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Dialectique et amour de soi chez Rousseau - Sens Public PDF

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Revue électronique internationale International Web Journal www.sens-public.org Dialectique et amour de soi chez Rousseau Lectures du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes C L HRISTOPHE ITWIN Résumé: Le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) est sans doute, avec le Contrat social (1762) et l'Émile (1762), le texte qui a conduit la pensée de Rousseau a être considérée comme proprement philosophique. Cette reconnaissance du statut proprement philosophique de l'œuvre de Rousseau, aussi indiscutable qu'elle paraisse aujourd'hui, n'a pas été immédiate. Le ton polémique et paranoïaque du genevois, ses polissonneries et sa vie tumultueuse, ont pu durablement biaiser la perception de son œuvre, donner à sa pensée l'apparence de la contradiction. Rousseau a certes été consacré très vite comme le père du romantisme et l'âme de la Révolution, mais c'est certainement avant tout la pensée allemande qui a mis en valeur sa consistance philosophique. Contact : [email protected] Dialectique et amour de soi chez Rousseau1 Christophe Litwin L e Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) est sans doute, avec le Contrat social (1762) et l'Émile (1762), le texte qui a conduit la pensée de Rousseau a être considérée comme proprement philosophique. Cette reconnaissance du statut proprement philosophique de l'œuvre de Rousseau, aussi indiscutable qu'elle paraisse aujourd'hui, n'a pas été immédiate. Le ton polémique et paranoïaque du genevois, ses polissonneries et sa vie tumultueuse, ont pu durablement biaiser la perception de son œuvre, donner à sa pensée l'apparence de la contradiction. Rousseau a certes été consacré très vite comme le père du romantisme et l'âme de la Révolution, mais c'est certainement avant tout la pensée allemande qui a mis en valeur sa consistance philosophique : Kant, le premier2, et à sa suite, Fichte, Hegel, Marx, Cassirer3… La lecture de Rousseau a manifestement eu une grande incidence dans la constitution des grands systèmes philosophiques de l'idéalisme allemand. Il semble en particulier difficile de ne pas voir un lien entre l'analyse de l'aliénation que provoque l'apparition de l'amour propre dans le Second Discours4, et la dialectique entre maîtrise et servitude qui naît de l'exigence individuelle et universelle de la reconnaissance d'autrui dans le célèbre chapitre 4 de la Phénoménologie de l'Esprit5. Le concept d'une reconnaissance universelle, pilier de la raison pratique kantienne, du système de la liberté fichtéenne6 et moteur de la 1 Ce texte est la reprise rédigée d'une présentation donnée le 11 novembre 2003 à l'Université de Princeton, dans le cadre du séminaire de M.-H. Huet consacré aux rapports entre fiction et philosophie en France au 18e siècle. 2 Kant discute constamment la pensée de Rousseau. On trouvera des discussions particulièrement serrées dans les textes œuvres et opuscules suivants, tous traduits dans diverses éditions en français, les meilleures étant sans doute Vrin et Gallimard (Pléiade) : Anthropologie du point de vue pragmatique, Projet d'une paix perpétuelle, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, Fondements de la métaphysique des mœurs, Métaphysique des mœurs. 3 Cassirer, Le problème J.-J. Rousseau, trad. M. de Launay, préface de J. Starobinski, Hachette, 1987. Voir un article sur ce sujet sur le site remue.net. 4 Nous adoptons ce « titre », par commodité, pour désigner le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, qui paraît cinq années après le premier Discours sur les Sciences et les arts (1750). Nous renvoyons le plus souvent à l'édition par Jacques Roger de ces deux textes chez Garnier- Flammarion. 5 Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, vol I, trad. J. Hyppolite, Aubier, 1941. 6 Voir en particulier, Fondements du droit naturel selon les Principes de la Doctrine de la Science, trad. A. Renaut, rééd. 2000, PUF Quadrige n° 272. Article publié en ligne : 2004/09 – 2007/11 (réédition) http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=89 © Sens Public | 2 CHRISTOPHE LITWIN Dialectique et amour de soi chez Rousseau dialectique hégélienne, est structurellement fort comparable à l'amour propre rousseauiste - cette aliénation d'un rapport ontologique heureux à soi appelé amour de soi. En effet, si on compare rapidement la description de l'aliénation qui s'opère dans le Second Discours, à la dialectique du maître et de l'esclave, les similitudes sont frappantes. Précisons la chose en commençant par rappeler les étapes de cette dialectique. L'apparence dialectique du Second Discours La dialectique hégélienne se met en place, selon sa nécessité logique, dans le passage du sentiment de soi à la conscience de soi. La conscience de soi suppose en elle le concept de la liberté, c'est-à-dire de l'irréductibilité de son être à la série des événements particuliers de la nature. La conscience de soi se libère du simple sentiment de soi par une négation, la négation de son être-là seulement naturel. Le naturel étant la marque du contingent et du particulier, l'affirmation de la liberté de la conscience de soi doit elle-même ne pas se réduire à une simple occurrence particulière finie : l'affirmation de la liberté est nécessairement le véhicule d'une signification universelle, d'une signification qui dépasse la série temporelle indéfinie des événements de la nature. Or, le propre d'une affirmation universelle étant précisément qu'elle ne vaille pas pour tel ou tel individu, mais pour tout être capable de la penser, l'affirmation de la liberté de la conscience de soi, parce qu'elle se veut universelle, suppose la possibilité d'être reconnue en vérité par toute conscience de soi - donc par cette fonction générale qu'un être libre appellera « autrui ». Or, la manière dont je me manifeste à autrui est celle de ce corps, de cet être-là spatio- temporel, fini, naturel : le regard effectif d'autrui est d'abord perçu comme une négation de l'affirmation absolue de ma liberté. J'ai beau dire que « je suis », en un sens universel et intemporel, je suis pour autrui d'abord cet objet particulier et temporel de sa perception, dont l'identité est à même d'être changée, altérée, voire détruite par le temps - dans la mort. Montrer que la mort n'est pas une limitation de son être devient alors l'objectif de la conscience de soi, soit encore, nier la négation de son être présente dans le regard d'autrui. S'engage alors dans la confrontation entre les deux consciences, une lutte à mort pour la reconnaissance. Trois scénarios sont alors possibles : les deux combattants s'entre-tuent ; l'un des deux périt dans la lutte ; l'un des deux abandonne la lutte et reconnaît la liberté de l'autre. C'est avec ce dernier cas que commence ce que Hegel appelle l'histoire, c'est-à-dire la véritable sortie de la nature - car dans les deux autres cas, ou bien les deux consciences disparaissent, ou bien la contradiction initiale du regard d'autrui est vouée à se répliquer à l'identique. Celui qui a cédé a senti dans les profondeurs de son être l'angoisse de la mort, et en s'aliénant à celui qui devient son maître, a reconnu la mort Article publié en ligne : 2004/09 – 2007/11 (réédition) http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=89 © Sens Public | 3 CHRISTOPHE LITWIN Dialectique et amour de soi chez Rousseau comme « le maître absolu ». L'histoire commence pour lui, non pour le maître, qui n'a pas fait cette expérience, et pour qui la négation de la nature en lui, reste l'objet d'une affirmation immédiate, d'un combat à toujours reproduire d'une manière essentiellement insatisfaisante, car la reconnaissance de sa liberté ne sera pas le fait d'une liberté, mais d'une servitude. A l'inverse, l'angoisse de la mort qu'a ressenti l'esclave le pousse à un long travail de transformation de la nature en lui - ce travail est assimilé à l'histoire. L'histoire commence avec l'aliénation, avec ce moment où une conscience de soi est forcée dans une lutte à mort de reconnaître la liberté d'une autre conscience de soi, qui dans ce même geste nie sa liberté. Or, le Second Discours ne nous décrit-il pas quelque chose de très semblable ? Tout d'abord, dans l'idée même d'un « contrat de dupes »7 chez Rousseau, ne reconnaît-on pas une structure fort analogue à cette reconnaissance qui lie le maître et l'esclave, puisque le propre de ce contrat est bien d'entériner, comme une décision de droit plus qu'un rapport de force, l'aliénation d'une liberté à l'égard du pouvoir d'un autre individu ou groupe d'individus ? N'est-ce pas aussi par la crainte d'une violence répétée, et d'une menace pour la survie, que l'inégalité et la servitude se trouvent instituées. Certes, l'inégalité est ici instituée par une ruse et un masque, tandis que là, c'est par une lutte à mort, mais chez Hegel aussi, l'histoire tend à voiler sous le mythe le caractère éclatant de la lutte initiale, et instituer historiquement l'inégalité comme un dogme. Ajoutons que la servitude du contrat de dupes est, comme dans la dialectique hégélienne, une servitude réciproque : « tel se croit le maître des autres qui ne laisse pas d'être plus esclave qu'eux »8. La liberté se perd dans l'état social corrompu du Second Discours, et n'est susceptible de se retrouver sous une autre forme que dans l'état civil institué par le pacte social, « l'acte par lequel un peuple est un peuple »9 et dans lequel le sens de l'aliénation est transformé. Mais surtout, la fonction de l'amour propre semble tout à fait analogue à celle de l'exigence de reconnaissance universelle. L'amour propre est décrit comme l'intériorisation du regard d'autrui dans le rapport à soi-même. Autrement dit, à la différence de l'animal, l'homme est capable de se regarder lui-même comme s'il était vu par autrui, de se représenter son existence comme s'il lui était extérieur. C'est bien ce que suppose toute position universelle de son être, et ce qui est requis dans l'exigence de reconnaissance universelle, dont le principe est formalisé (par Fichte, puis par Hegel) dans l'expression Moi = Moi. Ce Moi = Moi détermine formellement, aux yeux de l'idéalisme allemand le concept de volonté ; or, significativement, dans les Principes de la 7 Cf. Second Discours, GF, pp. 244-245 : « En continuant d'examiner ainsi par les droits, on ne trouverait pas plus de solidité que de vérité dans l'établissement volontaire de la tyrannie, et il serait difficile de montrer la validité d'un contrat qui n'obligerait qu'une des parties, où l'on mettrait tout d'un côté et rien de l'autre et qui ne tournerait qu'au préjudice de celui qui s'engage. » 8 Contrat social, I, 1. 9 Contrat social, I, 5. Article publié en ligne : 2004/09 – 2007/11 (réédition) http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=89 © Sens Public | 4 CHRISTOPHE LITWIN Dialectique et amour de soi chez Rousseau Philosophie du Droit10, Hegel met étroitement en rapport, à travers l'analyse de la notion moderne de l'État, Fichte et Rousseau dans l'élaboration du concept de volonté : la Volonté générale serait un autre nom du Moi = Moi. Dire « je suis je », c'est poser l'égalité de soi-même avec son être hors de soi : cette égalité, pour autant qu'elle doit avoir une valeur universelle, doit valoir non seulement pour moi, mais pour tout autre moi. Rousseau met ainsi clairement en relation l'émergence de l'amour propre avec celle de la réflexion, et l'aliénation que provoque l'apparition de l'amour propre, dans le rapport que nous entretenions à l'état de nature avec notre être (le sentiment de soi chez Hegel, l'amour de soi chez Rousseau), est liée à l'apparition pour l'esprit d'idées dont les significations sont universelles - c'est-à-dire dépassent la ponctualité des situations particulières de l'état de nature, et doivent être reconnues par autrui. La sortie de l'état de nature est perte de l'innocence de notre rapport à l'être dans le sentiment, parce que l'être prend une signification qui dépasse les limites de l'existence naturelle. Rousseau met en lumière le lien étroit qui unit l'apparition de la réflexion, de l'amour propre et de la connaissance de la mort d'une manière qui rappelle bien la dialectique hégélienne. Avant que l'amour propre n'apparaisse, quand deux animaux se querellent pour un fruit que tous deux désirent sur un arbre, il s'ensuit peut-être quelques coups, mais l'affrontement passé - il ne perdure pas de véritable haine, c'est-à-dire de haine qui dépasse la durée de l'affrontement. Si avec l'amour propre, la rancœur apparaît, c'est parce que l'affrontement autour de l'objet est rapporté à des consciences qui étendent l'affirmation de leur être au-delà des limites naturelles de leur existence, et au-delà du présent de leur vie. Au lieu de se quereller pour la possession immédiate du fruit convoité, les deux consciences mettent en relation leurs moi respectifs avec cet objet, font leur le fruit. La mise en relation de la possession de l'objet avec un être dont la signification dépasse les limites du présent de l'existence naturelle, est à la fois l'origine de la propriété et de la guerre, puisque ce qui n'était qu'un affrontement ponctuel pour un objet immédiatement convoité par deux animaux devient la cause d'un véritable affront personnel. La transgression des limites de la durée naturelle par l'affirmation d'universalité du moi est rendue manifeste dans le passage de la possession de l'objet à l'affirmation de la propriété, et à la transformation d'une dépossession en un vol, en une atteinte à la personne, à un moi représenté. Or c'est la réflexion qui met en relation l'esprit avec ce qui nie la particularité naturelle ; de fait, parce qu'elle s'énonce de manière universelle, elle nécessite la reconnaissance intersubjective de sa validité ; l'être qui pense une signification universelle considère la question de son propre être dans l'expression d'un Je ou d'un Moi, de manière universelle - donc d'une manière qui 10 Principes de la Philosophie du Droit, § 258, Remarque. L'édition de référence reste pour nous celle de R. Derathé, Vrin 1993. Article publié en ligne : 2004/09 – 2007/11 (réédition) http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=89 © Sens Public | 5 CHRISTOPHE LITWIN Dialectique et amour de soi chez Rousseau dépasse les limites de son existence naturelle. Mais n'étant pas dans un rapport ontologique naturel, c'est-à-dire ici immédiat, à son propre Je représenté comme identité indépendante du devenir, l'esprit de l'animal qui réfléchit n'est pas dans un rapport heureux à son être - et corrélativement sa force vitale n'a pu que s'affaiblir, comme chez Nietzsche l'hypostase de la vérité et de l'universel en valeurs absolues est le symptôme d'un affaiblissement de la volonté de puissance11. « L'extrême inégalité dans la manière de vivre, l'excès d'oisiveté dans les uns, l'excès de travail dans les autres, la facilité d'irriter et de satisfaire nos appétits et notre sensualité, les aliments trop recherchés des riches, qui les nourrissent de sucs échauffants et les accablent d'indigestions, la mauvaise nourriture des pauvres, dont ils manquent même le plus souvent, et dont le défaut les porte à surcharger avidement leur estomac dans l'occasion, les veilles, les excès de toute espèce, les transports immodérés de toutes les passions, les fatigues, et l'épuisement d'esprit, les chagrins, et les peines sans nombre qu'on éprouve dans tous les états, et dont les âmes sont perpétuellement rongées. Voilà les funestes garants que la plupart de nos maux sont notre propre ouvrage, et que nous les aurions presque tous évités, en conservant la manière de vivre simple, uniforme, et solitaire qui nous était prescrite par la nature. Si elle nous a destinés à être sains, j'ose presque assurer que l'état de réflexion est un état contre nature, et que l'homme qui médite est un animal dépravé. »12 Si la réflexion est un état contre nature, n'est-ce pas parce que la méditation réflexive introduit la figure d'autrui dans le rapport à la signification universelle de l'être ? La médiation d'autrui dans le rapport à soi-même est bien la perte du rapport naturel sensible à son propre être. L'introduction d'un rapport de représentation, imaginaire ou intellectuelle à lui-même est cette aliénation à soi. Or l'aliénation de l'homme de l'état de nature est le lieu de naissance d'un rapport tyrannique à autrui, cette médiation impossible de soi à l'image de soi. De fait, corrélativement, 11 Voir entre autres le célèbre paragraphe intitulé « Comment le vrai monde est devenu une fable » dans Le crépuscule des idoles, et « Le cas Socrate » dans Par delà bien et mal. Les traductions de ces textes foisonnent. Je recommande celles de Gallimard ou Garnier-flammarion. 12 Second Discours, Op. Cit., p. 179. Kant reprend cette analyse du Second Discours dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (au début de la Première Section, « Transition du Savoir rationnel commun de la moralité au Savoir philosophique »), mais dans un contexte dualiste : « Chez un être de raison et de volonté, si l'objet propre de la nature était sa conservation, son bien-être, en un mot, son bonheur, alors la nature se serait fort mal arrangé en choisissant la raison de la créature pour aboutir à cette fin. » (ma traduction). Kant en déduit que la fin de l'homme n'est pas d'abord le bonheur, mais ce bien suprême qu'est la liberté entendue précisément comme égalité universelle avec soi-même du moi de la raison pratique. La suite de notre étude essaie de montrer que Rousseau récuse précisément, à partir de son concept d'amour de soi, la scission originelle que Kant introduit dans la nature humaine. Article publié en ligne : 2004/09 – 2007/11 (réédition) http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=89 © Sens Public | 6 CHRISTOPHE LITWIN Dialectique et amour de soi chez Rousseau comme chez Hegel le lien apparaissait entre la figure d'autrui, l'exigence de reconnaissance universelle et la question de la mort propre de la conscience de soi, chez Rousseau, l'homme se distingue de l'animal par la connaissance qu'il a du fait qu'il va mourir. « Jamais l'animal ne saura ce que c'est que mourir, et la connaissance de la mort, et de ses terreurs, est une des premières acquisitions que l'homme ait faites, en s'éloignant de la condition animale. »13 Cette connaissance n'est peut-être pas simplement empirique, mais aussi logique : l'affirmation universelle de l'être de sa pensée constituant une transgression des limites de son existence naturelle et finie, l'homme ne fait pas que périr. Il se projette au-delà du présent de son existence, et en nie la particularité, le caractère simplement naturel. En se représentant son moi, comme s'il était vu par autrui, l'homme introduit une double négativité dans son rapport à l'être : 1) parce qu'il se représente son existence comme un objet extérieur, il perd l'immédiateté du sentiment de soi, mais aussi peut s'imaginer sa mort telle qu'autrui la percevrait de manière extérieure ; 2) parce qu'en disant « je suis », il affirme une identité de son être qui dépasse le devenir, la consécution des durées particulières de la vie animale. Il nie cette succession de moments particuliers sans identité, et en affirme une qui ne dépend pas du temps. Précisons le second point avant de revenir au premier. Si l'idée d'une vérité universelle est celle de quelque chose qui ne dépend pas des circonstances temporelles, à l'inverse, le trait de ce qui est temporel est bien d'avoir un début et une fin : la réflexion apparaît avec l'amour propre, mais aussi avec la conscience du temps par delà le présent, et la connaissance de la mort. L'amour propre transforme le rapport à la temporalité, et dans la mesure où il présuppose la coexistence d'une relation à l'universel au sein d'une existence particulière, dont la naissance est déjà la marque de la finitude, il révèle pour l'être en lequel s'est opérée cette scission la certitude de la mort à venir, sa connaissance. Ainsi, le rapport à l'universel, qui s'est fait jour avec la réflexion et l'amour propre, le pousse à dépasser les limites du présent de son existence naturelle, et l'amène à la connaissance de la mort. L'apparition de l'universel est corrélativement pour l'homme celle de la mortalité de son existence particulière, et l'apparition de l'universel est elle- même corrélative de l'intériorisation du regard d'autrui, de son jugement - tout jugement universel devant aussi valoir pour autrui. On comprend ainsi la relation entre l'apparition de la connaissance de la mort et celle de la réflexion. On peut préciser à présent la corrélation entre cette connaissance de la mort et l'amour 13 Second Discours, Op. Cit., p. 196. Significativement, la question de la connaissance de la mort apparaît juste après l'introduction de la faculté proprement humaine qu'est la perfectibilité, elle qui permet la modification de l'amour de soi en amour-propre... Article publié en ligne : 2004/09 – 2007/11 (réédition) http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=89 © Sens Public | 7 CHRISTOPHE LITWIN Dialectique et amour de soi chez Rousseau propre, tel que l'énonce le premier point. La mort, c'est en effet très rigoureusement ce qu'un être qui n'est pas capable de se représenter soi-même comme s'il était vu par un autre ne pourra jamais connaître. L'animal périt, mais ne connaît pas la mort. En revanche, l'homme, parce qu'il est capable d'amour propre, est capable de se représenter sa mort comme s'il la regardait au point de vue d'autrui. La faille qu'introduit l'amour-propre comme représentation de notre être au point de vue d'autrui, soit dans l'imagination (je m'imagine tel qu'une autre personne quelconque me verrait), soit dans la réflexion (je me représente tel que je crois être objectivement pour tout autre ; j'essaie de penser ce qu'il y a d'universel dans mon être), est donc l'écart avec soi qui éveille la connaissance de la mort. Là encore, l'analyse rousseauiste des passions semble nous conduire au plus proche de la dialectique hégélienne, ou en tout cas semble valider cette interprétation spéculative… La sortie de l'état de nature est immédiatement affaiblissement et servitude : l'institution de la personne, associée à la propriété, est la perte d'un rapport sain et heureux à soi dans l'amour ou le sentiment de soi ; l'histoire commence véritablement avec l'institution pseudo-juridique de l'inégalité dans le contrat de dupes, dans une aliénation politique qui condamne l'homme à une course métaphysique après lui-même, en même temps qu'à la multiplication des artifices pour voiler le malheur de l'être perdu. On aurait chez Rousseau une anticipation pessimiste, et sans la rigueur systématique, de l'idéalisme allemand, le genevois mettant l'accent sur la contingence « historique » de l'aliénation de l'homme, la dialectique insistant davantage sur sa nécessité spéculative et le sens qu'elle donnerait à l'histoire à venir : la libération collective de l'humanité, par le travail, la mutation sociale ou encore la révolution. L'amour de soi : arme anti-dialectique du naturalisme de Rousseau L'éclairage du Second Discours, par le concept d'amour propre, compris comme reconnaissance est séduisant, et ouvre à la fois à la Science de la liberté de Fichte qui développe a priori les conséquences systématiques de la contradiction entre le principe d'égalité universelle avec soi-même (Moi = Moi) et le principe qui nie cette égalité (le Non-Moi), et à la dialectique historique hégélienne. Tellement séduisant, qu'à notre avis, cet éclairage a structuré les interprétations majeures de la pensée de Rousseau, et par là partiellement atténué son originalité philosophique. Nous voudrions précisément montrer ici, que l'essentiel dans le « Second Discours », ne tient pas à la première mise en lumière historique des prémisses d'une interprétation dialectique de l'histoire (que le pessimisme bien connu de Rousseau lui interdirait de Article publié en ligne : 2004/09 – 2007/11 (réédition) http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=89 © Sens Public | 8 CHRISTOPHE LITWIN Dialectique et amour de soi chez Rousseau penser, à la manière de Kant, Fichte, Hegel ou Marx, comme progrès), mais bien plutôt simultanément à la subversion du discours dialectique de la raison sur l'histoire. Significativement, tous les auteurs que nous citons s'accordent à voir dans l'apparition de l'amour-propre rousseauiste la manifestation de l'aliénation, mais aucun ne fait véritablement sien le contenu intempestif du Second Discours, l'idée que l'homme serait un animal dépravé, affaibli. On ne trouve peut-être pas d'affirmation majeure d'une idée semblable dans la philosophie allemande avant Schopenhauer14, et surtout Nietzsche15. Kant est sans doute le plus indulgent à l'égard de Rousseau, mais lui-même n'est pas prêt à aller jusqu'à parler de dépravation, dénaturation, de corruption dans l'apparition de la réflexion. Si on analyse plus précisément le contenu de l'aliénation tel qu'il est formulé par l'idéalisme allemand, on s'aperçoit que l'aliénation en question est celle du Moi posé dans son égalité à lui-même. Or, quand Rousseau décrit l'amour propre comme une corruption, parle-t-il avant tout d'une aliénation en ce sens ? Peut-être pas. Ce dont l'homme s'est aliéné dans le discours de Rousseau, c'est moins l'égalité à soi dans la représentation de son être, que la nature. Il nous semble que sur ce point, un texte de l'Émile éclaire de façon capitale l'aliénation décrite dans le Second Discours. Rousseau insiste dans ce passage sur le caractère fondamental de cette passion qu'il appelle « l'amour de soi ». Nous proposons de voir dans l'élaboration proprement rousseauiste de cette notion une interprétation naturaliste de l'aliénation, qui remet en perspective de manière inattendue aussi bien le dualisme kantien que la dialectique. « La source de nos passions, l'origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l'homme et ne le quitte jamais tant qu'il vit, est l'amour de soi: passion primitive, innée, antérieure à toute autre, et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que des modifications. En ce sens, toutes, si l'on veut, sont naturelles. Mais la plupart de ces modifications ont des causes étrangères sans lesquelles elles n'auraient jamais lieu; et ces mêmes modifications, loin de nous être avantageuses, nous sont nuisibles; elles changent le premier objet et vont contre leur principe: c'est alors que l'homme se trouve hors de la nature, et se 14 Cf. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation. La « Représentation » a bien pour fonction de pouvoir affaiblir, neutraliser (dans l'expérience esthétique, la loi morale, et la sainteté) la « Volonté » conçue comme ce principe aveugle d'individuation qui gouverne l'existence - qu'on peut apparenter encore au mouvement même de la nature. 15 Chez Nietzsche, l'apparition de la dialectique de Socrate, l'hypostase de la valeur de « vérité » au-dessus de la « vie » est symptomatique d'un affaiblissement de la Volonté de puissance, et du nihilisme. L'esprit dialectique est le symptôme d'un corps malade. Voir sur ce sujet, Par delà bien et mal, et surtout La généalogie de la morale. Le livre le plus stimulant sur Nietzsche, quoique discutable sur le détail de l'interprétation, reste sans doute Nietzsche et la philosophie de G. Deleuze, PUF, Quadrige, 7ème édition, 1988. Article publié en ligne : 2004/09 – 2007/11 (réédition) http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=89 © Sens Public | 9 CHRISTOPHE LITWIN Dialectique et amour de soi chez Rousseau met en contradiction avec soi. L'amour de soi-même est toujours bon, et toujours conforme à l'ordre. Chacun étant chargé spécialement de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être d'y veiller sans cesse: et comment y veillerait-il ainsi, s'il n'y prenait le plus grand intérêt ? »16 Autrement dit, toutes les passions dérivent de l'amour de soi - y compris l'amour propre. Il y a certes un saut qui s'effectue dans le passage de l'animalité à l'humanité, mais ce saut doit être compris lui-même dans la continuité des modifications de l'amour de soi. Ce dernier point mérite d'être précisé d'emblée. Il ne s'agira pas pour nous de faire de l'amour de soi une passion première et animale, un simple principe de conservation, à côté d'autres passions. Plutôt qu'une donnée objective particulière à l'anthropologie rousseauiste, nous voulons d'abord comprendre cette passion primitive comme un principe à partir duquel la manière d'être des passions - aussi différentes les unes des autres, et aussi aliénantes soient-elles - devient intelligible. Contre le postulat d'une hétérogénéité dans la nature humaine (ainsi à un amour de soi originaire entendu comme simple principe de conservation animale on opposerait un amour- propre corrupteur, ou encore à un intérêt particulier individuel un intérêt général17), notre proposition fondamentale souligne une origine et un principe communs à toutes nos passions. L'essentiel de la pensée de Rousseau tient au caractère factice de la position de toute hétérogénéité dans la nature humaine. C'était bien le sens du reproche fait à Hobbes, dans le Second Discours18, et à la philosophie qui, au Livre I de l'Emile, « va rendre raison par des vices naturels : l'orgueil, l'esprit de domination, l'amour-propre, la méchanceté de l'homme »19. Il faut donc commencer par ne pas diviser l'homme en naturalisant son sentiment de faiblesse, ses vices ou la méchanceté de ses passions. Cette critique, qui porte d'abord contre Hobbes, et la méchanceté de l'homme à l'État de nature, met indirectement en cause la lecture d'héritage kantien de Rousseau, puisque, à proprement parler, il y a une opposition irréductible entre le dualisme de la nature humaine chez Kant, dualisme qui oppose en l'homme son intérêt particulier et l'intérêt universel de la raison pratique, et la revendication du caractère originellement un de la nature humaine chez Rousseau. Au lieu de multiplier les origines de nos intérêts et passions en divisant notre nature d'homme 16 Émile, Livre IV, GF 1966, p. 275. Voir sur Internet le Livre IV. 17 B. Bernardi souligne dans son article : « La notion d'intérêt chez Rousseau : une pensée sous le signe de l'immanence » (in Cahiers philosophiques de Strasbourg, XIII) que la notion d'intérêt général ne se retrouve presque jamais chez Rousseau. Bien plutôt, Rousseau parle toujours d'intérêt commun. 18 Voir Second Discours, GF, p.176. 19 Émile, Livre I, GF, p. 77. « le sentiment de sa faiblesse, pourra-t-elle [cette philosophie] ajouter, rend l'enfant avide de faire des actes de force, et de se prouver à lui-même son propre pouvoir ». Article publié en ligne : 2004/09 – 2007/11 (réédition) http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=89 © Sens Public | 10

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