originalité de certains édifices en apparence anodins, l’originalité étant ici significative de fonctionnalité majeure. - ces données doivent établir l’ancienneté d’un édifice à valeur fonctionnelle sur un site, de manière à définir son rôle actif dans le processus d’urbanisation. - enfin, rares sont les fonctions pérennes sur un site ; le niveau d’urbanisme d’un site change avec le temps au gré de l’évolution des structures fonctionnelles et des activités. On peut, par exemple, se demander si le palais Slḥn à Ma’rib a conservé une fonction politique et administrative majeure après le déplacement de la capitale du royaume de Saba’ à San‘â’ au cours du IIIe s. de notre ère. La dynamique évolutive des sites doit toujours être considérée dans l’étude des réseaux urbains et des hiérarchies urbaines. Les sources écrites Outre l’archéologie, le champ lexical utilisé pour qualifier la ville sudarabique dans les inscriptions préislamiques et dans les sources classiques nous renseigne en filigrane sur un certain nombre de fonctions et d’activités liées à des sites connus. Le champ lexical de la localité dans les langues sudarabiques Dans les inscriptions sudarabiques, le terme hgr est fréquemment utilisé pour qualifier des agglomérations. Il est usuellement traduit par “ville”. Littéralement, ce terme comprend une acception plus précise. Selon F. Bron (1995 : 135), ce terme ne trouve de correspondant que dans le guèze où hagar signifie indifféremment « bourg, village, ville, cité, place forte, région et province ». Selon cet auteur toujours, l’arabe moderne du Yémen utilise le terme hajar pour désigner un site antique (Hajar Ibn Ḥumayd ; Hajar Kuḥlân…). Ch. Robin adopte un point de vue proche (Ch. Robin 1995 : 148-49). Il part du fait que les inscriptions sudarabiques mentionnent en tant que hgr de grands sites comme Ma’rib et de petites bourgades comme Ghulat ‘Ajib ou de simples forteresses. Par ailleurs, il signale que les traditionnistes arabes désignent par hajar soit le cercle des maisons formant un rempart sur le pourtour d’un site, soit le lieu d’assemblée de la tribu. De manière générale, ces différentes acceptions ne convergent pas vers une seule traduction qui serait celle du terme « ville » mais plutôt vers de multiples acceptions. Deux éléments semblent récurrents : l’aspect habité et l’aspect fortifié ce qui amène Ch. Robin à traduire hajar par « une bourgade fortifiée, quelles que soient ses dimensions ». Nous préférerons ici « une agglomération fortifiée de dimensions variables ». Ainsi, l’acceptation du statut de ville pour tout site qualifié de hgr dans les inscriptions devra être rejetée. Le terme présente toutefois l’intérêt d’associer à un site une fonction défensive. Un autre terme sudarabique apparaît dans les inscriptions pour désigner une forteresse ou un château : mṣn‘t (C 155/2). Rattaché à une agglomération, il nous permet aussi d’y associer une fonction défensive ou militaire. Le terme cqbt, quant à lui, traduit par « fortification » dans RES 3958, désignerait selon A. Jamme une pente (hillslope) (Ja 649/31, 36). Un troisième terme, crr, désigne la citadelle ou l’habitat de montagne (F. Bron 1995 : 135 ; Beeston, 1971 : 26). Le degré d’imprécision est encore une fois élevé et empêche d’associer à un site ainsi qualifié quelque fonction que ce soit sans indication précise sur l’acception sous-entendue dans l’inscription. Seuls hgr et mṣn‘t sont donc susceptibles de nous éclairer sur les fonctions défensives d’un établissement.8 Enfin, plusieurs termes sont utilisés pour désigner le village ou de petites installations sédentaires et semi-sédentaires ; ils ne nous intéressent qu’indirectement à ce titre : qry (Ja 574/4) ; ‘ṣd ; ’dwr. En dehors de la sphère linguistique sudarabique, le premier terme, qry, désigne plus généralement des villes, comme dans le toponyme Qaryat al-Fâw toutefois il n’indique en aucune manière les fonctions urbaines du site en question. Le second terme, ‘ṣd, désignerait plus spécifiquement, selon Y. Shitomi, les villages éthiopiens établis en Tihâma9. A. Jamme enfin traduit le dernier terme par campement bédouin ou « bourgade composée de quelques tentes ou maisons »10. Le champ lexical de la localité dans les sources classiques Les sources classiques mentionnant des agglomérations d’Arabie méridionale sont principalement les Géographie de Strabon et de Claude Ptolémée, le Périple de la Mer Érythrée et l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien. Le champ lexical utilisé nous autorise à déduire un certain nombre de fonctions ou activités propres à chacun des sites qualifiés. Les termes grecs constituent un premier ensemble informatif sur la fonction et la hiérarchie de certains sites. Outre une notion de hiérarchie urbaine introduite par les différences établies entre kômê (village), polis (ville), metropolis (grande ville ou capitale), des fonctions économique, politique, administrative ou défensive sont véhiculées par les termes basileion (palais royal) ; metropolis ; emporion (port de commerce) ; ormos (mouillage protégé) ; limen (port) ; phroerion (forteresse). Le lexique latin nous est essentiellement fourni par le livre VI de l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien. Trois termes sont utilisés : portus (port), sans nuance entre port de commerce et simple mouillage, caput (capitale) et oppidum (ville). Ces termes donnent eux aussi des indications sur la fonction économique, commerciale ou politique des sites et sur leur hiérarchie (distinction entre oppidum et caput). 8 Précisons que selon J. C. Biella (1982 : 357) chr désignerait la « ville (fortifiée) » sur la base de la traduction de l’inscription CIH 67. Néanmoins, le Dictionnaire sabéen (Beeston A. F. L., Ghul M. A., W. W. Müller et J. Ryckmans, 1982 : 14) en fournit une traduction toute autre, le terme chr désignant selon ses auteurs « les nobles ». 9 Y. Shitomi, 1981 : 127-129 10 A. Jamme, 1962 : 62. Les limites de ces sources écrites Si l’épigraphie sudarabique offre une faible diversité lexicale, au-delà de l’imprécision du vocabulaire, elle demeure peu problématique ; le potentiel d’exploitation des termes employés en est simplement limité. La terminologie dont font usage les auteurs classiques est certes plus précise mais son interprétation est périlleuse car elle est appliquée à un domaine culturel autre que celui auquel elle se réfère, à savoir la Méditerranée gréco-romaine. Ces descriptions de la géographie physique d’une région, inconnue pour la quasi-totalité des auteurs, font mention des peuples et des produits échangés mais jamais des systèmes politiques en place et ne sont par ailleurs souvent que des récits de « seconde main ». Elles peuvent nous renseigner sur des réalités physiques, mais difficilement sur la nature sociale et politique de chaque agglomération mentionnée. Ainsi le terme polis, qui comprend plusieurs acceptions dont celui de cité-État, ne peut-être perçu comme tel dans l’ensemble du cadre ici étudié. Seules certaines villes du Jawf semblent pouvoir être envisagées sous l’angle de la « cité-État », c’est d’ailleurs ainsi qu’elles sont parfois qualifiées au 1er millénaire av. J.-C. (Ch. Robin 1993 : 52 ; M. Arbach 2001 : 13-14). La limite à la présence de cités-Etats dans cette région tient à son organisation sociale. Par essence, le terme de cité-État inclut la notion d’État. Or n’est-il pas impropre d’utiliser cette terminologie dans une société fondamentalement clanique ou tribale. L’instauration de pouvoirs centralisés entraînant un déplacement de l’identité d’un culte commun vers l’allégeance au souverain n’est un phénomène attesté qu’à partir du début de l’ère chrétienne (Ch. Robin 1997 : 185) et qui semble avoir rencontré de fortes résistances. Si l’Arabie méridionale est, pour reprendre une formule de S. Cleuziou employée dans le cadre de la Mésopotamie du IVe millénaire (S. Cleuziou 1999: 263), un « cas de résistance à la formation de l’État, fondée sur un renforcement institutionnalisé des structures de parenté », il semblerait alors plus approprié de parler de cité-tribu. Une seconde difficulté apparaît avec le terme oppidum, fréquemment employé par Pline pour qualifier les agglomérations. Le problème essentiel repose sur la traduction de ce terme. Ceci importe dans l’attribution ou non de la fonction défensive à ces sites puisque le terme comprend deux acceptions : “ville fortifiée” et “ville provinciale” (par opposition à Rome). Une clef de lecture est fournie par l’auteur lorsqu’à deux reprises dans le livre VI (VI- xxx, 119 ; VI-xxxv, 179) une nuance est apportée dans l’emploi du terme oppidum par l’emploi du qualificatif munitum apposé à oppidum (ville ceinte d’un rempart). Pline aurait-il fait usage du terme oppidum dans le sens de ville non fortifiée en y ajoutant le qualificatif munitum lorsque le besoin s’en faisait sentir ? Pourquoi dans ce cas avoir qualifié de simple oppidum des sites sudarabiques dont l’archéologie atteste la nature fortifiée (Ma‘în, Shabwa, Ma’rib, Ḥinû az-Zurayr, …) ? L’étude du texte fait apparaître un simple phénomène de paraphrase chez Pline auprès des sources dont il reprend les données. Ainsi, oppidum munitum est employé lorsque l’auteur de la source dont s’inspire Pline en a fait usage (chez Juba par exemple). De même, le terme d’oppidum apparaît indépendamment du fait que le site soit fortifié ou non mais plutôt en fonction d’une information fournie ou non. L’auteur n’ayant pas cherché à homogénéiser sa terminologie, il convient d’interpréter le terme oppidum dans le sens large de “ville” avec ou sans rempart. La prudence impose donc une interprétation élargie du terme, nous ôtant par la même une source potentielle d’informations sur la répartition des sites fortifiés. Une dernière difficulté, enfin, liée à l’exploitation de ces textes, est l’identification des toponymes hellénisés (ou latinisés) avec les sites sudarabiques qu’ils désignent, notamment chez Pline l’Ancien qui, compilant les sources, fait mention d'un même site sous plusieurs
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