JEAN TULARD de l’Institut DICTIONNAIRE AMOUREUX DU CINÉMA Dessins d’Alain Bouldouyre COLLECTION DIRIGÉE PAR JEAN-CLAUDE SIMOËN La liste des ouvrages du même auteur figure en fin de volume © Plon, 2009 EAN : 978-2-259-21371-4 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo À M.-J., en souvenir d’un fou rire à la Cinémathèque lors de la projection de Cavalcade de Frank Lloyd. Préface Le cinéma pourrait-il exister sans réalisateurs, sans scénaristes, sans opérateurs et sans acteurs ? Oui. La preuve : Weekend de l’Allemand Walter Ruttman en 1930, un écran blanc et une bande-son préenregistrée donnant des bruits divers. Weekend est un classique du Septième Art projeté, si l’on peut dire, à la Cinémathèque française. Je l’y ai vu, ou, plus exactement, entendu dans la salle de la rue d’Ulm. Le cinéma pourrait-il exister sans des salles obscures, des projectionnistes et des ouvreuses ? Outre que les ouvreuses ont disparu depuis quelques décennies, la vidéo-cassette puis le DVD peuvent dispenser désormais de la fréquentation des salles et réduisent les projectionnistes au chômage. En revanche le cinéma pourrait-il exister sans les cinéphiles ? Non. Certes, il y a des films sans spectateurs. C’est le cas de nombreuses œuvres du cinéma français qui, après avoir été tournées à la va-vite, ne sont jamais distribuées. Peut-on dire qu’elles existent ? Personne ne les a vues, personne n’en parle, elles dorment dans les caves d’un producteur. Pour exister, le cinéma a besoin du cinéphile. Qu’est-ce qu’un cinéphile ? C’est un passionné de cinéma qui veut tout voir – on l’appelle alors cinéphage – ou qui veut choisir un type de film, un genre ou un auteur. La cinéphilie est une passion exigeante. On raconte qu’un cinéphile, le jour de son mariage, la cérémonie terminée, laissa la jeune épouse éplorée et les invités stupéfaits pour aller voir un film rare à la Cinémathèque. Malgré des ressources souvent limitées, le cinéphile n’hésite pas à prendre le train ou l’avion pour se rendre dans une ville française ou étrangère afin d’y découvrir dans quelque centre culturel ou cinémathèque une œuvre exceptionnellement sortie de l’oubli. Le cinéphile a ses enthousiasmes et ses haines, il est souvent sectaire comme tout passionné. Les brouilles sont nombreuses entre fanatiques d’un même metteur en scène ou d’une même actrice. Mais ce sont ces querelles, ces débats, ces exclusives qui font que le cinéma existe. Que Balzac n’a-t-il connu le cinéphile ! On rêve à la physiologie qu’il lui eût consacrée. C’est une passion qui commence tôt. Le cinéphile né dans les années trente, comme l’auteur de ce dictionnaire, commence à sept ans, l’âge de raison, à fréquenter les salles obscures, le dimanche après-midi, en famille. Il me souvient d’un accord passé avec ma grand-mère qui m’avait recueilli en 1940 à Albi : un dimanche sur quatre, c’était le cinéma, séance de 14 heures, au Moderne. Les trois autres dimanches étaient consacrés aux vêpres. Régime sévère quand on pense que, jusqu’à la fin de 1942, on pouvait voir à Albi, en zone libre, les films américains, les westerns surtout : Une aventure de Buffalo Bill, Pacific Express, Les Conquérants, Le Brigand bien-aimé… Que de films ai- je manqués alors ! Les prestations vocales de Mgr Moussaron, archevêque d’Albi et successeur du cardinal de Bernis, ne remplaçaient pas Têtes de pioche, Narcisse ou Michel Strogoff, version Eichberg, que me racontaient mes camarades, le lendemain, à l’école. Je garde un souvenir ému des Justiciers du Far West : quatre épisodes qui me permirent d’échapper un mois durant aux grandes orgues de la cathédrale Sainte-Cécile : il fallait bien savoir qui se cachait derrière le masque du justicier. Après 1942, les films italiens de cape et d’épée, de Salvator Rosa au Capitaine Tempête, remplacèrent les westerns, comme d’insipides comédies se substituèrent à Laurel et Hardy. Belle occasion de s’intéresser au cinéma français. J’avoue n’avoir rien compris à la plaidoirie de Raimu dans Les Inconnus dans la maison (ce qui pourrait être assimilé à un acte de résistance) mais avoir savouré le diabolique suspense du Dernier des six et admiré Fernand Gravey et Jean Weber se battant en duel dans Le Capitaine Fracasse. De films allemands je n’ai souvenir que du Sergent Berry et du naufrage du Titanic. Une vocation de cinéphile était désormais ancrée, que ne pouvait que renforcer le passage au lycée. Les années 1945-1947 furent marquées par l’invasion du cinéma américain sur les écrans parisiens. Le western était de retour : Buffalo Bill et Jesse James chevauchaient à nouveau, les coups de feu claquaient, les bisons chargeaient et les Indiens reprenaient le sentier de la guerre. Le film noir triomphait. C’est un nouveau Bogart, jusqu’alors abonné aux rôles de méchant, que l’on découvrait en « privé » imbibé d’alcool et meurtri par les coups. Frankenstein, Dracula et le docteur Fu Manchu ressuscitaient pour le plus grand effroi des jeunes gens qui n’avaient pu trembler devant leurs sinistres exploits dans les années trente. Laurel et Hardy multipliaient catastrophes et gaffes tandis que les frères Marx éblouissaient par leur virtuosité verbale, celle de Groucho du moins, car pour Harpo… Richard le Téméraire et Jim la Jungle passaient des bandes dessinées de Robinson et de Mickey – dont on s’arrachait sous l’Occupation les vieux numéros –, à la magie des salles obscures, sans parler de Tarzan sautant de liane en liane en poussant son fameux cri que la salle reprenait en chœur. Qui n’a pas vécu les mois qui suivirent la Libération n’a pas connu le paradis, du moins celui des cinéphiles. Mais l’enfer n’était pas loin. Les coupures impromptues de courant pour cause d’effondrement de la production électrique empêchaient de savoir comment le Dr Wassel échapperait aux Japonais et quelle serait la vengeance posthume de Robert Montgomery dans Rage in Heaven (La Proie du mort). Ainsi naquit une accoutumance aux films tronqués ou inachevés qui explique la passivité des habitués de la Cinémathèque française devant les chefs-d’œuvre mutilés et sans sous-titres dont Henri Langlois se faisait une spécialité. Qu’importait au cinéphile en herbe. Le cinéma offrait tellement d’avantages par rapport aux cours de musique ou de gymnastique, Rita Hayworth et Ingrid Bergman présentaient tellement d’attraits en comparaison de la dame un peu trop maigre ou un peu trop enrobée, à lunettes et cheveux gras, qui enseignait le solfège ou les sciences naturelles, que la tentation était grande de sécher les cours, ajoutant au jeudi et au dimanche de nouvelles heures de plaisir cinématographique. Une autre culture se formait à laquelle s’ajoutait le bonheur de penser que, dans le même temps, les petits camarades s’adonnaient à l’exercice épuisant des barres parallèles ou entonnaient « Colchiques dans les prés ». Le vernis que donnait cette culture bis où se mêlaient la tour de Nesle et la vie de Pasteur, les Trois Mousquetaires et l’indépendance des États-Unis, permettait de passer sans trop de mal examens et concours, car le cinéphile n’a jamais échappé tout à fait au moule universitaire. Dans les salles de cinéma, il apportait sans s’en douter les habitudes de pensée, les modes de lecture, les réflexes que s’efforçaient de lui inculquer ses maîtres au lycée : inconsciemment il finissait par considérer le cinéma comme un art, le septième, ignoré au lycée mais pourtant bien réel. Dans un premier temps le cinéphile relevait les noms des acteurs, retrouvés de film en film, et qui le fascinaient. Dans un deuxième temps, il s’attachait à chercher des renseignements sur leur vie et leur carrière. Puis des stars il passait aux troisièmes couteaux encore plus intéressants. Il prenait des notes et, pour s’y retrouver, il établissait une fiche sur chaque interprète avec titre des films et date de sortie. Ainsi naquit la filmographie, épreuve initiatique du cinéphile. Filmographie qui ne faisait au fond que reprendre les méthodes de l’épigraphie attachée par exemple à la prosopographie des sénateurs romains. Avec cette nuance que la filmographie de Buster Keaton est plus drôle que la carrière de Caius Ateius Capito. De l’acteur, le cinéphile passait vite au réalisateur. Le grand mérite d’une génération, celle de François Truffaut, fut de considérer les cinéastes comme des auteurs et d’analyser leur œuvre comme s’il s’agissait d’un roman ou d’un tableau. Alfred Hitchcock fut le premier cobaye : il fut placé sur le même plan qu’un Léonard de Vinci pour l’analyse de la composition de ses images, qu’un Shakespeare pour sa dramaturgie et son goût du meurtre, qu’un Nietzsche dans le domaine de la morale. On lui prêta même un mysticisme qui le conduisit, dit- on, à tourner Faux coupable pour donner raison à ses exégètes. Le cinéphile se mit à chercher chez tel ou tel cinéaste des constances dans les thèmes tournés, des tics d’écriture cinématographique (abus du gros plan ou de la contre- plongée), des obsessions politiques ou sexuelles comme s’il avait étudié Balzac ou Stendhal. Les Cahiers du cinéma exaltèrent Howard Hawks, et Positif, revue d’une autre sensibilité, mit en avant John Huston. Il est amusant de voir comment le parallèle Hawks-Huston finit par ressembler à un autre parallèle, Corneille-Racine, cher, jadis, aux candidats au baccalauréat. Huston peint les hommes tels qu’ils sont et Hawks tels qu’ils devraient être. Au fond, entre le cinéphile et le bon élève, ce n’était qu’affaire de sujet. Une littérature a fini par naître. Longtemps, Bardèche et Brasillach puis Georges Sadoul ont régné sur l’histoire du cinéma. Depuis, les livres se sont multipliés, et chaque cinéphile a sa bibliothèque idéale. Le cinéphile eut bien vite son temple, sa Comédie-Française, sa Sorbonne : la Cinémathèque, qui supplanta rapidement, du moins à Paris, les ciné-clubs. Née avenue de Messine, elle s’installa rue d’Ulm, puis passa au palais de Chaillot, avant de se retrouver aujourd’hui à Bercy. Elle était, elle est encore, le lieu privilégié de rencontre des « cinglés du cinéma ». Ajoutons-y quelques salles qui défendent elles aussi les « classiques », car le Septième Art a ses classiques comme la littérature. Aujourd’hui le cinéphile appartient, je le crains, à une espèce en voie de disparition, victime de l’essor d’Internet et de la crise de la culture. La cinéphilie était une passion inséparable d’une certaine culture, elle était un choix et une réflexion, elle était aussi une quête du Graal car les films anciens furent difficiles à voir avant la multiplication des chaînes de télévision et la diffusion de la vidéo- cassette puis du DVD. Le cinéphile mettait sur le même plan Carné et Cicéron, Les Enfants du paradis et Les Tusculanes. C’était un goût, non une manifestation d’inculture ou
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