Du groupuscule au grand parti politique : ana- lyse des premières percées électorales du Front national, des élections municipales à Dreux en 1983 aux élections européennes en 1984 Aline JOUBERT Histoire de la France au XXe siècle Sous la direction de : Gilles RICHARD 2013-2014 Remerciements Je tiens à remercier chaleureusement mon directeur de mémoire, Gilles Ri- chard, pour son soutien et son aide précieuse tout au long de mes recherches. Je remercie également le personnel des Champs Libres, pour m’avoir épaulé pendant les après-midi passés au sixième étage. Liste des sigles et des abréviations CDS : Centre des démocrates sociaux CLAN : Comité de liaison et d’aide aux nationalistes CNIP : Centre national des indépendants et paysans FN : Front national FNEF : Fédération nationale des étudiants de France GUD : Groupe d’union défense LO : Lutte ouvrière MSI : Movimiento sociale italiano ON : Ordre Nouveau PCF : Parti communiste français PFN : Parti des forces nouvelles PS : Parti socialiste RPR : Rassemblement pour la République SERP : Société d’édition et de relations publiques UDF : Union pour la démocratie française UNEF : Union nationale des étudiants de France Sommaire INTRODUCTION ................................................................................................................................ 5 CHAPITRE 1 - « TONNERRE DE DREUX » OU LE CHOC ELECTORAL DE 1983 ....................... 9 CHAPITRE 2 - JUIN 1984 DE L’OMBRE A LA LUMIERE ............................................................. 43 CHAPITRE 3 - LENDEMAINS ELECTORAUX : LE GROUPUSCULE DEVENU PARTI .............. 69 CONCLUSION ................................................................................................................................. 90 SOURCES ........................................................................................................................................ 95 BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................................. 97 INDEX NOMS PROPRES ................................................................................................................ 98 INDEX DES ORGANISATIONS POLITIQUES ............................................................................. 100 Introduction Le Front national (FN) est aujourd’hui une force politique non négligeable. Les résultats des dernières élections, qu’elles furent municipales, législatives, pré- sidentielles et même européennes, dressent toutes le même constat : le parti gagne sans cesse plus de voix et affiche sa volonté de devenir le deuxième –sinon le pre- mier- parti de France en terme de votes, d’adhésions au parti et de nombre de sym- pathisants. Il y a tout juste trente ans, le Front national connaissait son premier sursaut électoral aux élections européennes du 17 juin 1984, qui marqua non seulement son émergence, mais aussi son implantation durable dans la vie politique française. Il franchit la barre des 10% des suffrages exprimés et fit élire dix de ses candidats en tant que députés européens. Cette percée, que ni les experts, ni les sondages n’avaient prévue, fut un véritable électrochoc et conduisit à s’interroger sur les con- ditions et le contexte politique, économique et social qui lui permit de se concrétiser. Depuis sa création en 1972, le Front national était politiquement parlant tout à fait insignifiant. Nous verrons que sa véritable émergence des années 1983 et 1984 est due tant à un travail de longue haleine interne au parti, qu’à un opportu- nisme circonstanciel. Voyons dans un premier temps les prémices du parti. Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les différentes formations d’extrême-droite en France furent pour beaucoup contraintes à la dissolution. Les thèses héritières du pétainisme, voire même du phalangisme, du fascisme et du nazisme des pays voisins perdirent un nombre considérable de sympathisants. Électoralement, l’ex- trême-droite française n’était plus rien. Toutefois, elle connut un regain d’attrait avec la figure du mouvement de Pierre Poujade. Cet homme politique révolutionna la politique française en introduisant des techniques de campagnes inspirées de celles employées aux États-Unis, comme par exemple son idée de « cirque Poujade », qui consistait à sillonner la France à bord d’un camion avec un équipement de so- norisation et une estrade intégrés. Se présentant proche du petit peuple et contre le système des élites politiques, Pierre Poujade fut le premier mentor politique de Jean-Marie Le Pen, figure de proue du Front national. Le succès que rencontra le poujadisme fit élire cinquante-six députés du mouvement à l’Assemblée nationale, 5 dont l’écrasante majorité d’entre eux étaient originellement artisans ou commer- çants. Toutefois, le poujadisme se révéla être un feu de paille électoral ; il ne parvint pas à s’ancrer durablement ou du moins sous cette forme, dans la vie politique française. À la fin des années 1960 fut créé le groupe Ordre Nouveau, avec pour vo- lonté de rassembler la multitude de groupuscules d’extrême-droite tels que les an- ciens poujadistes, les membres du groupe Occident et les anciens de Jeune Nation, entre autres. Dans la continuité d’esprit d’Occident, Ordre Nouveau se caractérisa par son violent anticommunisme et son nationalisme exacerbé. Très actif entre 1969, date de sa création, et 1973, date de sa dissolution, ce groupe souvent con- sidéré comme néofasciste va donner naissance au Front national en 1972. D’âpres négociations internes finirent par désigner Jean-Marie Le Pen comme figure princi- pale et officielle du parti, au détriment d’autres personnalités comme celles d’Alain Robert, Jean-Jacques Susini, le fondateur de l’OAS, ou encore Dominique Venner, théoricien de l’extrême-droite. Les membres d’Occident, particulièrement méfiants envers Jean-Marie Le Pen, se laissèrent convaincre du bien-fondé de sa nomination par François Brigneau, homme de lettres d’extrême-droite. Les onze premières années d’existence du FN furent particulièrement labo- rieuses et précaires. Le parti n’était alors qu’un groupuscule presque insignifiant, sans aucun poids dans la vie politique, même à petite échelle. Lorsqu’il parvenait à présenter des candidats aux différents types d’élections, le Front national ne parve- nait guère à réunir plus d’1% des voix. Personnifié par Jean-Marie Le Pen, le Front national était perçu comme un rassemblement de nostalgiques du pétainisme et de l’Algérie française, aux penchants fascisants et néonazis. Il est alors intéressant de noter le bond spectaculaire de notoriété qui a propulsé ce groupuscule marginal sur le devant de la scène, surtout si l’on observe le succès qu’il rencontre aujourd’hui. Pour écrire ce mémoire, je me suis intéressée à la percée électorale du Front national aux élections européennes de juin 1984. Je me suis demandé comment une formation politique aussi désorganisée que le Front national aux premières élections européennes en juin 1979, qui n’avait même pas réussi à s’unir efficace- ment avec ses alliés pour présenter un candidat unique aux élections, avait été ca- pable en seulement cinq ans de renverser la vapeur, franchir la barre des 10% des 6 suffrages et faire élire dix députés au Parlement européen de Strasbourg. Mes re- cherches m’ont conduite à analyser la longue préparation du parti et la lente trans- formation du contexte politique, économique et sociale de la France au tournant des années 1970 et 1980. J’ai donc divisé mon travail en trois temps principaux. Le premier porte sur la toute première victoire électorale du FN aux élections municipales de Dreux en mars et septembre 1983. La campagne, menée par un personnage clé mais toutefois secondaire du parti, Jean-Pierre Stirbois, permit à quatre représentants du Front national de se faire élire à des responsabilités poli- tiques. Le chapitre que je consacre à ce sujet retrace l’implantation du FN dans la ville, les conditions qui ont favorisé l’attrait pour le vote frontiste et les différentes stratégies politiques dont ont dû user Jean-Pierre Stirbois et les représentants du RPR pour être élus. Ce chapitre se consacre également aux trois autres étapes de ce début de percée : les résultats encourageants pour les nationalistes aux élections municipales dans le XXe arrondissement de Paris, à Aulnay-sous-Bois, ainsi que les élections législatives partielles de décembre 1983 dans le Morbihan. Chaque cause amenant une conséquence, le deuxième chapitre relate et analyse la suite de la percée électorale, concrétisée par le score sans précédent du Front national à des élections nationales. J’y étudie le rôle des médias, des asso- ciations humanitaires, le positionnement des différents partis concurrents du Front national, ainsi que la délicate question du financement de la campagne. Enfin, dans un dernier chapitre, je me penche sur les lendemains électoraux, et notamment sur la question de l’avenir politique du Front national. J’observe de manière sociologique les nouveaux profils des électeurs frontistes tout en insistant sur le contexte politique de l’époque, à savoir la chute libre des gauches et la perte rapide de leur électorat. Je note également la persistance de la percée électorale du FN, qui recueille de très bons scores électoraux lors des élections cantonales de 1985 et des législatives de 1986. Pour clore ce chapitre, je relate le célèbre faux pas de Jean-Marie Le Pen, invité au Grand Jury de RTL-Le Monde. Le Front natio- nal se marginalisa de nouveau après que son président a fait part en direct à une heure de grande écoute de ses doutes quant à l’existence et l’utilisation des chambres à gaz pendant la Seconde Guerre Mondiale. 7 Le fil rouge de ce mémoire est tissé autour de la relation qu’entretien Jean- Marie Le Pen avec les responsabilités politiques. Ambigüe et souvent paradoxale, cette relation de chasse et fuite que je développe plus amplement en conclusion est parfaitement illustrée à travers les résultats électoraux que j’étudie tout au long de mon développement. 8 Chapitre 1 - « Tonnerre de Dreux » ou le choc électoral de 1983 L’insécurité a toujours été un thème phare du Front national. Son sens très large et malléable permet d’y faire figurer toutes sortes de faits de société, « de la boîte aux lettres fracturée au chômage croissant, de l’affrontement des cultures à l’absentéisme scolaire, du vol à l’étalage à la menace terroriste »1. On remarque que le début des années 1980 en France est marqué par une préoccupation crois- sante pour les phénomènes de violence. Edwy Plenel et Alain Rollat mesurent cet accroissement à travers les questions écrites des parlementaires portant sur ce thème : « trois en 1977, cinq en 1978, seize en 1979, puis cinquante et une (1980), quarante (1981), quatre-vingt-deux (1982) et onze pour les seuls mois de janvier et février 1983 ». Si le Front national tablait déjà ses revendications politiques autour des grands thèmes de l’insécurité et de l’immigration dès la fondation du parti2, c’est à partir des années 1983 et 1984 qu’elles trouvèrent une réelle résonnance chez les électeurs. La percée électorale du FN débuta dans une ville moyenne des plaines de la Beauce : Dreux. I - Implantation à Dreux, terreau fertile Chômage, précarité des conditions de logement, fort taux d’immigration… la ville de Dreux, 35 000 habitants, réunissait tous les ingrédients d’un cocktail déto- nant. Ces éléments furent le terreau fertile de l’implantation et de l’assimilation des idées du Front national dans une ville où pourtant, six ans plus tôt, le maire socialiste avait été élu au premier tour avec 57% des suffrages. 1 Edwy Plenel, Alain Rollat, L’effet Le Pen, La Découverte/Le Monde, 1984. 2 Bien qu’à l’origine, le thème de l’immigration était souvent supplanté par celui de la lutte anticom- muniste. 9 A. Jean-Pierre Stirbois, “l’apparatchik” La campagne des élections municipales de Dreux en 1983 est indissociable- ment liée à un homme : Jean-Pierre Stirbois, et à son parti : le Front national. Alors secrétaire général du parti, c’est lui qui incarna la percée des idées frontistes en France, à un niveau certes local, mais avec une résonnance nationale. De sa jeunesse en politique à ses accomplissements électoraux à Dreux, nous verrons dans ce chapitre le parcours politique de l’homme qui impulsa la re- connaissance d’un groupuscule à la marge de la vie politique : le Front national. 1) Un militant nationaliste né À 10 ans, Jean-Pierre Stirbois apprit la mort en Indochine d’une vague con- naissance qui peu de temps auparavant, l’avait initié à sa « passion », la pêche. Ainsi naquit, selon ses dires, son patriotisme sans limite qui devait l’entraîner dans la politique. « D’instinct, j’éprouvai de l’admiration pour ce garçon qui avait choisi de donner sa vie pour la France. (…) Je l’ai admiré sans bien comprendre pour quelle raison. Son nom, finalement, c’est peut-être tout simplement celui de Héros »3. Très tôt, dès son adolescence, Jean-Pierre Stirbois revendiqua ses affinités pour l’OAS, l’Organisation armée secrète, créée pour conserver l’Algérie française, et ce par tous les moyens, y compris le recours au terrorisme. Il fut proche de l’OAS Metro-Jeunes (OMJ) et toute sa vie, il prôna la lutte contre le communisme, cet « ennemi du genre humain »4. En 1965, il s’engagea dans la « caravane Tixier- Vignancour » et y rencontra un certain Jean-Marie Le Pen, alors poulain de ce der- nier. C’est également au cours de cette campagne présidentielle qu’il rencontra Ma- rie-France Charles, une militante de la Fédération nationale des étudiants de France (FNEF)5, qui deviendra sa femme et son bras droit tout au long de sa vie politique. Membre des « Comités T-V » d’après la dénomination tirée du nom même de Jean- Louis Tixier-Vignancour, c’est avec la plus grande difficulté qu’il se résolut à accep- ter le score dérisoire de son modèle politique aux élections présidentielles (5%) et 3 Jean-Pierre Stirbois, Tonnerre de Dreux, l’avenir nous appartient, National-Hebdo, 1988. 4 Nicolas Lebourg, Joseph Beauregard, Dans l’ombre des Le Pen, une histoire des numéros deux du FN, Nouveau Monde Poche, 2012. 5 La fédération des étudiants de France est née en 1962 d’une scission de l’Union des étudiants de France (UNEF). Bien qu’officiellement apolitique, certains de ses cadres les plus renommés furent Bernard Antony (dit Romain Marie), Bruno Gollnisch, Claude Goasguen, ou encore Patrick Buisson, tous militants d’extrême-droite, même si certains ont pris leurs distances par la suite. 10
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