Revue d'histoire du XIXe siècle Société d'histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle 41 | 2010 L'Algérie au XIXe siècle Conservatoire ou révolutionnaire ? Le sénatus- consulte de 1863 appliqué au régime foncier d’Algérie A Conservatory or a Revolutionary Measure? The 1863 Senatus-consulte and Land Rights in Algeria Konservativ oder revolutionär? Die Anwendung des sénatus-consulte von 1863 auf das Landeigentum in Algerien Didier Guignard Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rh19/4047 DOI : 10.4000/rh19.4047 ISSN : 1777-5329 Éditeur La Société de 1848 Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2010 Pagination : 81-95 ISSN : 1265-1354 Référence électronique Didier Guignard, « Conservatoire ou révolutionnaire ? Le sénatus-consulte de 1863 appliqué au régime foncier d’Algérie », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 41 | 2010, mis en ligne le 30 décembre 2013, consulté le 23 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/rh19/4047 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/rh19.4047 Tous droits réservés Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 41, 2010/2, pp. 81-95 DIDIER GUIGNARD Conservatoire ou révolutionnaire ? Le sénatus-consulte de 1863 appliqué au régime foncier d’Algérie Le sénatus-consulte du 22 avril 1863 est censé rassurer les tribus en les déclarant « propriétaires des territoires dont elles ont la jouissance perma- nente et traditionnelle, à quelque titre que ce soit » (art. 1). Le texte prend de fait le contre-pied des opérations de cantonnement conduites par l’ad- ministration militaire depuis 1845, consistant à transformer la prétendue « jouissance collective » des territoires tribaux en un droit de pleine propriété individuelle sur des surfaces plus réduites. L’État français s’appropriait ainsi à bon compte, sans aucun cadre juridique, des terres utiles à la colonisation. À rebours de telles méthodes, le sénatus-consulte apparaît comme une mesure conservatoire, conforme à la politique de Napoléon III dite du « royaume arabe », relativement généreuse pour l’époque en repoussant notamment les vœux des colons réclamant des concessions gratuites ou plus de facilité dans l’achat des terres indigènes. De fait, le projet de colonie de peuplement rural et d’assimilation administrative avec la métropole ne s’affirme pleinement qu’après la chute du Second Empire et la répression de la dernière grande révolte autochtone, dans le cadre d’une nouvelle politique des républicains en faveur de leurs électeurs colons. Tous les instruments législatifs sont alors activés pour faciliter la mainmise sur les terres, si bien que la propriété euro- péenne quadruple entre 1871 et 1920 pour couvrir un quart environ des ter- res de culture (2,3 millions ha)1 et que le domaine privé de l’État passe, dans le même temps, de un à plus de cinq millions d’hectares2. Dans cette perspec- tive, le sénatus-consulte aurait constitué la dernière tentative de protection de la propriété indigène, lecture à laquelle ont cédé plusieurs historiens, malgré les nuances apportées : Alain Sainte-Marie, en 1969, note que si le texte 1. La propriété européenne passe de 567 000 ha (1864) à 2 317 000 ha dont 194 000 ha de forêts (1917) sur un total d’environ 10 millions ha de terres de culture. Cf. Paul Leroy-Beaulieu, De la coloni- sation chez les peuples modernes, Paris, Guillaumin, 1882 (1re éd. 1874), p. 317 ; Émile Larcher et Georges Rectenwald, Traité élémentaire de législation algérienne, Paris, Arthur Rousseau, tome 3, p. 387. 2. Le domaine de l’État réunit 364 000 ha en 1851 mais c’est surtout l’application du sénatus- consulte (entre 1864 et 1870) qui confirme, corrige en partie et étend davantage sa superficie. Cf. John Ruedy, Land Policy in Colonial Algeria: The Origins of the Rural Public Domain, Los Angeles, University of California Press, 1967, p. 100 ; Émile Larcher et Georges Rectenwald, op. cit., tome 3, p. 70 et 386. RRHH--4411--MMEEPP..iinndddd 8811 3300//1111//1100 1111::1177::0055 8822 Didier Guignard permet l’extension du domaine de l’État et « n’améliore pas la condition de la paysannerie algérienne […] il la rassure pour l’avenir », en cherchant avant tout « à consolider la propriété indigène »3 et Annie Rey-Goldzeiguer huit ans plus tard, tout en percevant bien de nouvelles formes de cantonnement dans l’application du sénatus-consulte, en fait porter la responsabilité aux exécutants qui auraient trahi la volonté du législateur4. Au contraire, selon nous, par son essence même, le sénatus-consulte représente un facteur de bouleversement majeur des droits fonciers en Algérie. Il paraît donc essentiel de revenir sur les intentions des autorités, avant de proposer une évaluation globale de la réforme entre 1864 et 1870, pour en mesurer plus précisément les effets au sein de la tribu des Hazedj, près de Sidi-bel-Abbès dans le département d’Oran. L’esprit révolutionnaire de la réforme de 1863 Le sénatus-consulte vise dès son adoption à modifier en profondeur les droits fonciers. Pour le comprendre, un détour par la métropole s’impose. En effet, même si les terres de culture des tribus font l’objet d’appropriation et d’héritage familiaux consacrés par la coutume locale et le droit musul- man, les responsables et publicistes français les appréhendent généralement sur le mode communautaire5. Aussi le débat à l’origine du sénatus-consulte reprend-il celui sur les propriétés collectives commencé en France depuis le milieu du XVIIIe siècle6. À la suite des physiocrates est entretenue l’image négative des biens communaux dont on ne tirerait pas tout le rendement possible, véritables obstacles à la modernisation des campagnes. En sacrali- sant le droit de propriété individuelle, les révolutionnaires de 1789-1793 ne pensent guère à autre chose, y ajoutant cependant une considération phi- lanthropique dans la mesure où ces terres collectives assurent encore la sub- sistance des plus pauvres. C’est pourquoi la législation révolutionnaire, tout en facilitant les partages des communaux, en démocratise le mode de gestion, en vue de leur maintien provisoire. Nullement contradictoire, ce programme est perceptible dans l’abolition des droits féodaux7, l’obligation de passer par 3. Alain Sainte-Marie, L’application du sénatus-consulte du 22 avril 1863 dans la province d’Alger (1863-1870), thèse d’histoire, Université de Nice, 1969, p. 175 et 178. 4. Cf. Annie Rey-Golzeiguer, Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, Alger, Société nationale d’éditions, 1977, p. 209-270, 319-324 et 359-366 : « Toute l’originalité généreuse du sénatus-consulte disparaît ainsi pour faire place à un succédané qui ressemble davantage au projet de cantonnement de Pélissier [gouverneur général de 1860 à 1864] […] qu’au projet impérial de 1863 », conclut-elle (p. 365). 5. On retrouve les mêmes représentations européennes dans le reste de l’Afrique à la fin du XIXe siècle. Cf. Alain Testart, « Propriété et non-propriété de la terre. L’illusion de la propriété collective archaïque (1re partie) », Études rurales, 2003, n° 165-166, p. 209-242. 6. Le paragraphe qui suit doit beaucoup à Nadine Vivier, Propriété collective et identité communale. Les biens communaux en France, 1750-1914, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998. 7. En particulier le droit de triage qui permettait au seigneur de provoquer le partage des propriétés RRHH--4411--MMEEPP..iinndddd 8822 3300//1111//1100 1111::1177::0055 Le paradoxe des émigrants indésirables pendant la monarchie de Juillet 83 un vote avant tout partage, l’égalité d’accès au communal entre tous les habi- tants et sa gestion par les conseils municipaux. Comme ces diverses mesures agitent beaucoup le monde rural, Napoléon Ier met fin aux partages en 1804, mais prend soin de régulariser ceux déjà opérés et d’encourager l’affermage des communaux restants. La fin de son règne marque néanmoins une nou- velle offensive contre ces biens que les municipalités sont forcées de vendre pour financer l’effort de guerre (1813-1815). Moins pressés et conscients des bouleversements occasionnés, ses successeurs agissent à nouveau par étapes, avec la même prudence, mais aussi la même détermination, pour mettre fin aux droits d’usage collectifs. L’une d’elles, décisive, est la généralisation du code forestier dans les forêts domaniales et communales (1827), qui pro- voque encore des troubles pendant plusieurs années8. Trente ans plus tard, Napoléon III innove peu en la matière : lui aussi est un partisan de la moder- nisation des campagnes et un défenseur du principe libéral de propriété indi- viduelle, pleine et exclusive. Il légifère en ce sens en Bretagne ou dans les Landes pour y achever le partage des communaux en usant d’expropriations, au besoin, « pour cause d’utilité publique »9. C’est également sous son règne qu’est débattue la rénovation du cadastre en métropole, pour mieux certifier la propriété, stimuler le marché immobilier et rationaliser les rentrées fisca- les10. En même temps, inspiré par les saint-simoniens, il a le souci des masses, dont le sort devrait être amélioré par une élite technicienne, disposant de capitaux11. Le sénatus-consulte de 1863 en Algérie est le fruit de cet héritage métro- politain et des représentations qui l’accompagnent. S’arrêter aux empoigna- des franco-françaises sur les questions foncières algériennes qui opposent alors partisans du régime civil aux tenants de l’administration militaire, les répu- blicains aux bonapartistes, paraît donc insuffisant12. À terme, leurs objectifs sont fondamentalement les mêmes : introduire partout la propriété indivi- duelle de droit français, permettre à des colons européens de se mêler aux exploitants autochtones en contribuant, par leur seul exemple, à la moder- nisation des campagnes. C’est pourquoi le débat – aussi vif soit-il – porte beaucoup plus sur le rythme à donner aux transformations foncières que sur leur nature. Les porte-parole des colons les veulent immédiates, quand leurs collectives en se réservant le tiers de la surface, sous prétexte que ces biens étaient d’anciennes conces- sions à ses vassaux. 8. Philippe Vigier, « Les troubles forestiers du premier XIXe siècle français », Revue forestière française, 1980, p. 128-135. 9. Nadine Vivier, op. cit., p. 253-292. 10. Nadine Vivier, « Les débats sur la finalité du cadastre, 1814-1870 », in Florence Bourillon, Pierre Clergeot, Nadine Vivier [dir.], De l’estime au cadastre en Europe. Les systèmes cadastraux aux XIXe et XXe siècles, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2008, p. 206-215. 11. Cette inspiration provient notamment d’Ismaïl Urbain, saint-simonien et conseiller rapporteur auprès du conseil de gouvernement d’Alger après 1860. Il entretient une correspondance directe avec l’empereur et lui souffle sa célèbre lettre au gouverneur général Pélissier du 6 février 1863, qui annonce le sénatus-consulte. Cf. Annie Rey-Golzeiguer, op. cit., p. 195-197. 12. Ibidem, p. 209-270. RRHH--4411--MMEEPP..iinndddd 8833 3300//1111//1100 1111::1177::0055 8844 Didier Guignard contradicteurs militaires ou « arabophiles » plaident pour des temps d’adap- tation, susceptible d’éviter les révoltes, de sauvegarder les ressources fiscales basées sur les récoltes et le croît du bétail, tout en assurant des moyens de subsistance aux indigènes. Le sénatus-consulte donne raison à ces derniers en préparant l’assise d’un impôt foncier uniforme, plus rationnel et productif que la multitude des « impôts arabes », hérités de l’époque ottomane pour l’essentiel. C’est là une nouvelle référence à l’œuvre des physiocrates et des révolutionnaires métropolitains13. La réforme n’est donc en rien conservatrice. Les catégories foncières élabo- rées sur place depuis 1830 – « bricolées » pourrait-on même dire – essaient de rapprocher les diverses formes de propriété et d’usage autochtones des nor- mes juridiques métropolitaines. Le sénatus-consulte s’insère dans cette pro- duction et innove également : ainsi la terre qualifiée par les Français de arch (tribale) est-elle décrétée uniformément « propriété collective » des douars, nouveauté absolue qui tient faiblement compte des usages antérieurs. 15% 33%% 41% 19% 222222%%% TTeerrrreess mmelk TTeerrrreess aarch : biens "collectifs de culture" TTeerrrree aarrch : biens "collectifs de parrccoouurrss"" DDoommaaiinnee public Domaine privé de l'Etat Fig. 1 – Les groupes de propriété en application du sénatus-consulte (1864-1870) Source : Émile Larcher et Georges Rectenwald, Traité élémentaire de législation algérienne, Paris, Arthur Rousseau, 1923, tome 3, p. 70 De même, la proclamation du caractère inaliénable des « terres collecti- ves de culture » est tempérée par de nombreux autres articles du texte. Ainsi les cas prévus de séquestre ou d’expropriation sont-ils maintenus, sachant que les besoins de la colonisation sont toujours considérés comme « une cause d’utilité publique »14. L’établissement de la propriété individuelle de droit français sur ces espaces est prévu comme troisième étape des opéra- tions, même si l’empereur tient à garder son pouvoir de décision pour chaque 13. David Todd, ‘The “Impôts Arabes”: French Imperialism and Land Taxation in Colonial Alge- ria, 1830-1919’, in John Tiley (ed.), Studies in the History of Tax Law, Oxford, Hart, 2009, volume 3, chapitre 6. 14. Art. 7 du sénatus-consulte renvoyant à la loi du 16 juin 1851. RRHH--4411--MMEEPP..iinndddd 8844 3300//1111//1100 1111::1177::0055 Le paradoxe des émigrants indésirables pendant la monarchie de Juillet 85 douar afin de ne pas brusquer les choses15. En attendant, des aliénations ou échanges de « terres collectives de parcours » (19 % en moyenne des surfaces délimitées) peuvent être autorisés, sous certaines conditions, par la jama‘a du douar16. Malgré ce nouvel emprunt au lexique arabe, cette assemblée n’a rien de traditionnel : il s’agit d’une institution quasi municipale avec des mem- bres nommés par l’administration supérieure, laquelle possède, par ce biais, un moyen de pression efficace. L’interdiction des transactions en territoire militaire est enfin levée sur les biens melk – les seuls considérés par les auto- rités comme privatifs et représentant 41 % des surfaces délimitées – même si, dans l’immédiat, la faiblesse des garanties au regard des normes françaises et l’indivision fréquente sont de nature à freiner les acheteurs européens. Il n’est surtout pas question de revenir sur les prélèvements de la colonisa- tion opérés depuis 1830. Sont seulement prévues de possibles compensations, à l’appréciation des autorités, toujours inférieures au préjudice puisque, par définition, la terre n’est pas extensible17. Si l’État renonce en partie aux ter- ritoires makhzen et azel 18 au profit des douars, le rattachement au Domaine des habous (fondations pieuses) et des forêts est poursuivi, ces dernières four- nissant l’essentiel des 15 % classés dans cette catégorie de 1864 à 1870. La redéfinition des usages y est opérée, au cas par cas, car si le fait de débarrasser les espaces boisés de toute servitude est un objectif sans cesse affirmé, les résistances locales et l’absence de législation claire sur cette question en retar- dent souvent l’accomplissement19. Enfin certains frais liés aux opérations – comme le bornage ou les recours judiciaires – restent à la charge des tribus, des douars ou des particuliers. Une réclamation n’est reçue qu’à la condition de respecter les formes légales, ignorées ou suffisamment dissuasives pour des fellahs obligés de s’en remettre aux délégués de jama‘a, à l’écrivain public ou à l’avocat français20. Dans ces conditions, l’application du sénatus-consulte ne peut que bous- culer les droits de propriété et d’usage antérieurs, pas uniquement à cause des écarts possibles entre le texte et son application, mais bien parce que la réforme est pensée, dès le début, comme révolutionnaire. Elle prend pour modèle la transformation des structures foncières, sociales et administratives de métropole initiée par la Révolution française. Le législateur cherche avant tout à casser l’emprise tribale, catalyseur de révoltes, assimilée aux archaïsmes 15. Art. 25 du décret d’administration publique du 23 mai 1863. 16. Art. 16 du même texte. 17. Art. 1er du sénatus-consulte et art. 9 du décret d’administration publique. 18. Les terres makhzen étaient des terres concédées par le beylik (gouvernement ottoman), exemp- tées d’une partie des impôts en échange d’un service militaire. Les terres azel, surtout présentes dans la province de Constantine, étaient louées par le beylik, sans aucune garantie de durée. C’est pourquoi, jusque-là, l’État français entendait s’approprier ces biens, comme héritier du beylik, mais le chapitre II des instructions générales du 1er mars 1865 vise à modérer de telles prétentions. 19. Un arrêt de la Cour de cassation du 25 janvier 1883 tranche en faveur de l’application du code forestier métropolitain en Algérie. 20. Art. 10-12 et 33 du décret d’administration publique. RRHH--4411--MMEEPP..iinndddd 8855 3300//1111//1100 1111::1177::0055 8866 Didier Guignard d’Ancien Régime. En imposant les éléments d’une modernité à la française, il tend à offrir les garanties souhaitées par les investisseurs européens : des limites précises, la diminution et la fixation des droits d’usage, l’enregistre- ment des titres. L’impact considérable d’une demi-réforme (1864-1870) L’application du sénatus-consulte présente un double intérêt pour l’histo- rien. Les commissaires commencent par un état des lieux à l’échelle tribale, en recensant les transformations éventuellement apportées au régime foncier depuis la conquête. Ils agissent ensuite sur ce régime en délimitant le terri- toire des tribus et des douars, refaçonnés ou entièrement créés par leurs soins pour dégager des unités administratives cohérentes, qu’ils découpent enfin par groupes de propriété (fig. 1). À trois exceptions près, la dernière phase prévue, à savoir l’établissement de la propriété individuelle de droit français sur les terres « collectives de culture » n’est pas appliquée avant 187021. Sous cette forme inachevée, l’application du sénatus-consulte s’apparente davan- tage au cadastre par masses de cultures commencé en France sous le Consulat (1802), prélude à l’arpentage systématique des parcelles après 180822. Une telle retenue s’explique surtout par la faiblesse des moyens consacrés à la réforme. Une note du directeur des Affaires civiles du gouvernement général estime en 1858 que « sur les 14 millions d’hectares qui composent le Tell algérien, le service des opérations topographiques n’a pu lever jusqu’à présent que 1 500 000 ha ; et s’il devait rester organisé tel qu’il est aujourd’hui [avec 93 géomètres], il lui faudrait […] 35 nouvelles années pour opérer le levé des 12 500 000 ha dont il ne s’est pas encore occupé »23. Un haut fonc- 21. Dans la banlieue de Collo, érigée pour l’occasion en « tribu » administrative, un espace de 173 ha est délimité avec 627 indigènes recensés. « La faible étendue de ce territoire, le mélange des intérêts domaniaux, indigènes et européens que la création du poste de Collo a occasionné, ont déter- miné la commission à reconnaître séparément toutes les parcelles [sur seulement 71 ha]. » Cf. Bulletin officiel du Gouvernement général de l’Algérie (BO), 1868, rapport du ministre de la Guerre à l’empereur, 27 novembre 1867, p. 335. De même chez les Ouled Mansour (subdivision de Mascara), 665 ha sont classés comme biens « collectifs de culture » mais se présentent sous la forme de « lots [familiaux] distincts et bien délimités », ce qui décide les autorités à établir le parcellaire (idem, 1868, rapport du 4 mars 1868, p. 706). La plus grande réalisation a lieu cependant dans le douar Tilmouni (tribu des Hassasna) sur 7 355 ha divisés en 677 parcelles attribuées à 412 propriétaires (idem, 1870, rapport du 20 août 1870, p. 375-378). C’est ici la proximité du périmètre de colonisation de Sidi-bel-Abbès qui explique cette facilité et ces garanties données aux transactions. 22. Pour diminuer le coût et la longueur des opérations, l’objectif était alors d’arpenter les masses de terrains soumises à une même nature de cultures, de quoi répartir plus équitablement la contribution foncière entre les communes d’un département. L’idée n’est pas abandonnée après 1808, régulièrement défendue par les adversaires du cadastre parcellaire, jugé trop coûteux et d’inspiration démocratique. Cf. Marc Bloch, La terre et le paysan. Agriculture et vie rurale aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Armand Colin, 1999, p. 30-31 ; Nadine Vivier, « Les débats sur la finalité du cadastre, 1814-1870 », op. cit., p. 191-215. 23. Centre des Archives d’Outre-Mer (Arch. nat. Outre-mer), F80/1805, note au ministère de l’Algérie et des Colonies, 1er septembre 1858. RRHH--4411--MMEEPP..iinndddd 8866 3300//1111//1100 1111::1177::0066 Le paradoxe des émigrants indésirables pendant la monarchie de Juillet 87 Fig. 2 - Tribus soumises aux opérations du sénatus-consulte (1864-1870) Sources : Arch. nat. Outre-mer, C/41 (fonds de carte) ; Robert Estoublon et Alphonse Lefébure, Code de l’Algérie annoté, Alger, Jourdan, 1896, p. 280-288 (liste des tribus) RRHH--4411--MMEEPP..iinndddd 8877 3300//1111//1100 1111::1177::0066 8888 Didier Guignard tionnaire d’Alger corrige ces prévisions en 1861, à condition de doubler les effectifs : 26 années pourraient alors suffire mais pour une dépense évaluée à 70,4 millions de francs24 ! Aussi, malgré tout l’intérêt qu’il semble porter à la colonie, l’empereur se refuse à un tel investissement et un seul géomètre est assigné à chacune des 6 puis 21 sous-commissions chargées de l’arpen- tage. L’objectif avoué est bien alors de « diminuer les dépenses »25. D’ailleurs des événements limitent de fait encore l’ampleur de la réforme. En 1864, la révolte des Ouled Sidi Cheikh du Sud Oranais fait planer la menace d’un soulèvement généralisé. Les commissions stoppent leurs travaux pendant plusieurs mois puisque figurent, en leur sein, les commandants de subdivi- sion, les chefs et sous-chefs de bureaux arabes, tous rappelés à leur poste. La réalisation d’un cadastre parcellaire est également empêchée par la terrible famine de 1866-1868, qu’une nouvelle offensive marchande sur les terres aurait sans doute considérablement aggravée. Il n’empêche qu’en seulement sept ans, la zone couverte par les commis- saires est impressionnante : les deux premières étapes du sénatus-consulte sont appliquées sur la moitié de la surface du Tell, l’espace utile entre la Méditerranée et le Sahara (fig. 2), incluant 39 à 49 % de la population indi- gène. Les chiffres varient selon que l’on se réfère au recensement de 1866, avant la famine, ou à celui de 187226. L’impact foncier, social et administratif de la réforme est donc considéra- ble. En périphérie des centres urbains, les territoires livrés à la colonisation européenne échappent à son application. Mais celle-ci est jugée prioritaire dans le prolongement de ces zones et sur les principaux axes de communica- tion, par exemple le long de la voie ferrée en cours d’achèvement Alger-Oran, via Orléansville. Les commissaires entérinent donc souvent des prélèvements de terres antérieurs à la réforme, dans les tribus contiguës aux premières implantations européennes (fig. 2). Elles sont 154 dans ce cas sur les 372 délimitées entre 1864 et 1870, même si de telles ponctions ont été de nature et d’ampleur très différentes. Par exemple, le sort réservé aux Beni Khettab, au sud-est de Djidjelli, ne semble pas dramatique : les concessions faites par le Domaine avant l’application du sénatus-consulte concernent 2 500 ha de forêts où ont été préservés les droits d’usage, comme celui de se servir en bois de construction pour les gourbis et les instruments aratoires, de ramasser les glands et le bois de chauffage ou de livrer ces espaces au pâturage des troupeaux. Les commissaires confirment cette décision et délimitent encore 18 000 ha de biens melk, comprenant des terres céréalières et des oliveraies, 24. Ibidem, note adressée au gouverneur général, 28 septembre 1861. 25. Instructions du gouverneur général des 7 et 9 juillet 1863, arrêté du 30 avril 1864. 26. D’après les commissaires, le territoire « sénatus-consulté » en 1870 englobe 6 884 000 ha. La population indigène comprise dans cet espace est évaluée à 1 037 000 habitants sur un total de 2 652 000 recensés en 1866 mais seulement 2 125 000 en 1872. Cf. Émile Larcher et Georges Rectenwald, op. cit., t. 3, p. 70, Kamel Kateb, Européens, « indigènes » et Juifs en Algérie (1830-1962). Représentations et réalités des populations, Paris, Éditions de l’INED, 2001, p. 30. RRHH--4411--MMEEPP..iinndddd 8888 3300//1111//1100 1111::1177::0077 Le paradoxe des émigrants indésirables pendant la monarchie de Juillet 89 pour 5 700 habitants27. Si les concessions forestières à des entreprises privées se multiplient alors dans le Nord Constantinois (fig. 2), c’est généralement aux mêmes conditions. En revanche, chez les Ouled Sidi el Abd Elli de la région de Tlemcen, les bouleversements entérinés par le sénatus-consulte sont beaucoup plus douloureux. La tribu a déjà subi les conséquences d’un séquestre (1845) et d’un cantonnement (1862) ; près de 5 000 ha lui ont été retirés dont « environ 3 000 […] de terrains très fertiles et propres à toutes les cultures », que le Domaine cède finalement à la Société générale algérienne en 186728. Un an plus tard, les commissaires arrivent donc un peu tard pour reconnaître 8 000 ha « de qualité inférieure » aux 1 300 habitants29. Ces zones de contact avec les principaux périmètres de colonisation renferment la plu- part des expériences de cantonnement, en particulier dans l’Oranais où la forte immigration espagnole a fait enfler la demande en concessions depuis la fin des années 1840. Entre Mascara et la frontière marocaine, c’est plutôt le séquestre infligé aux tribus ralliées à Abd el-Kader qui a pourvu en ter- res les centres de colonisation (fig. 2)30. Ces sanctions sont levées en 1866, pour faciliter les opérations du sénatus-consulte, mais les rétrocessions du Domaine ne peuvent porter que sur les terres n’ayant pas fait l’objet d’allo- tissements entre-temps. En s’éloignant de ces marches de colonisation foncière, la sélection des autres tribus retenues pour la réforme semble plutôt obéir à des impératifs de sécurité. Jusqu’à 1870, les autorités prennent soin d’éviter les bastions de résistance à l’occupation française, contournant par exemple la Kabylie à peine soumise (1857). C’est un indice supplémentaire de l’impact réel du sénatus-consulte dans les tribus épargnées jusque-là par la pénétration colo- niale. Il représente bien la première transformation des droits de propriété et d’usage sans qu’il soit besoin d’une présence effective de colons ; d’autant plus que le choix des tribus excentrées ne dépend pas seulement de la contrainte sécuritaire. Les territoires où le Domaine a de grandes prétentions sont éga- lement privilégiés. Ainsi, dans la province de Constantine, l’importance des forêts et des terres azel dicte l’orientation des commissaires bien plus que la présence de colons. Il n’est pas rare ici que la constitution du Domaine dépasse le seuil des 15 % de la surface tribale délimitée (fig. 3), englobant par exemple les vastes chênaies de la région de Collo ou les massifs de cèdres des versants nord de l’Aurès. Les autorités montrent moins d’empressement 27. BO, 1868, rapport du ministre de la Guerre à l’empereur, 4 mars 1868, p. 712-714. 28. Cette entreprise capitaliste se voit remettre 100 000 ha de terres en Algérie contre l’ouverture de 100 millions de francs de crédits aux entreprises locales et de 100 millions de prêt à l’État colonial (à 5,25 %). Seul ce second engagement est tenu. Cf. Didier Guignard, L’abus de pouvoir en Algérie coloniale (1880-1914). Visibilité et singularité, Paris, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2010, p. 109. 29. BO, 1868, rapport du ministre de la Guerre à l’empereur, 8 octobre 1868, p. 1025-1029. 30. À l’échelle de l’Algérie, ces confiscations individuelles ou collectives représentent quelque 50 000 ha de terres arables entre 1830 et 1852 ; en particulier dans et autour des villes de Cherchell, Blida, Koléa et Mascara. Cf. John Ruedy, op. cit., p. 60-66. RRHH--4411--MMEEPP..iinndddd 8899 3300//1111//1100 1111::1177::0077
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