Des Tragiques à la Confession du Sieur de Sancy d’Agrippa d’Aubigné: intertexte biblique et dialogisation interne Éliane Kotler To cite this version: Éliane Kotler. Des Tragiques à la Confession du Sieur de Sancy d’Agrippa d’Aubigné: intertexte biblique et dialogisation interne. X, L’Harmattan, à paraître (en 2016), 2016, collection Questions contemporaines. hal-01370927 HAL Id: hal-01370927 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01370927 Submitted on 23 Sep 2016 HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires abroad, or from public or private research centers. publics ou privés. Des Tragiques à la Confession du Sieur de Sancy d’Agrippa d’Aubigné : intertexte biblique et dialogisation interne Eliane Kotler Université Nice-Sophia Antipolis CNRS, BCL, UMR 7320 L’œuvre d’Agrippa d’Aubigné est une œuvre militante. De son œuvre poétique majeure, les Tragiques, à la Confession du Sieur de Sancy, Agrippa d’Aubigné change de registre mais vise les mêmes cibles, l’Eglise catholique et le pouvoir politique inféodé au pape ; il s’agit toujours pour lui de représenter un monde profondément perverti parce que tout y est inversé ; chaque chose est convertie en son contraire : le faux a pris la place du vrai, le mal celle du bien, sous l’impulsion du pouvoir catholique, « marchepied fangeux » de la « bête de Rome ». De ce fait, il n’est pas surprenant que, d’une œuvre à l’autre, les mêmes expressions, les mêmes images, fassent l’objet de réécritures, si bien qu’au delà des particularités génériques, un dialogue semble s’établir entre les différents écrits. Les images les plus fortes tirent leur légitimité de la seule autorité valide aux yeux du poète ardent défenseur de la Réforme, à savoir les Saintes Ecritures dont les prophéties sont devenues pour lui des réalités. Si l’intertexte biblique a fait l’objet de nombreuses études1, les procédés de réécritures successives ou simultanées du discours biblique n’ont guère été analysés jusqu’ici. Je me propose donc d’étudier les manifestations de ce qui apparaît a priori comme un phénomène de dialogisme interne dans l’œuvre d’Agrippa d’Aubigné, dans le but de préciser l’incidence du genre sur les manifestations textuelles d’expressions et de figures empruntées à la Bible. Dès lors se pose un problème de chronologie : on sait à présent que la rédaction des Tragiques s’échelonne de 1572 à 1616. On a longtemps cru en effet que la majeure partie de l’œuvre était achevée en 1589 ; Jean-Raymond Fanlo a montré qu’il n’en était rien et que la rédaction de certains passages ne pouvait être que plus tardive, sans doute contemporaine de celle du Sancy, qui se situerait, elle, dans les années 1597-16002, voire postérieurement, si bien qu’il nous sera difficile de préciser dans quel sens s’opèrent les éventuels phénomènes de réécriture d’une oeuvre à l’autre. Ce qui est certain, c’est qu’au moment où sont écrits aussi bien les passages des Tragiques cités ici que la Confession du Sieur de Sancy, la cause réformée est entendue, le roi a abjuré sa foi réformée et, comble d’abomination aux yeux d’Aubigné, l’édit de Nantes a été promulgué. L’enjeu politique n’existe plus en tant que tel, mais la plume reste pour l’écrivain l’outil par lequel il crie son indignation et discrédite ses adversaires. Dans cette perspective, les écrits bibliques apportent à sa parole légitimité et autorité selon des modalités assez différentes d’une œuvre à l’autre, comme j’essaie de le montrer. 1 Citons bien évidemment celle déjà ancienne mais incontournable de Marguerite Soulié, L’Inspiration biblique dans la poésie religieuse d’Agrippa d’Aubigné, Paris, Kincksieck, 1977 mais aussi Jean-Raymond Fanlo qui, dans son édition critique des Tragiques (Paris, Champion 2003), propose un index mettant en correspondance passages bibliques et texte des Tragiques, p. 1091-1097. 2 Voir à ce sujet l’édition critique des Tragiques établie par Jean-Raymond Fanlo. Il en ressort que la plupart des passages des Tragiques cités ici auraient vraisemblablement été écrits pendant la durée du règne d’Henri IV, soit entre 1589 et 1610. Gilbert Schrenk a montré que la rédaction du Sancy s’étale aussi sur une durée relativement longue : commencée sans doute en 1597 après la conversion de Sancy, certains chapitres, dont le « Dialogue de Mathurine et du jeune Du Perron » dateraient de 1600 ; quant à la composition définitive, elle pourrait avoir été achevée en 1616. Voir à ce sujet « La poétique pamphlétaire du proto-Sancy », in Travaux d’Humanisme et Renaissance, n°CCCXXXIII, « Poétiques d’Aubigné », Genève, Droz, 1999, p. 191-205. 1 Ce qui apparaît d’emblée, c’est que certaines images récurrentes, en fait celles qui donnent à l’univers imaginaire d’Agrippa d’Aubigné sa configuration, trouvent leur origine dans l’Ecriture Sainte, dont A. d’Aubigné avait une connaissance parfaite3, et qu’elles sont utilisées dans l’œuvre épique comme dans l’œuvre pamphlétaire. Les références bibliques nourrissent l’ensemble du texte des Tragiques, œuvre poétique écrite en vers alexandrins, bien connue comme l’épopée en sept chants du peuple protestant. Mais elles sont également nombreuses dans le Sancy, parodie de discours justifiant la conversion à la religion catholique du locuteur, Sancy, qui, comme beaucoup de huguenots, a tourné casaque après la conversion du roi Henri IV en 15934. Les références, explicites ou non, au texte biblique sont si nombreuses que j’ai été amenée à opérer des choix guidés par deux principes. Tout d’abord je ne retiendrai que les passages du texte sacré qui ont fait l’objet d’une réécriture dans chacune des deux oeuvres. C’est ainsi que l’image de Jésabel référant à Catherine de Médicis, empruntée au livre des Rois et récurrente dans les Tragiques, ne sera pas étudiée ici parce qu’elle est absente du Sancy. Ensuite je me focaliserai sur l’étude de passages qui m’ont semblé les plus emblématiques parce qu’ils débouchent sur des images qui structurent l’ensemble de l’œuvre d’A. d’Aubigné. Ces images sont celles du Pape-Antéchrist, de l’Eglise catholique, tantôt prostituée, tantôt caverne de brigands, celles de représentations emblématiques et opposées de la foi catholique et de la foi réformée. Mon approche s’inscrit une perspective d’analyse du discours, certes anachronique par rapport à l’époque où ces textes ont été écrits, mais qui ne me paraît pas illégitime dans la mesure où elle permet d’apporter un éclairage sur les spécificités des textes. Ainsi, je me demanderai si ce sont les mêmes procédés qui sont mis en œuvre dans chacune des réécritures ou si la différence de genre peut expliquer ou justifier des différences que j’essaierai de décrire. 1. Représentations du pape 1.1. Le pape-Antéchrist L’une des représentations les plus propres à frapper l’imagination est celle du Pape – Antéchrist. C’est la deuxième Epitre de Paul aux Thessaloniciens évoquant l’Antéchrist qui est à l’origine des images d’un pape rivalisant avec Dieu lui-même : Que nul ne vous seduise en quelque sorte que ce soit : car ce jour-là ne viendra point que premierement ne soit advenuë la revolte, & que l’homme de peché ne soit revelé, le fils de perdition Qui s’oppose & s’eleve contre tout ce qui est nommé Dieu, ou qu’on adore, jusques à estre assis comme Dieu au temple de Dieu, se portant comme s’il estoit Dieu. 5 Les Tragiques présentent une réécriture assez proche du texte biblique, à ceci près que c’est le pape lui-même qui fait sienne cette affirmation de puissance supérieure : 3 Quelles éditions A. d’Aubigné a-t-il pu avoir entre les mains ? Il lisait la Bible en latin, en grec, mais aussi en hébreu ; sans doute la lisait-il également en français puisqu’au XVIe siècle des traductions en français sont déjà disponibles : la première traduction de Pierre Robert Olivetan, qui dominera toutes les versions françaises pendant trois siècles, paraît en 1535 ; elle sera révisée par Théodore de Bèze, à la traduction duquel Aubigné emprunte certaines citations. Nous nous référons quant à nous à la Bible de Genève de 1669, disponible en ligne. 4 Ces textes sont cités à partir de l’édition de la Pléiade, par Henri Weber, Jacques Bailbé et Marguerite Soulié, Gallimard, 1969. 5 II, Thessaloniciens, 3-4. 2 Je maintiens le Papat tout puissant en ce lieu Où, si Dieu je ne suis, pour le moins vice-Dieu. Fils de perdition, il faut qu’il te souvienne (…)6 La portée du texte originel est moindre que celle des Tragiques. La figure de la comparaison, « estre assis comme Dieu », « se portant comme s’il estoit Dieu » amoindrit la force du propos. Comme l’a noté Catherine Détrie, qui distingue clairement le processus métaphorique du processus comparatif, la comparaison est et n’est pas tout à la fois : « Le processus métaphorique vise la représentation, par un sujet, d’une réalité perçue, soumise au filtre perceptif qui la construit. La comparaison procède d’un autre processus puisqu’elle manifeste que la réalité perçue évoque un autre domaine, mais n’est pas de l’ordre de cet autre domaine, l’outil comparatif explicitant cette approche »7. Dans les Tragiques, c’est en fait à la figure de la définition qu’il est fait appel. Marc Bonhomme a montré que la définition, que l’on a l’habitude d’aborder soit sous l’angle lexicographique soit sous l’angle rhétorique comme instrument de l’argumentation, peut aussi s’envisager sous l’angle figural, sans que pour autant sa valeur argumentative en soit gommée. L’équivalence définitionnelle impose l’idée selon laquelle le pape rivalise avec Dieu jusqu’à occuper sa place. Le discours direct permet d’exprimer le dessein du pape (être Dieu), non parfaitement atteint, mais non écarté et partiellement réalisé. Cet état de vice-Dieu devient d’ailleurs le credo de Sancy, un credo affirmé dès les premières pages de sa « Confession » à laquelle il donne le la : Je croy le Pape estre plus que tout le monde ensemble, que tous les Saincts et que tous les Anges.8 L’image revient comme un leit motiv un peu plus loin dans le pamphlet, se renforce et s’enrichit d’une nouvelle équivalence particulièrement audacieuse entre le pape et Satan : Sathan (estoit) Souverain de l’Eglise, authorité de trois mille ans d’ancienneté et de succession, concierge de la maison d’oraison, Possesseur de la chaire de Moyse, Secretain de toutes les Eglises parrochiales d’entre les Juifs…9 La figure est intéressante : dans un énoncé définitoire, logiquement le premier membre est le terme à définir, le second sa définition ; il semblerait donc au premier abord que nous ayons affaire à une définition de Satan. En réalité, dans cette relation attributive, le terme défini n’est pas le premier terme, mais le second, à savoir le Pape, représenté ici par une série de périphrases consacrées dont la définition est portée par le premier terme, c’est-à-dire Satan. Nous avons affaire ici au procédé que Marc Angenot appelle « l’inversion d’équivalences » qui consiste à (renverser) l’ordre sujet-prédicat dans une définition polémique » où, de surcroît ; « un écart maximal » est ménagé entre « le definiendum et le definiens », le « definiendum » se substituant au « definiens »10. Du point de vue praxématique, la représentation est tout à fait différente de celle suscitée par la séquence respectant l’ordre ordinaire des termes. Ici la substitution est totale et le lecteur voit s’imposer l’image de Satan chef de l’Eglise catholique. 6 Jugement, v. 833-835. Le lien entre ces vers et la Déclaration du Synode de Gap de1603 proclamant que le pape est l’Antéchrist laisse penser que la rédaction de ce passage est postérieure à cette année 1603. 7 Voir Catherine Détrie, Du sens dans le processus métaphorique, 2001, p. 255. 8 Sancy, I, 1, p. 579-580. 9 Faeneste, IV, 9, p. 793. 10 Marc Angenot, La parole pamphlétaire, p. 143. 3 Plus loin dans l’œuvre, à partir d’une même hypothèse, à savoir l’incarnation de l’Antéchrist en la personne du pape, le discours se fait plus complexe. Jean-Davy du Perron, nommé par dérision le jeune du Perron, frère du théologien Du Perron, appelé couramment « le grand convertisseur » parce qu’il a reçu la conversion d’Henri IV et est à l’origine de nombre de conversions de huguenots au catholicisme, le frère donc du « Grand Convertisseur » rapporte à Mathurine, prostituée qui se targue de ramener les brebis égarées au giron de l’église romaine grâce à ses talents de galante dame, l’échange qu’il a eu avec Cayer, l’un des convertis, également cible des attaques d’A. d’Aubigné : croyez-vous, lui dis-je, que le Pape est l’Antechrist ? Oüy, dict il, il n’est pas Chrestien qui ne le croit. Je replique : ores cet Antechrist doit s’asseoir au temple de Dieu, qui est à dire l’Eglise; le lieu donc où est le Pape est l’Eglise sans faillir.11 Ici l’objectif est double. Il s’agit comme dans les Tragiques, d’établir une relation d’équivalence entre le pape et l’Antéchrist, et dans le même temps de discréditer les velléités de débattre selon les règles de la disputatio du « jeune du Perron » qui se pose en logicien mais s’avère incapable de raisonner de façon logique. La cohésion démonstrative formelle organisée à partir d’une définition et de connecteurs logiques (« or », « donc ») aboutit en effet à une tautologie (le lieu où est le pape est bien évidemment l’église). L’auteur prend en quelque sorte une revanche par fratrie interposée sur Jacques Du Perron, brillant controversiste celui qui a tourné en dérision Duplessis Mornay, théologien calviniste lors de la conférence de Fontainebleau en 1600 ainsi qu’Agrippa d’Aubigné, la même année. Dans les Tragiques comme dans le pamphlet, le poète joue sur le caractère énigmatique et incomplet du texte Paul pour le tirer dans le sens voulu par son argumentation. La fidélité de la reprise en mention de la fin du dernier verset apparaît comme la caution de la fidélité de la paraphrase au texte originel. Ceci dit, si l’on compare les deux réécritures, on est amené à constater que l’énoncé des Tragiques est incontestablement plus percutant : la pluralité des cibles dissout quelque peu la force du propos dans le Sancy. 1.2. Le topos du mundus inversus appliqué au pape Le texte biblique se trouve parfois relayé par un autre discours qui sert en lui-même les desseins d’A. d’Aubigné. Il s’agit des Décrétales et de leur commentaire, qui par une ironie du sort ou de l’histoire semblent parodier malgré elles les textes bibliques annonçant la venue de l’Antéchrist. Ainsi les deux passages suivants qui nous montrent l’Antéchrist, image inversée de Dieu, trouvent leur source dans les Décrets et bulles pontificales, notamment du pape Clément, dont ils sont la traduction fidèle, décrétales inspirées de l’épitre de Paul : Le texte des Décrétales et les commentaires qui l’accompagnent en particulier celui de Baldius est le suivant : (Papa) potest facere infecta facta et facta infecta (potest) etiam omne jus tollere et de jure sopra jus dispensare12 C’est toujours le Pape qui parle dans les Tragiques : 11 Sancy, II, I, p. 627. 12 Balde, De Legato, in G. Durandi, Speculum juris Joan-Andreae Baldae, Bâle, 1574, p. 51, cité dans la Pléiade, p. 1284, note 4. 4 je dispense, dit-il, du droict contre le droict ; Celui que j’ai damné, quand le ciel le voudroit, Ne peut estre sauvé ; j’authorise le vice ; Je fai le faict non faict, de justice injustice ; (…) Je fai de bouë un Roy, je mets les Rois aux fanges ; Je fai les Saincts, sous moy obeïssent les Anges Je puis (cause premiere à tout cet univers) Mettre l’enfer au ciel et le ciel aux enfers 13 Quasiment les mêmes formules se retrouvent dans le Sancy : le pape peut facere infecta facta et facta infecta. Par une seule histoire (…) je vous prouveray que le Pape peut disposer du droict contre tout droict, faire de injustice justice, et que les choses faictes ne le soyent point 14. Les préfixes inverseurs de sens, les tours négatifs, les structures en chiasme miment le processus d’inversion du monde et de ses valeurs. Le mundus inversus est un topos bien connu , « un de ces lieux communs transhistoriques où chaque génération inscrit des contradictions du moment présent » écrit Marc Angenot15. Et , comme l’observe toujours Marc Angenot, « la rigueur du processus d’inversion ne peut, aux yeux du polémiste, être le fait du hasard : une force « satanique » « doit être au principe de cette systématicité dans le retournement des normes les plus évidentes »16. Dans les deux cas, cette force satanique est préfigurée dans le texte des Décrétales qui affleure de façon très évidente puisque le texte des Tragiques en est la traduction fidèle. Quant au latin de la formule latine du Sancy, il signale l’emprunt en même temps qu’il l’authentifie ; et on peut supposer que le texte des Tragiques en est la réécriture fidèle en français. On notera cependant que les deux textes quoique très voisins dans les formules générales évoquant le monde à l’envers n’ont pas le même retentissement. Les exemples qui émaillent le texte des Tragiques donnent une force toute particulière au propos dont la portée polémique va bien au delà du réquisitoire contre la pratique des indulgences qu’on lui assigne dans les différentes éditions critiques. Convoquant le règne de Dieu et celui des souverains terrestres il situe indéniablement le passage dans le style « haut », même si Aubigné qualifie le style du premier livre de « bas et tragique ». En regard, les exemples cités dans le Sancy ne sont pas du même niveau ; ils mêlent des crimes d’état avec des tractations sur la durée du mandat papal et relèguent l’écrit au niveau « moyen » qui est d’ailleurs celui de la satire. Au delà de la proximité des deux formulations, on observera qu’Aubigné choisit de placer ces diatribes contre le pape à une place quasi identique dans ces deux œuvres, à savoir dans le premier livre des Tragiques et dans le chapitre liminaire du Sancy. Cette place n’est pas anodine : c’est là que se définissent les desseins des œuvres et il apparaît nettement d’emblée que ces desseins se recoupent. 2. Représentations de l’Eglise catholique 2.1. L’image de la prostituée 13 Misères, v. 1235-1244. 14 Sancy, I, 1, p. 580 15 Marc Angenot, La parole pamphlétaire, p. 103. 16 Idem, ibidem. 5 Ce Pape-Antéchrist règne sur une Eglise prostituée, dénommée « paillarde », « Babel » ou « Babylone » dans les Tragiques comme dans le Sancy. La même référence implicite à l’Apocalypse de Jean, XVII, parcourt l’œuvre entière d’A. d’Aubigné. Ce chapitre XVII évoque en effet sous le nom de Babylone, la prostituée c’est-à-dire la chrétienté apostate exerçant un pouvoir religieux et politique. Le texte de Jean est le suivant : Alors l'un des sept Anges qui avoyent les sept phioles, vint, & parla à moi, me disant, Vien, je te montrerai la condamnation de la grande paillarde, laquelle se sied sur plusieurs eaux : Avec laquelle les rois de la terre ont paillardé, & du vin de la paillardise de laquelle ont esté enyvrez les habitans de la terre. Ainsi donc il me transporta en esprit en un desert : & je vis une femme montée sur une beste de couleur d'écarlatte, qui estoit pleine de noms de blaspheme, ayant sept testes & dix cornes. Et la femme estoit accoustrée de pourpre & d'écarlatte, & parée d'or, & de pierres precieuses, & de perles : tenant en sa main une coupe d'or, pleine d'abominations de la soüillure de sa paillardise. Et en son front il y avoit un nom escrit, Mystere, la grande Babylone, la mere des paillardises & des abominations de la terre(…)17 Aux yeux des Réformés la Babylone religieuse se confond avec Rome et cela depuis Luther. Se fondant sur cette relation d’équivalence entre Rome et Babylone, Aubigné voit dans l’Apocalypse de Jean la préfiguration du tableau actuel de l’Eglise romaine assimilée à une prostituée, tenant son « giron paillard à tous venans ouvert ». Dès le premier livre des Tragiques, le poète s’adresse en ces termes à Dieu : Sion ne reçoit d’eux (c-à-d. les princes et le roi Henri IV) que refus et rudesses, Mais Babel les rançonne et pille leurs richesses : Tels sont les monts cornus qui, avaricieux, Monstrent l’or aux enfers et les neiges aux cieux.18 Ce sont les réseaux métaphoriques du texte de l’Apocalypse qui sont ici convoqués : « les monts cornus » renvoient à la bête pourvue de « dix cornes », les « richesses et « l’or » à la parure d’« or et de pierres précieuses ». Quant au pouvoir le Babel, alias l’Eglise de Rome, sur les Princes, rançonnés par elle, il fait écho au verset 18 où il est question de « la grande Cité qui a son regne sur les Rois de la terre ». On notera cependant que le sens de ces vers est moins théologique qu’il n’y paraîtrait : Aubigné reproche à Henri IV son ingratitude envers ceux qui l’on fidèlement servi, tandis que les anciens ligueurs reçoivent, eux, des prébendes. Dans le Sancy Aubigné fait tenir aux catholiques eux-mêmes des propos qui les discréditent. C’est ainsi que dans le chapitre sur la réunion des religion à tonalité fortement ironique, Sancy met en avant le fait que l’Eglise a vocation à accueillir tout le monde ; pour preuve, il cite le premier vers d’un sonnet catholique à la louange de Palma Cayer19, cité in extenso dans le Faeneste. Nous en citons le 2e quatrain et les tercets : Cayer voulut loger les putains en franchise, Canoniser pour Saints les verolez perclus. Nostre Eglise l’a pris quand vous n’en vouliez plus ; 17 Apocalypse, XVIII et XXI, 1 18 Misères, v. 1301-1304 19 Sancy, II, II, p. 633. 6 Catholique il poursuit encor son entreprise La paillarde le veid Martyr pour les bordeaux, L’Avocat des putins, Sindic des macquereaux ; Elle ouvre ses genoux, l’accolle très humaine, Honteux, banni, puant, verolé, ladre vert. Huguenots, confessez que l’Eglise romaine Tien son giron paillard à tous venans ouvert.20 L’intertexte biblique se fait ici plus discret que dans l’exemple précédent ; il est surtout véhiculé par le substantif « la paillarde » et l’adjectif correspondant « paillard ». Le décalage de niveau stylistique entre les deux textes est très évident. Quand l’espace des Tragiques est cosmique, celui du Sancy ramène le lecteur à la réalité de la prostitution dans toute sa trivialité. Par ailleurs, toujours dans l’intention de discréditer à travers son frère, le « grand » du Perron, A. d’Aubigné croise deux références à Babylone présentes dans les Ecritures Saintes. La première concerne la première épitre de Pierre (5, 13) où il est question de la véritable Babylone. La seconde fait allusion au texte de l’Apocalypse où la dénomination Babylone est métaphorique. Ce faisant il met en évidence l’ignorance des textes des théologiens catholiques et, à travers une parodie d’écriture controversiste, fondée sur la logique argumentative, démontre une fois de plus les qualités de piètre logicien du « jeune du Perron ». C’est toujours « le jeune du Perron » qui parle et le résultat est plutôt drôle : quand il faut prouver que Sainct Pierre a esté à Rome, nous alleguons l’epistre de Sainct Pierre, là où il fait les recommandations de ceux qui estoyent avec lui en Babylone. Nous ne pouvons nier aux Huguenots que Rome n’eust ainsi nom, et particulièrement en l’Apocalypse, puis donc que Babylone estoit Rome, Sainct Pierre a escrit de Rome.21 Le sens symbolique du nom de Babel dans l’Apocalypse est abusivement transféré à l’Epitre de Pierre. Le raisonnement par analogie qui n’a pas lieu d’intervenir ici apporte donc de fausses preuves à un fait qui est intrinsèquement vrai (la venue de Pierre à Rome) et n’a pas besoin d’être prouvé de quelque manière que ce soit. Si les théologiens catholiques (ou prétendus théologiens) sont capables de dire le faux à propos de ce qui, dans l’Ecriture est à prendre au pied de la lettre, c’est donc que toute leur théologie est suspecte. 2.2. L’image de la caverne de brigands Quand elle n’est pas prostituée, l’Eglise Catholique est « caverne de brigands ». L’Evangile de Matthieu est à l’origine de cette métaphore : Et Jesus entra au temple de Dieu, & chassa dehors tous ceux qui vendoyent & achetoyent au temple: (…) Et il leur dit, Il est écrit, Ma maison sera appellée maison de priere: mais vous en avez fait une caverne de brigands.22 20 Faeneste, II, XII, p. 715. 21 Sancy, II, I, p. 628. 22 Matthieu, XXI, 12-13 7 Dans le premier livre des Tragiques, le poète parle au nom de la communauté des Réformés, contraints de prier dans des lieux indignes et oppose ces lieux aux églises catholiques devenues « cavernes aux brigands » : Nous faisons des rochers les lieux où on te presche, Un temple de l’estable, un autel de la cresche ; Eux du temple un’estable aux asnes arrogants, De la saincte maison la caverne aux brigands.23 Au delà du topos du mundus inversus, l’allusion à la Bible est transparente, avec la reprise de l’expression « caverne de/aux brigands ». Dans le Sancy, l’emprunt à une instance autre que l’énonciateur est signalée par l’expression « or il est dit », renvoyant à un énoncé dont l’origine n’a pas besoin d’être précisée, parce qu’il appartient à l’univers de croyance partagé par tous les lecteurs cultivés de l’époque24 : Vous dites, Messieurs les Huguenots, que ceux qui aujourd’huy tiennent les grands rangs en l’Eglise de Rome sont brigands et voleurs, qui pillent le bien des pauvres ; or il est dit : Ma maison est maison d’oraison, mais ils en ont fait une caverne de brigands, ores donc puis que nos gens d’Eglise sont brigands, nostre Eglise, qui lui sert de caverne, est par necessité maison d’oraison.25 L’hétérogénéité énonciative, montrée, doublée d’une prise pour argent comptant de la part des catholiques de l’accusation des huguenots concernant les évêques et les cardinaux fonde une pseudo argumentation qui tourne ici encore à la tautologie. On observera que la mise en cause des théologiens ou pseudo-théologiens catholiques est d’une rare violence : la personne qui se mêle de logique et de théologie n’est autre qu’une prostituée ; de plus, ses raisonnements, absurdes débouchent sur des conclusions qui n’apportent rien de neuf à la connaissance de l’entité sur laquelle on raisonne. Agrippa d’Aubigné fait d’ailleurs reconnaître par Sancy, le prétendu auteur de la Confession, les dérives argumentatives des théologiens catholiques, dès le troisième chapitre du Premier livre en écrivant : A faute d’argumens, nos Docteurs prouvent la plus part des poincts qui sont en controverse par gaillardes similitudes et comparaisons.26 Ainsi l’usage de l’intertexte biblique se révèle totalement différent d’une oeuvre à l’autre : le texte biblique fournit à l’œuvre épique des représentations essentiellement métaphoriques d’une grande fulgurance, destinées à frapper l’imagination ; dans le Sancy, A. d’Aubigné parodie le discours des controversistes, accessoirement convertisseurs, en leur faisant tenir des raisonnements boiteux ou absurdes qui les déconsidèrent, raisonnement fondés sur des citations en mention de passages de l’Evangile qui jouent le rôle d’arguments d’autorité. 3. Représentations emblématiques et opposées de la foi catholique et de la foi réformée 23 Misères, I, 1317-1320. 24 Sur les différents modes de marquer l’hétérogénéité énonciative, voir Jacqueline Authier-Revuz, « hétérogénéité(s) énonciative(s) », in Langages n°73, mars 1984, p. 98-111, et sur les univers de croyance, voir Robert Martin Langage et croyance. Les univers de croyance dans la théorie sémantique, Bruxelles, P. Mardaga, 1987 et Pour une logique du sens, Paris, PUF, 1983. 25 Sancy, II, 1, p. 628. 26 Sancy, I, 3, p. 588. 8 3.1. Le chemin spacieux / le chemin étroit L’Evangile de Matthieu sur la « porte étroite » est à l’origine de nombreuses images gravitant autour de ce registre. Entrez par la porte estroite: car c'est la porte large, & le chemin spacieux qui mene à la perdition, & il y en a beaucoup qui entrent par elle. Car la porte [est] estroite, & le chemin estroit qui mene à la vie, & il y en a peu qui le trouvent.27 Dès la dédicace de sa Confession, Sancy oppose « la grande et spacieuse voye » de l’Eglise romaine à la « voie espineuse de la Réforme »28 ; la même métaphore réapparaît au livre II avec l’évocation de l’Eglise recrutant des convertisseurs de tous genres pour « ramener le monde à la grand voye »29. Bien que non marqué, l’emprunt ne laisse planer aucun doute quant à son origine : les jeux d’opposition entre les qualificatifs présents dans le texte de Matthieu sont reproduits quasiment à l’identique dans le pamphlet. Ces images font écho à celles du livre des Princes des Tragiques où, dans une vaste prosopopée, Fortune conseille un jeune courtisan naïf : Jette l’œil droit ailleurs, regarde l’autre bande, En large et beau chemin plus splendide et plus grande30 Ce « large et beau chemin » s’avère être « le grand chemin du vice »31 comme il est dit dans le livre des Vengeances par opposition au « sentier estroit qui est jonché d’espine »32 évoqué dans le livre des Feux, conduisant à la gloire véritable. L’image biblique, transposée dans le contexte des guerres de religion permet à l’écrivain huguenot d’opposer le chemin d’humilité, de pauvreté, valeurs prônées par l’Eglise réformée, à la grande voie de l’ostentation, de la débauche, de l’opulence qu’il attribue à l’Eglise catholique. Ces images innervent l’ensemble de l’œuvre d’A. d’Aubigné, qu’il s’agisse de l’œuvre poétique ou de l’œuvre pamphlétaire. Elles constituent le fondement de la représentation du monde propre à l’auteur et, plus largement sans doute, à tous les Réformés. On remarquera que la récriture du texte biblique est fidèle au texte originel jusque dans la syntaxe avec l’antéposition des adjectifs qui leur ôte toute valeur descriptive au profit d’une connotation plus conceptuelle, si bien que l’adjectif et le substantif se voient dotés d’un sens global, à la manière des mots composés. 3.2. Le Fils de l'homme n'a point où il puisse reposer sa teste : polysémie et interprétations tendancieuses Le texte de Matthieu ci-dessous est en effet utilisé par Aubigné dans deux contextes assez différents l’un de l’autre: Alors un Scribe s'estant approché, lui dit, Maistre, je te suivrai par tout où tu iras. Et Jesus lui dit, Les renards ont des tanieres, & les oiseaux du ciel [ont] des nids: mais le Fils de l'homme n'a point où il puisse reposer sa teste. Le texte des Tragiques semble à première vue calqué sur celui de l’Evangile : 27 Matthieu VII, 13-14. 28 Sancy, Dédicace, p. 576. 29 Sancy, II, 1, p. 623. 30 Princes, v. 1259-1260. 31 Vengeances, v. 114. 32 Feux, v. 138. 9
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