Cahiers du GRM publiés par le Groupe de Recherches Matérialistes – Association 8 | 2015 Althusser : politique et subjectivité (II) Interpellation du genre et sujets mélancoliques. Butler lectrice d’Althusser Interpellazione di genere e soggetti melanconici. Butler lettrice di Althusser Jessica Borotto Éditeur Groupe de Recherches Matérialistes Édition électronique URL : http://grm.revues.org/715 DOI : 10.4000/grm.715 ISSN : 1775-3902 Référence électronique Jessica Borotto, « Interpellation du genre et sujets mélancoliques. Butler lectrice d’Althusser », Cahiers du GRM [En ligne], 8 | 2015, mis en ligne le 30 décembre 2015, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://grm.revues.org/715 ; DOI : 10.4000/grm.715 Ce document a été généré automatiquement le 1 octobre 2016. © GRM - Association Interpellation du genre et sujets mélancoliques. Butler lectrice d’Althusser 1 Interpellation du genre et sujets mélancoliques. Butler lectrice d’Althusser Interpellazione di genere e soggetti melanconici. Butler lettrice di Althusser Jessica Borotto Introduction 1 Cet article vise à explorer la manière dont Judith Butler remobilise la thèse althussérienne de l’interpellation en l’intégrant à une théorie de l’attachement passionné, à l’aide d’une compréhension psychanalytique de la formation du sujet. L’ouvrage qu’elle consacre à cette question est La Vie psychique du pouvoir1. Son travail nous intéresse en tant que tentative de rendre possible une relation critique à l’interpellation. Nous essaierons de comprendre comment l’articulation de l’interpellation althussérienne à cette figure de la psychanalyse qu’est la mélancolie correspond à cette tentative2. Notre but est de montrer la manière dont Butler a réinvesti l’interpellation althussérienne dans sa propre théorie, en insistant sur les éléments de sa lecture qui nous paraissent enrichir la problématique althussérienne. Nous suggérons que la position de Butler, consistant à se concentrer sur la dimension psychique du pouvoir, représente moins une alternative à l’analyse du fonctionnement des appareils idéologiques d’État qu’un complément permettant de complexifier le problème de la relation du sujet au pouvoir3. 2 Nous examinerons, dans un premier temps, l’analyse plus générale que Butler propose sur le fonctionnement psychique du pouvoir. Celle-ci interroge plusieurs auteurs dont certains nous aideront à tisser des liens précis entre l’interpellation chez Althusser et la subjectivation chez Butler. Après avoir abordé la question de l’adhésion subjective au pouvoir, nous préciserons en quoi la matérialité et l’ambiguïté des mécanismes de subjectivation deviennent, chez Butler, les sources d’une relation critique à l’interpellation. Cela nous permettra d’insister sur les éléments de la théorie Cahiers du GRM, 8 | 2015 Interpellation du genre et sujets mélancoliques. Butler lectrice d’Althusser 2 althussérienne de l’interpellation et de l’idéologie qui servent de points de départ pour l’élaboration butlérienne d’une compréhension critique des formes de subjectivation. Il nous paraît utile à ce propos de les chercher non seulement dans le texte d’Althusser et dans les paragraphes que Butler lui consacre, mais également là où elle cherche à comprendre la mélancolie du genre comme l’effet d’une certaine interpellation et le deuil comme une réponse critique. Interpellation et subjectivation 3 Dans La Vie psychique du pouvoir, Butler, enquêtant sur la problématique de l’assujettissement, se situe au croisement de différentes traditions (principalement les traditions hégélienne, foucaldienne et psychanalytique). L’articulation de certains éléments hérités de ces trois traditions et de la théorie nietzschéenne de la mauvaise conscience lui permet d’explorer, en l’enrichissant, le problème de l’ambivalence paradoxale de l’interpellation et de l’action du pouvoir. Une telle ambivalence s’explique par le fait que l’action du pouvoir non seulement obtient l’effet de subordination du sujet comme si elle agissait depuis l’extérieur de celui-ci, mais elle produit un tel effet aussi en opérant depuis son intérieur. En s’inscrivant ainsi dans une tradition initiée par Foucault, Butler conçoit l’assujettissement comme une dépendance envers un discours qui d’une part détermine les limites de l’existence sociale et de l’action du sujet et d’autre part les rend possibles4. Althusser pourrait lui aussi être situé à l’origine de cette tradition, dans la mesure où sa théorie de l’interpellation constitue une composante de l’horizon théorique dans lequel Foucault a élaboré sa conception de la production discursive du sujet. 4 Le texte d’Althusser sur lequel Butler concentre son analyse est « Idéologie et Appareils idéologiques d’État », dans lequel apparaît la formule très connue et emblématique de l’interpellation : « Hé, vous, là-bas ! »5, le cri du policier qui fait se retourner l’individu. Dans cet ouvrage, la théorie de l’interpellation est un élément de la réflexion sur le rôle de l’idéologie dans la reproduction sociale. L’idée générale est que pour garantir la reproduction des rapports sociaux de production, l’idéologie interpelle les individus en sujets, autrement dit elle a pour fonction de les assujettir et de les subjectiver. Comme Butler le signale elle-même, dans « Idéologie et Appareils idéologiques d’État », la subordination du sujet interpellé se fait aussi par le langage, en ce qu’elle est l’effet produit par la voix qui appelle l’individu et qui lui attribue un nom. Le langage qui œuvre dans l’interpellation montrerait donc un pouvoir performatif qui aurait préparé les fondements de la notion foucaldienne de discours6. 5 Que la théorie de l’idéologie chez Althusser et la conception de la norme chez Foucault présentent de nombreux points en commun, c’est une position que Pierre Macherey défend dans Le Sujet des normes pour poser les bases de sa vision de la société des normes comme société idéologique. Dans ce livre, il met l’accent sur le caractère performatif ou productif de l’interpellation ainsi que sur sa matérialité : Althusser cherche à matérialiser l’idéologie, ce qui lui permet d’en développer une conception positive « en tant qu’agent effectif du processus de la reproduction sociale »7 et de la production des sujets. Ces caractéristiques rapprochent l’idéologie de la norme chez Foucault, les deux concepts étant également voués à expliquer les processus de subjectivation comme des mécanismes de production et de subordination des sujets qui interviennent au niveau des pratiques et des comportements. Leur action est immanente aux effets qu’ils produisent : Cahiers du GRM, 8 | 2015 Interpellation du genre et sujets mélancoliques. Butler lectrice d’Althusser 3 « Si l’idéologie (ou la norme) transforme, ce n’est pas en pénétrant progressivement un terrain préexistant à son action »8, puisqu’elle produit d’emblée le terrain en question. 6 Guillaume Le Blanc, dans l’article « Etre assujetti : Althusser, Foucault, Butler »9, tente de situer l’analyse menée par Butler sur la vie subjective du pouvoir vis-à-vis de Foucault et d’Althusser, en relevant lui aussi les éléments d’affinité qui rapprochent l’institution disciplinaire des appareils idéologiques d’État. La possibilité de faire converger les perspectives des deux auteurs ressort dans cette analyse – comme dans celle de Macherey – du fait que, d’une part, le pouvoir tel qu’ils le théorisent présente un caractère productif, et que, d’autre part, sa matérialité est indissociable de la dimension de l’idéal ou de l’idéologique. C’est par le biais de ces deux éléments que Butler se positionne en continuité avec Foucault et Althusser, bien qu’elle déplace son attention de la dimension objective de l’action du pouvoir à la dimension subjective. Le Blanc met ainsi en évidence que le fait de prolonger les théories d’Althusser et de Foucault dans une réflexion sur le fonctionnement de la vie psychique du pouvoir n’implique pas pour Butler, comme on pourrait le croire, la mise en question du caractère productif de celui-ci. Cela lui permet au contraire de complexifier l’analyse de la productivité de la relation au pouvoir dans la mesure où le sujet n’apparaît pas simplement comme sa cible, ni comme un produit fini, mais comme un processus qui s’effectue à travers sa relation au pouvoir. En d’autres termes, le travail de Butler montre comment les relations de pouvoir se réalisent en même temps que le sujet se produit. Sujets vulnérables et dépendance originaire 7 La question qui est au cœur de La Vie psychique du pouvoir est la compréhension de la dépendance originaire sur le fond de laquelle le sujet émerge. L’insistance sur cette dimension et l’enquête plus précise sur les éléments qui rendent l’individu susceptible de se retourner (ou non) vers la voix qui l’interpelle visent à appréhender la vulnérabilité du sujet vis-à-vis du pouvoir qui l’assujettit10. Ces éléments témoignent de l’action du pouvoir sur et dans le sujet au cours de sa constitution, et leur repérage revient à déterminer ce sur quoi le sujet devrait avoir une prise pour se dé-subjectiver en vue d’autres formes de subjectivation. En outre, puisque prendre le risque de s’opposer à la loi implique le courage et même le désir de défaire le soi, il nous semble qu’explorer la dimension psychique du pouvoir est pertinent afin de comprendre comment ce désir de se défaire de soi pourrait s’engendrer et se développer. 8 Judith Butler affirme que l’aptitude à répondre à l’interpellation repose sur une complicité préalable avec la loi qui ne peut pas être expliquée seulement par l’appel puisqu’elle opère à l’intérieur du devenir sujet. De quoi s’agit-il dans cette complicité ? Comment l’expliquer ? Althusser rend compte de l’adhésion subjective au pouvoir qui interpelle, lorsqu’il prête attention au retournement physique du sujet vers la loi, et qu’il le motive par le triple mécanisme de croyance, de doute et de certitude : l’individu « se retourne, croyant-soupçonnant-sachant qu’il s’agit de lui »11. Avant le sujet, il y a l’individu qui devient sujet à la suite de l’interpellation : « Toute idéologie a pour fonction (qui la définit) de “constituer” des individus concrets en sujets »12. Or, nous pourrions nous demander si c’est bien dans cette figure de l’individu proposée par Althusser que nous devrions chercher l’aptitude au consentement. Bien que cela soit possible, Althusser n’en dit pas beaucoup plus. La seule explication qu’il fournit à propos de l’individu concerne son caractère abstrait : l’individu qui n’est pas encore sujet est ontologiquement Cahiers du GRM, 8 | 2015 Interpellation du genre et sujets mélancoliques. Butler lectrice d’Althusser 4 indéterminé. Cette figure est utile pour Althusser, car, afin d’expliquer le devenir sujet, il a besoin de se référer à quelque chose qui ne serait pas encore sujet et qui néanmoins constituerait un point de départ à partir duquel le sujet peut advenir à l’être. Pourtant, il conçoit l’individu comme une abstraction : tout individu concret, écrit-il, est toujours déjà sujet : Comme l’idéologie est éternelle, nous devons maintenant supprimer la forme de la temporalité dans laquelle nous avons représenté le fonctionnement de l’idéologie et dire : l’idéologie à toujours-déjà interpellé les individus en sujets, ce qui revient à préciser que les individus sont toujours-déjà interpellés par l’idéologie en sujets ; ce qui nous conduit nécessairement à une dernière proposition : les individus sont toujours-déjà des sujets. Donc les individus sont « abstraits » par rapport aux sujets qu’ils sont toujours déjà13. 9 Si, comme Butler l’affirme, « le sujet est pour l’individu la circonstance linguistique qui lui permet d’acquérir et de reproduire l’intelligibilité, la condition linguistique de son existence et de son action »14, alors l’individu ne peut exister concrètement sans le sujet, sans être toujours déjà sujet. Il nous semble ainsi important de relever qu’il n’est pas possible chez Butler, comme chez Althusser, d’établir une entité qui existerait avant le sujet : l’introjection des relations externes de pouvoir, leur incorporation, n’a pas lieu à partir d’une entité nue ou brute. Il n’est pas question, pour ces auteurs, d’établir un moment du processus de subjectivation comme moment originaire constituant la dimension interne et subjective, discernable des éléments externes et objectifs, puisque, au contraire, cette séparation n’est que le produit de l’assujettissement. Rien dans leurs réflexions ne suggère la possibilité d’identifierquelque chose comme le noyau originaire et authentique du sujet et, de plus, il nous semble que cette question ne les intéresse pas. Il est plutôt question de rendre intelligible le processus d’introjection à travers des figures qui restent ontologiquement indéterminées et intégrées dans le processus de subjectivation, voire dans le circuit que Butler définit comme circuit de la conscience. Contrairement à ce que Macherey semble proposer dans son article « Judith Butler et la théorie althussérienne de l’assujettissement », ce qui préoccupe Butler n’est pas de trouver l’entité qui serait affectée par un désir de loi avant de devenir sujet, ce qui amènerait effectivement à postuler un sujet avant le sujet15, mais de déceler l’affection même qui, comprise comme opération de pouvoir, précède et engendre le sujet. Puisque cette opération laisse des traces dans le versant psychique du sujet, il est possible de la comprendre en analysant ces traces comme des effets de la sédimentation du pouvoir, sans avoir besoin de chercher une entité subjective qui en serait affectée avant le sujet. 10 Dès son introduction, Butler fait l’hypothèse que l’interpellation du sujet présuppose que la formation de la conscience ait déjà eu lieu. En effet, elle conçoit celle-ci non pas comme un attribut ou une partie du sujet, mais bien plutôt comme un élément spécifique du pouvoir, comme une opération psychique – ou mieux qui devient psychique16 – véhiculant une norme17. 11 La conscience ainsi conçue ne suppose pas une réflexivité préalable, au contraire, elle la constitue : puisqu’elle intervient à l’origine du processus de subjectivation, elle n’est pas encore une conscience claire et réfléchissante – cette dernière étant le produit de la subjectivation –, mais elle est l’acte inaugural qui établit le commencement du mouvement réfléchissant18. 12 Cette conscience, opération du pouvoir qui devient psychique, consiste en une sorte de début de retournement, qui établit le sujet comme réfléchissant et réflexif. Le sujet devient ainsi l’objet de sa propre réflexion, comme dans l’acte qui initie le tour à 180 Cahiers du GRM, 8 | 2015 Interpellation du genre et sujets mélancoliques. Butler lectrice d’Althusser 5 degrés de l’individu hélé dans la rue : « Hé, vous là-bas ! ». Paradoxalement, c’est en devenant objet pour soi-même que le sujet devient sujet19. Si le sujet peut devenir objet pour soi, objet de sa propre réflexivité, c’est seulement dans un langage qui ne lui appartient pas exclusivement, mais qui signe la marque de l’autre dans l’origine du soi. Chez Butler, le sujet ne trouve les signes de sa propre existence qu’en dehors de lui, dans des catégories et des termes d’autrui : c’est seulement dans ces termes et dans ces catégories qu’il peut se penser. Du fait que le sujet ne peut émerger que dans et par le langage, que son existence est confirmée par ce langage, les relations qui le lient aux autres et ces autres qui laissent leur trace en lui, lui préexistent toujours. 13 Une deuxième idée parcourt toute l’analyse que Butler déploie dans son livre : le mouvement réflexif de la conscience est régi par un besoin d’autopunition et par un sentiment de culpabilité. Butler consacre le chapitre « Circuits de la mauvaise conscience »20 à Nietzsche et Freud pour montrer que chez l’un et l’autre la sphère interne du sujet est l’effet d’un interdit. Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche affirme que le créditeur inflige une punition au débiteur lorsque celui-ci se révèle incapable de payer sa dette. Le châtiment engendrerait le sentiment de culpabilité ou la mauvaise conscience chez le débiteur, ce qui l’amènerait à intérioriser la punition et à créer l’âme, c’est-à-dire l’intériorité.21 Toutefois, pour Butler, la conscience (ou l’âme) et son sentiment de culpabilité ne peuvent se produire par un mouvement d’intériorisation, car intérieur et extérieur se forment en même temps22. L’interdit dont elle parle est ainsi une sorte de punition, qui ne peut pas être ontologiquement située, mais seulement rétrospectivement citée. Cette punition retourne les pulsions23 et les désirs, originairement orientés vers les objets du monde (ni intérieur ni extérieur), contre eux- mêmes. Un tel retour produit une « habitude psychique d’autopunition »24 qui se fait conscience (et conscience coupable), et la distingue du monde extérieur. L’inflexion du désir vers le soi dédouble ce dernier et produit la réflexivité : ce mouvement susciterait un autre désir qui est celui du circuit lui-même, c’est-à-dire le désir de l’opération du pouvoir – la conscience. Le mouvement d’autopunition semble ainsi correspondre à la réflexion de la conscience : si, d’une part, il pose des limites aux possibilités d’action du sujet, d’autre part, en en déterminant les confins, il rend celui-ci susceptible d’assumer une identité et d’être reconnu. Il s’ensuit que le désir de réflexivité implique aussi un désir d’assujettissement que Butler désigne par la notion d’attachement passionné au pouvoir25. 14 Nous pourrions le dire autrement : si le pouvoir est ambivalent, c’est-à-dire s’il ne se limite pas à régler une matière qui lui préexiste, mais s’il règle ce qu’il produit – le sujet –, alors l’existence du sujet dépend de ce pouvoir qui l’assujettit. C’est pourquoi nous sommes autorisés à affirmer que le sujetest attaché au pouvoir dans la mesure où il est attaché à son existence. Cet attachement est supposé préexister au sujet, car c’est précisément cela qui l’induit à réagir à l’interpellation au commencement de sa formation, de telle sorte que sa réponse lui permette de devenir un bon sujet – ou un sujet normal. Dans cette perspective l’interpellation aurait besoin d’un attachement passionné, comme condition préalable à son efficacité. 15 Bien qu’Althusser ne mentionne que fugacement la culpabilité qui peut être à l’origine du retournement du sujet, en la désignant plutôt comme un caractère non central26, Butler prend l’initiative d’attribuer à l’individu idéologique une culpabilité motrice du retournement. Comme Butler l’explicite27, ce qui motive son interprétation est, d’une part, le fait qu’Althusser se sert de la métaphore de l’appel nominatif de Dieu dans Cahiers du GRM, 8 | 2015 Interpellation du genre et sujets mélancoliques. Butler lectrice d’Althusser 6 l’exemple de l’idéologie religieuse pour expliquer le fonctionnement de l’interpellation, et d’autre part, que la notion de conscience28 telle qu’Althusser la mobilise semble renforcer, d’après Butler, la dimension théologique de l’opération du pouvoir. Établir un fond de culpabilité sur lequel l’interpellé énoncerait sa réponse permet à Butler d’expliquer pourquoi le sujet idéologique réagit comme s’il n’y avait d’autre possibilité que de répondre, comme si une contrainte le mouvait par nécessité. Seul un moteur interne pourrait produire un tel effet : c’est uniquement parce que le sujet perçoit l’appel comme venant de son intimité qu’il lui est (presque) impossible de s’y soustraire. 16 Butler propose une lecture symptômale de la théorie de l’interpellation en l’intégrant à la notion de culpabilité et à la conception psychanalytique de l’attachement passionné, afin de la pousser à dépasser ce qu’elle considère être ses limites. Une lecture symptômale d’un texte, selon la définition qu’Althusser en donne dans Lire « Le Capital »29, à propos de sa propre lecture du Capital de Marx, doit permettre de rendre visibles les éléments implicites d’une théorie, dont elle ne peut pas rendre compte, les éléments théoriques non développés et qui demeurent impensés. L’un des symptômes de la théorie de l’interpellation d’Althusser que Butler relève est l’exemple de l’appel nominatif divin, par lequel il attribue, sans le dire, une sorte d’absoluité à l’autorité qu’il cherche à comprendre et critiquer. En employant la métaphore de l’interpellation religieuse, Althusser ferait de la performativité religieuse le paradigme de l’interpellation idéologique et confèrerait ainsi à l’autorité de la voix interpellante en général un pouvoir divin, c’est-à-dire impossible à refuser. Ce faisant, selon l’analyse de Butler, Althusser rejoue le mécanisme de l’interpellation de l’autorité divine et limite à l’avance toute possibilité pour le sujet interpellé d’assumer une posture critique30. 17 Quoique pertinente, cette dernière critique nous parait problématique dans l’ensemble de la démarche de Butler. Fabio Bruschi, dans « Appareils et sujets chez Althusser », montre que Butler risque de réintroduire une dimension théologique à travers la notion de culpabilité, là où elle voulait justement s’en débarrasser en critiquant l’exemple de l’interpellation religieuse31. En effet, si elle peut attribuer le sentiment de culpabilité au sujet idéologique c’est précisément en raison du cadre religieux au sein duquel ce dernier émerge dans les exemples d’Althusser. Pourquoi alors le liquider ? Seule son exigence de prendre ses distances d’avec la représentation du pouvoir interpellant comme sujet souverain explique la critique butlérienne de la métaphore divine chez Althusser. Une telle image s’oppose non seulement à son analyse du fonctionnement du pouvoir et de la formation des sujets, mais aussi à la manière dont elle cherche à réélaborer la théorie althussérienne. 18 L’intérêt que Butler accorde à Althusser traduit l’objectif de mettre en lumière des éléments de sa théorie qui ouvrent à des formes de résistance possible à l’interpellation. Autrement dit, si d’une part, en proposant une lecture symptômale, Butler cherche à faire émerger les éléments de la théorie de l’interpellation qui limiteraient à son avis la compréhension critique de l’assujettissement, d’autre part c’est en accentuant et en remobilisant d’autres points de la théorie althussérienne elle-même qu’elle cherche à poser les bases pour une telle compréhension. Une critique de l’assujettissement exige de prendre en compte deux éléments en particulier : le premier est l’ambivalence qui caractérise les mécanismes de la subjectivation, et qui se répercute sur la dimension psychique du sujet. Ce premier élément peut être relevé par Butler dans les textes d’Althusser et réélaboré à partir de là. Le deuxième est le fait que la formation du sujet advient aussi par un mécanisme de forclusion qui produit un domaine d’abjection que le Cahiers du GRM, 8 | 2015 Interpellation du genre et sujets mélancoliques. Butler lectrice d’Althusser 7 sujet doit répudier pour subsister : pour rendre compte de ce deuxième élément Butler recourt à la psychanalyse. Pouvoir vulnérable : ambivalence de la maîtrise et de la reproduction des savoir-faire 19 Butler identifie l’expression de l’ambivalence du pouvoir et de la subjectivation chez Althusser avec l’idée que la maîtrise, la maîtrise des « savoir-faire », est indissociable de la soumission. Autrement dit, disposer d’une compétence signifie aussi être assujetti, puisque c’est précisément par la reproduction des qualifications que les conditions de l’assujettissement sont remplies : le système de la production est toujours un système d’exploitation. Althusser considère donc que l’apprentissage qui accompagne l’acquisition d’une maîtrise (surtout grâce à l’appareil idéologique scolaire) coïncide avec le processus à travers lequel les sujets se subjectivent en se situant à leur place dans un certain ordre social32. C’est en ce sens que la qualification correspond aussi, pour le sujet, à l’acquisition d’un statut identitaire. Pour que la maîtrise des savoir-faire et donc la place du sujet dans l’ordre social, ainsi que la croyance dans l’idéologie, soient instaurées et maintenues, les sujets doivent répéter des actions techniques33. Cette répétition, d’après Butler, ne correspond ni à une reproduction mécanique ni à une répétition volontariste dans la mesure où le sujet qui la réalise n’est jamais entièrement formé et autonome mais que, se façonnant au cours de cette répétition, il demeure assujetti. La maîtrise des savoir-faire conçue à la suite de la critique des normes de Butler, repose sur une incorporation des techniques, incorporation qui permet au sujet d’en faire une compétence propre34. 20 Butler suggère la possibilité de distinguer le pouvoir comme condition d’émergence du sujet, du pouvoir comme ce que le sujet exerce. Une telle distinction n’est possible que si l’on suppose que, dans la transmission du pouvoir aux sujets émergents qui en deviennent les vecteurs, la reproduction n’est pas mécanique, ni entièrement achevée. Au contraire, la propagation et la reproduction du pouvoir exposent celui-ci à des possibles transformations. Être porteur d’un savoir-faire implique alors pour le sujet la possibilité d’exercer un pouvoir qui, en raison de sa matérialité et de la contingence à laquelle la répétition l’expose, peut différer de celui qui l’a engendré et ouvrir ainsi un écart entre la répétition du savoir-faire et la reproduction de l’assujettissement35. Le passage d’une modalité à l’autre n’efface pas l’ambiguïté constitutive de tout pouvoir, mais au contraire la perpétue. Autrement dit, le sujet en tant qu’il exerce du pouvoir se fait vecteur et instrument de son propre assujettissement en limitant toute critique de la loi, critique qui fragiliserait ses conditions d’existence et d’action ; néanmoins, les possibilités de son existence excèdent les déterminations de la loi en raison des discontinuités possibles entre une répétition et l’autre. 21 Pour notre propos, il nous semble important de rappeler que, chez Althusser, d’un côté, l’acte de se retourner nécessite une croyance (comprise dans le triple mouvement psychique du croire, du douter et du savoir) et les actions sont consciencieusement accomplies par un sujet qui croit ; de l’autre côté, c’est la répétition d’une performance qui rend possible l’adhésion à une croyance (à l’idéologie) : la croyance se forme dans la répétition des opérations36, ce qui nous induit à affirmer que le sujet peut croire être le sujet qu’il est grâce à la répétition rituelle des savoir-faire qui le constituent37, ou (comme dirait Butler) grâce à l’incorporation des normes et techniques corporelles. Cahiers du GRM, 8 | 2015 Interpellation du genre et sujets mélancoliques. Butler lectrice d’Althusser 8 22 Butler tire de ce fait deux conséquences importantes. Premièrement, il n’est plus possible de séparer la dimension psychique de la répétition rituelle des actes, ni de fonder la séparation entre fondement matériel et superstructure idéologique sur un dualisme ontologique. Althusser thématise déjà très explicitement l’impossibilité de maintenir un tel dualisme. Les idées ont disparu en tant que telles (en tant que dotées d’une existence idéale, spirituelle), dans la mesure même où il est apparu que leur existence était inscrite dans les actes pratiques réglés par les rituels définis en dernière instance par un appareil idéologique38. 23 Dans « Idéologie et appareils idéologiques d’État », Althusser affirme que l’idéologie n’existe que dans des appareils matériels et qu’elle consiste en un ensemble de pratiques régies par des rituels. Il s’ensuit que les idées des sujets n’existent pas en dehors de la ritualisation pratique qui les réalise, car elles s’inscrivent, au contraire, dans la matérialité des actes répétés. Le processus de subjectivation mis en mouvement par l’interpellation repose ainsi sur la matérialité des appareils idéologiques et sur la maîtrise des savoir-faire des sujets. Néanmoins, il produit en retour des effets de matérialisation39. C’est précisément dans le caractère matériel de tout effet de pouvoir que Butler peut trouver chez Althusser ce qu’elle cherche : la possibilité de tirer des conséquences politiques de l’ambiguïté du pouvoir. 24 Nous pouvons mieux comprendre cette considération à la lumière de la deuxième conséquence du rapport entre croyance et rituel, qui est la suivante : si le fait d’avoir sapé le dualisme ontologique, qui séparait matérialité et idéalité, nous oblige à constater que le point de vue critique ne peut se fonder sur une dimension idéologique, dimension qui serait donnée avant les pratiques et qui constituerait un lieu de la pensée à l’abri de la matérialité du pouvoir, le sujet peut néanmoins adopter un rapport critique à sa propre constitution précisément en raison de la matérialité de l’idéologie. Une telle matérialité, selon Butler, impose que l’idéologie (la norme chez Butler) soit répétée, réitérée, reproduite, pour s’affirmer, ce qui l’expose à la contingence de l’action concrète : autrement dit, le pouvoir requiert sa reproduction matérielle pour subsister, et c’est dans cette exigence que se situe sa vulnérabilité vis-à-vis des sujets dont il a besoin pour se propager. Le rituel a lieu dans la répétition et la répétition implique la discontinuité du matériel, le caractère irréductible de la matérialité au phénoménal. L’intervalle auquel une répétition se produit n’apparaît pas, au sens strict ; il est pour ainsi dire, l’absence donatrice du phénoménal. Mais cette non-apparition ou cette absence ne constituent pas pour autant des « idéalités », car elles sont liées à cette donation comme à leur nécessité constitutive bien qu’absente40. 25 Il nous semble possible de trouver cette idée chez Althusser quand il insiste sur le besoin de l’idéologie d’assurer activement la reproduction des rapports de production41 et de fournir la garantie que « tout est bien ainsi » et que « tout ira bien ». Ce qui montre que l’ordre des choses instauré par l’idéologie ne va pas de soi selon une force nécessitante ou un modèle déterministe, mais nécessite l’intervention régulière (ou rituelle) de l’idéologie dans les pratiques des sujets42. 26 Si, pour exister, le sujet est contraint à réitérer les normes par la répétition de gestes et actions, celles-ci ont tout autant besoin d’être réaffirmées par les sujets, ce qui les expose au risque d’être mal reproduites : « Il n’est de sujets que par et pour leur assujettissement »43. Nous avions déjà mis en évidence qu’une mauvaise reproduction de la norme pouvait Cahiers du GRM, 8 | 2015 Interpellation du genre et sujets mélancoliques. Butler lectrice d’Althusser 9 menacer les conditions d’existence du sujet. À présent, nous insistons sur le fait qu’elle pourrait aussi offrir l’occasion de redéfinir les conditions sociales d’existence et de vie : Un tel échec de l’interpellation peut très bien miner la capacité du sujet à « être » identique à soi ; elle peut également ouvrir la voie à un type d’être plus ouvert, voire plus éthique, un type d’être d’avenir ou pour l’avenir44. Mécanismes de forclusion et déni de la dépendance 27 Pour compléter notre raisonnement avant de conclure sur la figure de la mélancolie, il nous faut explorer le mécanisme de forclusion. À cet égard nous reprenons la conception de la conscience formulée par Butler, en essayant de montrer comment le circuit qu’elle identifie laisse quelque chose d’extérieur à cette même conscience, quelque chose qui devient la condition inintelligible de l’émergence et de la reproduction du sujet. D’ici découle l’idée que la répétition consciencieuse des savoir-faire reproduit non seulement les sujets et leurs conditions matérielles d’existence, non seulement le champ de ce qui peut être thématisé dans le discours, mais aussi un domaine opaque qui relève de l’excès. Butler n’hésite pas à interpréter la conscience thématisée par Althusser comme une instance qui façonne le champ d’intelligibilité et qui permet donc de délimiter ce qui est pensable dans le langage (au sein d’une idéologie ou d’un ordre normatif donnés). Ainsi, l’action de la conscience se présente comme une opération restrictive et contraignante, qui marque les seuils du sujet et de sa capacité d’action avant même qu’il soit formé45. 28 Pour Butler, il n’est pas question de chercher une forclusion structurelle sur laquelle se fonderait l’échec de l’interpellation, puisque le domaine d’objets qu’elle embrasse est toujours contingent et historique. Il s’agit plutôt de montrer en quoi l’incapacité de l’interpellation à déterminer le champ entier du sujet sans failles est l’élément saillant qui rend son échec possible. 29 En ouverture de ce texte, nous avions déjà rencontré la figure de l’attachement originaire ou passionné à la loi. Nous pouvons maintenant mieux comprendre pourquoi Butler le théorise à la fois comme la condition de possibilité du venir à l’être du sujet, en ce qu’il opère en moteur interne du mouvement de réponse à l’interpellation, et comme ce qui reste partiellement opaque pour le sujet. La trace de l’autre dans l’identité du sujet, trace qui témoigne de la dépendance originaire de celui-ci, doit demeurer inintelligible pour que le sujet supposé auto-transparent puisse émerger en tant qu’autonome et rayonner dans toute sa clarté. Dès lors, l’existence du sujet et la persistance de son identité nécessitent non seulement des relations de pouvoir, dont l’émergence du sujet dépend, mais aussi une dénégation de cette dépendance. Paradoxalement la négation de la dépendance originaire, de l’attachement passionné à la loi, constitue aussi la condition de possibilité de sa réitération46 de la même manière que l’idéologie ne peut fonctionner que dans la dénégation de son caractère idéologique47. Butler s’intéresse aux mécanismes psychiques de forclusion en vue d’une politisation des sources psychiques susceptibles d’assumer un rôle critique. Ce qui est nié peut être politiquement investi seulement à la condition qu’il soit reconnu : seule la reconnaissance du caractère idéologique de l’idéologie témoigne d’un point de vue non idéologique ; seule la reconnaissance de l’attachement passionné crée les conditions de possibilité pour s’en défaire. C’est pour répondre à cette exigence que Butler s’intéresse à la mélancolie du genre48 et au deuil. Cahiers du GRM, 8 | 2015
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