Darwin méconnu Jacques Henry Darwin méconnu de l’intuition à l’aveuglement, des sciences naturelles au totalitarisme raciste François-Xavier de Guibert 3, rue Jean-François Gerbillon, 75006 Paris Du même auteur, en collaboration avec Delphine Henry Un docteur pour tous, saint Thomas d’Aquin, Les Éditions de la Reconquête, 2007 Sous la direction de J.-P. Deschodt et G. Bernard, collaboration à Mythes et Polémiques dans l’Histoire II, Studyrama, 2009 [email protected] © François-Xavier de Guibert, Paris, 2009 www.fxgdeguibert.com ISBN 978-2-7554-0367-1 ISBN epub 9782755411836 À l’Irlandais malpropre qui multiplie comme le lapin, aux abjects habitants de la Terre de Feu, aux barbares grossiers, aux sauvages ignobles et infects, à William Shakespeare et Stuart Mill, à une négresse goitreuse, aux idiots microcéphales, et à Emmanuel Kant, à Charles Darwin, à ceux qui ne l’ont pas lu, à ceux qui l’ont lu, à ceux qui le tiennent pour un grand humaniste, à ceux qu’il a jugés inférieurs aux bêtes, et à Isaac Newton, à l’Écossais frugal et prévoyant, et aux tribus nègres qui ne ressemblent décidément pas aux peuples de souche caucasienne, à toutes les mères du monde, surtout lorsque, surmenées, elles n’ont pas beaucoup de temps à consacrer aux abstractions, à la plus charmante d’entre elles en particulier. En guise de prélude… Charles Darwin (1809-1882) occupe dans le panorama intellectuel moderne une place très particulière. Plus qu’un naturaliste ou qu’un voyageur historique et réel, Darwin est devenu un symbole : objet de culte pour la plupart, et repoussoir pour quelques-uns. Tout n’est pas faux, bien sûr, dans l’image qu’on en reconstruit. Mais tout n’est pas juste non plus, loin de là. Le Darwin de nos contemporains n’est pas le Darwin de l’histoire. On attribue couramment au premier des idées qui n’ont jamais traversé l’esprit du second ; et on oublie une partie de l’œuvre réelle au profit de celle que l’on imagine confusément derrière les mots : « évolution », « sélection naturelle » ou « mutationsélection », « survivance du plus apte », « pas d’hérédité des caractères acquis », « mieux que Lamarck ». Si l’on ajoute au champ des vocables souvent associés à Darwin « laïcité », « progrès scientifique », « anti-créationnisme », on a vite fait de glisser vers des discussions marécageuses. À rebours, le présent essai entend offrir un regard sur le vrai Darwin. Que l’on ne s’y trompe pas : il s’agit ici essentiellement de faire œuvre d’historien – histoire des sciences, ouvrant naturellement sur l’histoire des idées. Nous entreprenons ici, sur la pensée du savant britannique, une étude analogue à celles qu’ont pu mener sur Copernic ou sur Galilée des intellectuels comme Pierre Duhem, Alexandre Koyré, Arthur Koestler ou Thomas Kuhn, qui ont profondément renouvelé l’historiographie scientifique. La tâche ne s’avère pas sans écueils. L’être vivant n’est pas l’être inanimé ; la biologie n’est pas la mécanique ; les relations que l’on peut trouver entre un vivant et un fossile ne se déduisent guère de principes généraux ; et, si ces relations peuvent être induites à partir d’observations, cette induction n’est certainement pas du même type que celle qui a conduit au grand théorème de Fermat ou à la loi de l’attraction universelle. Il ne s’agira donc pas de vérifier des enchaînements mathématiques, en prêtant attention aux coups de force comme aux écarts à la stricte rigueur ; il ne s’agira guère de reconstituer des processus expérimentaux vérifiables ou prétendus tels ; il s’agira d’analyser un discours continu, avec ses points d’ancrage dans l’observation. Ceci exige le recours à des outils d’analyse littéraire adéquats, et prend nécessairement une dimension plus subjective, prêtant davantage le flanc à la critique. À côté du motif principal, qui est d’offrir au lecteur la saveur d’une pensée dans son état originel, dans une traduction historique de grande qualité, avec les mots mêmes avec lesquels elle a été reçue en France, cela nous a fourni une raison supplémentaire de publier les pièces du procès ; cela permettra à chacun de juger. Annonçons dès l’abord nos conclusions. Darwin, à l’instar de maints grands savants, nous apparaît comme un homme habité par une intuition sur la structure du monde ; mais il nous apparaît plus encore comme un homme qui ne dispose pas des moyens de prouver ni même d’exprimer complètement cette intuition. Or toute haute intelligence aspire à harmoniser en un ensemble cohérent ses deux principaux modes d’atteindre la vérité, à savoir l’intuition et la démonstration. Quand l’intuition est forte voire obsédante, quand les moyens de démonstration à disposition ne le satisfont pas, le scientifique de génie se caractérise par sa capacité à tricher avec la logique, au bénéfice de son pressentiment – soit en s’autorisant quelques écarts par rapport aux lois du raisonnement, soit en ne gardant que la part des faits qui correspond à ce qu’il a besoin d’établir. Dans sa généralité, cette idée ne prétend pas à la nouveauté ; on reconnaît la thèse magistralement avancée par Koyré à partir d’une fine étude de l’œuvre de Galilée. La bonne science ne se construit pas sur les faits, elle se construit souvent contre eux ; moins concisément, le génie scientifique se définit par sa capacité à montrer que ce que l’on considérait jusqu’à lui comme un fait n’était qu’une idée reçue. Contrairement à une légende qu’il a contribué lui-même à établir, Galilée prend ainsi moins le visage d’un talentueux expérimentateur que celui d’un théoricien hors pair, sachant corriger discrètement ses résultats de mesure. Loin de disqualifier le Florentin aux yeux de la postérité historiographique, cela lui confère une gloire supplémentaire – une gloire certes plus complexe et plus étrange que ne le laissent penser les images d’Épinal et les manuels de quatrième. Mais l’auteur de L’Origine des espèces va se trouver entraîné bien au-delà de la simple correction occulte d’un abaque de résultats prétendument impeccables. Pour justifier sa théorie, le savant anglais est allé chercher les preuves qu’il appelait de ses vœux dans l’étude des végétaux et celle des invertébrés ; il ne les y pas trouvées, ou du moins il ne les a trouvées qu’à un degré insuffisant pour lui. Darwin, subjugué par son intuition initiale, va en perdre le sens du réel, le bon sens. Cela donne un phénomène d’autant plus troublant que l’on peut le suivre de près dans l’évolution de sa pensée. Il fallait à Charles Darwin une preuve de la parenté entre l’homme et les animaux. Quitte à déformer la réalité, à ne plus la présenter comme elle est, il y aura donc un intermédiaire entre l’homme et l’animal. Ce sera le nègre. Les erreurs intellectuelles peuvent devenir poisseuses. Cela va ressortir, indirectement mais jusqu’à la nausée, de toutes les pages du présent essai. En regard des génocides du XXe siècle, l’aveuglement de Darwin sonne comme un avertissement que tous les artisans et bénéficiaires du progrès scientifiques se doivent de ne pas oublier. Mais peut-on écrire ceci sur Darwin aujourd’hui ? Peuton consacrer un bref essai à cet aspect méconnu du vrai Darwin1 ? Nous allons au-devant de plusieurs types d’objection. Certains ont nié purement et simplement le fait2. D’autres le minimisent ou l’évoquent à peine3. Quelquesuns font comme si tout était normal, et reproduisent les passages les plus inacceptables sans donner l’air de s’en apercevoir – faut-il le dire ? cette dernière pratique nous semble fort dangereuse. Beaucoup par ailleurs se contentent de noyer l’affaire dans un sentiment vague : vu le racisme ambiant, Darwin n’aurait fait que suivre un mouvement d’ensemble, et subir en quelque sorte la néfaste influence de son temps ; il n’y aurait là ni faute grave pour lui, ni pour nous matière à émotion. Ceci nous semble historiquement inexact ; au contraire même, il nous semble que Darwin porte une responsabilité accablante dans la naissance du racisme moderne, apparu en même temps que son œuvre, et quelques années à peine après l’abolition de l’esclavage. À partir de Darwin, et pendant plus de cinquante ans, le racisme a été une idée progressiste, moderniste, politiquement « à gauche » (même si une notable part de « la droite » se l’est ensuite réappropriée sans répugnance)4. Avec ceci nous sortons de toute manière déjà de notre sujet, et nous nous contenterons, en annexe, de quelques éléments sur cette page sombre de notre histoire intellectuelle. Se présente un second groupe d’objections, que l’on pourrait qualifier d’objections d’opportunité. Certes, nous dira-t-on, Darwin ne fut sans doute pas irréprochable ; mais il forme aujourd’hui un élément important de la lutte de la laïcité et des Lumières contre le retour en force d’un obscurantisme créationniste, particulièrement menaçant outre-Atlantique5. Toute vérité n’est pas bonne à dire à tout bout de champ. L’importance de la défense de ce que l’on appelle aujourd’hui le darwinisme, avec sa dimension de vérité scientifique acquise et pourtant attaquée, l’emporte sur l’intérêt d’une étude historique par nature très limitée. Et ceci d’autant plus que les débats épistémologiques en jeu sont déjà suffisamment embrouillés pour que l’Histoire ne vienne pas ajouter son grain de sel à la macédoine. L’existence même de cet essai prouve qu’aucune de ces objections ne nous a convaincu. Le pardon n’est pas l’oubli. Le sacrifice d’une vérité historique ne saurait fonder un progrès durable. Aucune bonne raison ne justifie de s’en prendre au genre humain. Faut-il pour autant brûler Darwin ? Non, certainement pas. Paix à ses cendres. Mais il faudrait aussi ne pas trop se revendiquer d’un homme qui porte une part des grands massacres du XXe siècle. Force est de constater que Darwin a bien desservi la cause de l’humanité, dont on le présente comme un héraut. Les darwinismes d’aujourd’hui n’ont souvent pas grand-chose à voir avec la pensée de l’auteur étudié ici : afin d’éviter les confusions glissantes, on ne peut que souhaiter qu’ils changent de nom. 1. Si cet aspect reste méconnu et peu étudié, nous ne prétendons pas au mérite de Christophe Colomb : d’autres ont abordé ce thème avant nous. Citons trois ouvrages récents : Pierre Thuillier, D’Archimède à Einstein, Darwin était-il darwinien ? Fayard, 1988 ; Jacques Costagliola. Faut-il brûler Darwin ?, L’Harmattan, 1995 (préface de René Thom) ; A. Pichot, La Société pure, Flammarion, 2000. Sur un plan épistémologique plus qu’historique, on consultera également Jean-François Moreel, Le Darwinisme, envers d’une théorie, François-Xavier de Guibert, 2007. 2. La Petite Bibliothèque des éditions Payot et Rivages (poche, 2001) introduit ainsi L’Expression des sentiments chez l’homme et les animaux. « [Ce livre] a montré, au moment de l’apogée du racisme scientifique, que les races humaines sont fondamentalement semblables (…) ». Hors cette remarque mal à propos, l’édition en question demeure fort pratique et agréable à lire ; et l’ouvrage en question n’est effectivement pas celui dans lequel Charles Darwin a exposé ses conceptions sur l’inégalité des races, sous-espèces ou espèces qui prétendent à la dignité humaine. Mais la palme revient indiscutablement à Patrick Tort, directeur et fondateur de l’Institut Charles Darwin international, soutenu par le Fonds Social Européen, auteur de nombreux ouvrages sur notre auteur, et maître d’œuvre d’un Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution (PUF, 1996). Patrick Tort affirme avec beaucoup d’énergie (et fort peu de citations) : « L’engagement antiraciste de Darwin est d’abord une question de fait. (…) L’antiracisme de Darwin est ensuite un choix éthique enraciné dans sa théorie, et la conséquence stricte de son anthropologie évolutive. (…) », Darwin et le darwinisme, Que sais-je ? PUF, 2005, pp. 83-84. Il évoque pour établir cette thèse la croissance du sentiment de sympathie, qui doit s’étendre naturellement à tous les membres d’une tribu – mais sans se rendre compte que les nègres, pour Darwin, ne sont pas pleinement de la même espèce que les hommes. Patrick Tort invite à relire La Descente de l’homme, selon lui caractéristique de l’antiracisme de Darwin. Cela tombe à merveille : notre lecteur en trouvera ici les meilleurs passages. Il jugera ensuite. 3. Dans son excellente introduction à la réédition de L’Origine des espèces, Jean-Marc Drouin se contente ainsi d’écrire : « Ainsi se mêlent les vues sur l’homme – souvent audacieuses, parfois lourdement engluées dans les idéologies inégalitaires – et les expérimentations ingénieuses sur la physiologie végétale » (Garnier Flammarion, 1992, p. 26). 4. Le recours à ces catégories « droite » et « gauche » est éminemment discutable, nous le savons. Elle n’ont été introduites ici que pour la clarté de l’exposé liminaire. 5. La Grande Loge de France a ainsi pu organiser un colloque ouvert au public, en présence de deux ministres, le 12 avril 2008 à Paris, sur le thème : « Le danger des dogmatismes anti-scientifiques contemporains – la question du créationnisme ».
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