Institut d'Etudes Politiques de Paris ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO Programme doctoral Sociologie politique et politiques publiques Centre d’Etudes et de Recherches Internationales Doctorat en Science politique Courir ou mourir Course à el khobza et domination au quotidien dans la Tunisie de Ben Ali Hamza Meddeb Thèse dirigée par Béatrice Hibou, Directeur de recherche CNRS, CERI-Sciences-Po Soutenue le 5 octobre 2012 Jury : M. Richard Banégas, Professeur FNSP, IEP de Paris M. Jean-Pierre Cassarino, Professeur, Centre Robert Schuman, Institut Universitaire Européen, Florence (Italie) Mme Béatrice Hibou, Directeur de recherche CNRS, CERI-Sciences-Po, Paris M. Mohamed Kerrou, Professeur, Université de Tunis-El Manar (Tunisie) M. Mohamed Tozy, Professeur des universités, IEP d’Aix-en-Provence, Professeur à l’université Hassan II de Casablanca (Maroc), Rapporteur M. Jean-Pierre Warnier, Professeur des universités, à la retraite, Université Paris-V-René Descartes, Rapporteur Remerciements Cette thèse ressemble par certains aspects à mon objet de recherche : une course effrénée et un travail de longue haleine. Je voudrais rendre justice à toutes les personnes qui ont contribué à faire de ce travail de recherche une aventure collective. Mes remerciements les plus sincères vont d’abord, à ma directrice de thèse, Béatrice Hibou. Sans elle rien n’aurait été possible. Merci infiniment de m’avoir soutenu, encouragé, conseillé, guidé et protégé sous la dictature de Ben Ali. Je la remercie énormément pour sa présence bienveillante et ses multiples relectures. Je voudrais témoigner ma gratitude envers Jean François Bayart et envers le FASOPO d’avoir financé mes études de terrain. Je remercie également Boris Samuel pour ses conseils précieux et son aide logistique qui n’a jamais fait défaut ainsi que ma chère amie Irène Bono pour son soutien dans les moments difficiles. Cette thèse doit énormément à mon terrain en Tunisie. Les témoignages, les récits et les séquences de vie recueillis constituent le cœur de mon analyse. Je voudrais donc remercier et rendre hommage à toutes les personnes que j’ai eu la chance de rencontrer, de côtoyer, de suivre dans leur vie quotidienne et d’apprécier sans qu’ils sachent parfois les vraies raisons de ma présence et de mon intrusion dans leurs quotidiens. Je remercie Sonia, Adel, Sihem et particulièrement Imed à Ben Guerdane. Toute ma gratitude à Tarek et Zouhair à Zarzis, El Bargui, Yassine, Amor et Azzedine à Grombalia. Un grand merci à mes collègues et amies Anouck Corte Real, Shira Havkin, Danielle Tan et Dilek Yankaya. Mes remerciements sont adressés à la famille Nécib pour son aide sans laquelle je n’aurais jamais pu mener à bien cette thèse. Je pense à Meher, Intidhar, Chiraz, Chahira et à ma chère tante Nafissa. Je suis extrêmement redevable à mon cousin Chouhair pour son soutien sans faille, sa présence précieuse et ses suggestions pertinentes. Merci également à Tante Zina pour son soutien. Je suis infiniment reconnaissant à mon frère Dhirar qui a été mon guide dans l’univers de la débrouille dont il maîtrise si bien les rouages. A ma sœur Afef pour son soutien indéfectible, son affection et son aide inestimable. Je ne saurais dire tout ce que je dois à mes parents. Je les remercie infiniment, du fond du cœur. Enfin, je remercie Leila de m’avoir soutenu indéfectiblement, de m’avoir aidé et d’avoir toujours su garder une belle place dans ma vie. Une pensée également à notre bébé dont l’arrivée annoncée a accéléré la fin de la rédaction pour tourner cette page et commencer une nouvelle vie. Table des matières Remerciements ..................................................................................................................... 3 Table des matières ................................................................................................................ 5 Introduction générale ........................................................................................................... 9 A - Une politique d’el khobza. Essai de problématisation. .............................................. 11 1) La course à el khobza comme objet de recherche. ................................................... 11 2) Problématique de la recherche. ................................................................................ 14 3) Dynamiques centrifuges et inclusion par les marges. .............................................. 17 4) L’art de jouer le pouvoir. ......................................................................................... 19 5) Une gouvernementalité d’el khobza. ........................................................................ 22 B - Une ethnographie politique multi-située. ................................................................... 23 1) Enquêter clandestinement le long d’el khat. ............................................................ 24 2) Enquêter sur les départs clandestins. ........................................................................ 29 3) L’enquête de terrain entre improvisation et art de saisir les occasions. ................... 30 Première partie Economie politique de la « voie » et des frontières ........................ 35 Chapitre I – La course à el khobza aux frontières de l’Etat. .......................................... 41 A - Économie de la « voie » : La course à el khobza de la génération d’el khat.............. 41 B - Trajectoires individuelles et sociales. Les figures de la « voie ». .............................. 51 1) Un complément indispensable pour des petits salariés. ........................................... 53 2) Les licences d’el khat et le poids du parti unique. ................................................... 55 3) El khat et les dangers de l’endettement des fourmis. ............................................... 59 4) Une stratégie sociale et familiale de reconversion pour les populations rurales. .... 61 5) Une stratégie d’intégration des jeunes défavorisés. ................................................. 63 C - Incertitudes et dépendances. Organisation de l’économie de la « voie ». .................. 67 1) Un équilibre instable. ............................................................................................... 67 2) Les multiples techniques de domestication de l’incertitude. ................................... 70 3) L’articulation à la contrebande. ............................................................................... 73 4) L’extension d’el khat au détriment de l’accumulation. ............................................ 74 D - Ben Guerdane, le centre névralgique d’el khat. ......................................................... 76 1) Economie du bazar à Ben Guerdane. ....................................................................... 76 2) Économie politique des devises. .............................................................................. 80 Chapitre II – Les voies tumultueuses de la globalisation. L’économie d’el khat dans les interstices du jeu d’échelle. ................................................................................................ 89 A - L’articulation de la trajectoire tunisienne aux soubresauts de la révolution libyenne. .......................................................................................................................................... 90 1) El khat produit d’une trajectoire libyenne tumultueuse. .......................................... 91 2) Le jeu à la marge des relations tuniso-libyennes. .................................................... 97 B - Une des voies de l’internationalisation et de la globalisation. ................................. 103 1) Articulation de la trajectoire tunisienne à la globalisation par le « bas ». ............. 105 2) Thermidor chinois et logique néolibérale. ............................................................. 109 C - Les dimensions financières et cambiaires de la globalisation. ................................. 113 1) Les techniques financières de la globalisation par le « bas ». ................................ 114 2) Economie morale d’el khat : confiance et corruption. ........................................... 120 Chapitre III – Le « domaine du beylik ». Imaginaire de la course à el khobza à l’ombre de l’Etat. ............................................................................................................................ 123 A - Imaginaire du gouvernement et d’el khobza en Tunisie. ......................................... 126 1) Négociation de l’allégeance sous le beylik. ........................................................... 127 2) Un gouvernement militaro-bureaucratique. ........................................................... 131 3) Manger el khobza dans l’ombre. ............................................................................ 137 B - La course à el khobza dans l’ombre de l’Etat : entre violence et incertitude. .......... 141 1) L’incertitude permanente sur el khat. .................................................................... 141 2) La violence de la normalisation dans les barrages. ................................................ 144 3) Violence des négociations et des ponctions. .......................................................... 150 4) Les taalimat au cœur de la régulation d’el khat. .................................................... 155 5) La violence du racket : ruse de la mise en œuvre et pouvoir discrétionnaire. ....... 160 Chapitre IV – El khobza. Un mode de gouvernement pragmatique. ........................... 163 A - Micro-politique de l’accès à el khobza. Domestiquer l’incertitude et la violence policière. ......................................................................................................................... 166 1) Un « programme » d’accès à el khobza. ................................................................ 167 2) Les licences du RCD. Les logiques clientélistes dans l’économie de la « voie ». . 174 3) Economie politique du coup. ................................................................................. 179 B - Les dynamiques khobzistes au cœur d’un mode de gouvernement pragmatique. .... 185 1) « Quieta non movere ». Le jeu des dynamiques khobzistes. .................................. 185 2) Le souk : réinvention de la tradition et redéploiement de l’action étatique. .......... 191 3) Les ruses du pouvoir. ............................................................................................. 198 C - El khat. Un espace de conflit et de médiation. ......................................................... 204 1) Fin de course à la frontière et révolte à Ben Guerdane. ......................................... 204 2) Politisation de la contestation. ............................................................................... 210 3) Médiation entre dynamiques khobzistes. ............................................................... 213 Seconde partie La course à el khobza au quotidien entre ruses et labeur ............ 219 Chapitre V – Manque d’argent et économie populaire de la dette. ............................ 221 A - Les voies imprévisibles de formation d’une économie populaire d’endettement. ... 223 1) Le manque d’argent comme expérience de la vie quotidienne en Tunisie. ........... 223 2) Développement des activités classiques du crédit à la consommation par les banques. ...................................................................................................................... 229 3) Diffusion du crédit à travers les formes d’endettement non bancaire. ................... 232 B - Microfinance et tactiques populaires d’insertion dans l’économie d’endettement. . 236 1) Appropriation et détournement du micro-crédit. ................................................... 237 2) Quand la microfinance rencontre la course à el khobza : les courtiers du micro- crédit. .......................................................................................................................... 241 3) Le jeu des chéchias ou l’art de jongler et de vivre à crédit. ................................... 248 C - Des relations de dettes et de pouvoir. ....................................................................... 251 1) La course à l’endettement entre médiation et patronage. ....................................... 252 2) La dette au cœur de l’ordre social. ......................................................................... 256 Chapitre VI – Economie politique du travail et de la médiation. ................................ 261 A - Les ressorts de la mise au travail dans les centres d’appels en Tunisie. .................. 263 1) Une mobilisation flexible de la main d’œuvre. ...................................................... 268 2) Une violence diffuse. ............................................................................................. 272 3) Le travail comme modulation de l’effort. .............................................................. 276 4) Le centre d’appel, un « provisoire qui ne cesse de durer ». ................................... 280 5) « Un appel est un rapport de force ». ..................................................................... 286 6) El khobza comme régime de régulation. ................................................................ 290 B - La course à el khobza des « en bas du bas » dans la sous-traitance illégale. ........... 294 1) Médiation et chaînes de sous-traitance. ................................................................. 296 2) La microéconomie des interventions dans le fonctionnement de l’« off-shore ». . 300 3) Economie politique de la médiation. ...................................................................... 304 C - « Externalisation des illégalités » et économie politique de la protection. .............. 308 1) Les figures du trafic: entre course à el khobza et stratégies d’accumulation. ........ 310 2) Un continuum d’illégalismes : « petits », « puissants » et entre-deux. .................. 315 D - Accès différencié à l’emploi et gouvernement d’el khobza. .................................... 321 1) El khobza en tant que cage d’acier. ........................................................................ 321 2) Clientélisme et contrôle de l’accès à l’emploi. ...................................................... 326 Troisième Partie Politique d’émigration sous la dictature de Ben Ali .................. 329 Chapitre VII – Ethnographie de l’émigration illégale. Ressorts moraux et matérialité des départs. ....................................................................................................................... 333 A - Les dynamiques centrifugeuses................................................................................ 333 1) Les « fils de tortue » ou l’expulsion du « surplus ». .............................................. 334 2) Imaginaire de l’émigration et de réussite ............................................................... 340 B - Les voies illégales de l’émigration. .......................................................................... 347 1) Partir à tout prix. .................................................................................................... 348 2) Le passeur-rabatteur, rouage essentiel de l’enchâssement des filières tuniso- libyennes. .................................................................................................................... 356 3) L’action ambivalente des passeurs. ........................................................................ 359 4) Migration et criminalisation de l’Etat en Libye. .................................................... 366 Chapitre VIII – Le gouvernement à distance d’el khobza. L’Etat tunisien et ses émigrés. .............................................................................................................................. 373 A - Les migrations irrégulières entre criminalisation et improvisation. ......................... 375 1) La criminalisation des migrations illégales par la loi de février 2004. .................. 375 2) Application ambivalente de la loi. ......................................................................... 385 3) La lutte contre l’émigration clandestine en Tunisie : une politique en trompe-l’œil. .................................................................................................................................... 392 B - Historicité de la politique migratoire. Une tradition difficile à modifier. ................ 396 1) L’institutionnalisation de l’émigration dans les années 1950-1960. ...................... 398 2) La consolidation de la « tradition » dans les années 1970. .................................... 401 3) Le virage des années 1980. .................................................................................... 407 C - La course à el khobza hors des frontières de l’Etat tunisien. ................................... 409 1) La clandestinité en France: entre labeur et incertitude. ......................................... 410 2) Les remises des émigrés au secours de la Nation. ................................................. 413 3) L’Etat tunisien et la canalisation des remises ........................................................ 419 4) Un contrôle diffus. La police politique à l’œuvre. ................................................ 423 Conclusion générale ......................................................................................................... 429 A - Ambivalence et crise du sujet. ................................................................................. 434 B - Le cheveu cassé de Muawiya : l’humiliation, moteur de la révolte. ........................ 438 Bibliographie ..................................................................................................................... 443 Introduction générale Alors que nous étions en train d'attendre le bus qui devait nous emmener à Ben Guerdane, Azzedine un petit marchand sur la route transfrontalière tuniso-libyenne, el khat, qui avait préparé sa gamelle en prévision d’une longue nuit de route, vît son petit garçon s'approcher timidement de lui et lui demander 500 millimes pour acheter des sucreries. Visiblement gêné, le père ne put résister à la demande de son « fiston » et finit par céder à sa requête, non sans me lancer une phrase qui allait raisonner tout au long de la route vers le sud tunisien: « nous sommes des militants ». Que voulait dire cette phrase ? Je ne l’ai compris qu’au fil de ma recherche sur la signification politique de la contrebande et des activités de débrouille. La décision d’Azzedine de donner cet argent à son fils en dépit de sa situation financière précaire et des prébendes dont il devait s’acquitter pour gagner son pain est bien évidemment guidée par l’affection qu’il lui porte et sa volonté de préserver son image de père protecteur et pourvoyeur de ressources ; mais son estime de soi a également joué. Tout au long du voyage de retour, Azzedine s'est évertué à minimiser le montant de la dîme qu'il avait dû laisser aux agents de police, à chaque barrage routier ; il a constamment fait preuve de ruses pour cacher le tabac et les boites de conserve qu'il transportait dans le bus de peur qu'ils ne soient confisqués ; il n'a eu de cesse d'esquiver le paiement des prébendes tantôt en suppliant les agents, tantôt en s'obstinant dans la négociation jusqu'à l’épuisement de manière à laisser « le moins d'argent possible sur la route ». Dans un quartier populaire de la banlieue de Tunis, des habitants s’organisent en groupes solidaires afin de pouvoir devenir des clients d’une ONG de micro- crédit. Les groupes se mettent rapidement en place grâce aux réseaux de voisinage et d’interconnaissance. Bien que n’étant pas des micro-entrepreneurs à la recherche de financement, la plupart des habitants se sont rués sur les opportunités de financement que l’ONG propose. D’ailleurs, certains se sont imposés en tant que courtiers locaux et n’ont pas hésité à « monter » de toutes pièces des microprojets. C’est le cas de Latifa, la coiffeuse du quartier, qui a aménagé dans son salon des étagères sur lesquelles elle avait placé des emballages vides de parfum, en prévision de la visite de la responsable de l’ONG. Ne pouvant, et plus sûrement encore, ne voulant déceler la supercherie, la responsable chargée Hamza Meddeb – « Courir ou mourir dans la Tunisie de Ben Ali » - Thèse IEP de Paris – 2012 9 d’évaluer son microprojet a fini par valider son adhésion à l’un des groupes. Depuis, Latifa a pu monter d’autres ruses de ce genre réussissant ainsi à multiplier les micro-crédits notamment en utilisant des prête-noms. Loin d’être utilisés à des fins d’investissement, ces micro-crédits sont généralement employés pour financer des dépenses quotidiennes vitales (consommation essentiellement, paiement de loyer) ou sociales, voire au remboursement d’autres dettes. De fait, pour continuer à bénéficier des crédits proposés par l’ONG, Latifa met un point d’honneur à rembourser les échéances en temps et en heure. Dans un atelier au rez-de-chaussée d’une maison à Zaghouan, petite ville du nord de la Tunisie, une quarantaine de jeunes filles assemblent des composants électriques livrés par un sous-traitant local. Payées à la pièce pour des sommes dérisoires, ces employées sont qualifiées par le gérant d’un de ces ateliers clandestins comme les « petits chinois, d’ici » qui seraient à l’origine de la compétitivité de l’économie locale, empêchant les coûts d’augmenter et les sous-traitants de délocaliser et de détruire des milliers d’emplois. Dans un bâtiment situé dans une zone industrielle de la banlieue de Tunis, des centaines de jeunes, diplômés pour la plupart, assurent dans un français parfait le service commercial et la hotline d’un fournisseur internet qui opère de l’autre côté de la Méditerranée. Premier jour d’essai, je suis invité à me mettre à côté d’un téléopérateur expérimenté qui pour apprendre le métier : observer son travail en l’écoutant et m’initier progressivement à la prise d’appel. Courtois, le jeune homme m’a serré la main en me disant dans un mélange d’ironie et de dépit : « bienvenue dans le merdier ». La scène se passe à Belleville. Au terme d’un entretien avec un jeune émigré tunisien originaire de Zarzis qui venait d’arriver clandestinement en France, alors que j’étais sur le point de le quitter et que nous étions en train de discuter du projet de départ d’un ami resté en Tunisie qui appréhendait, toutefois, la mauvaise réputation des passeurs libyens, mon interlocuteur s’est mis à chercher dans le répertoire de son téléphone portable et m’a sorti le numéro de téléphone de « son » passeur en me disant : « c’est un bon passeur de Ben Hamza Meddeb – « Courir ou mourir dans la Tunisie de Ben Ali » - Thèse IEP de Paris – 2012 10
Description: