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Cahiers de la sécurité et de la justice 45 Protéger le territoire. Le continuum sécurité-défense PDF

121 Pages·2019·20.399 MB·French
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Cahiers de la sécurité justice et de la Revue de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice n°45 Protéger le territoire Le continuum sécurité-défense Dossier Sécurité intérieure La sécurité nationale. Un concept à enraciner La nécessité d’individualiser le désengagement en matière Gérard PARDINI d’extrémisme violent lié à l’islam dit « djihadisme » Dounia BOUZAR Des murs et des hommes Jean-Jacques ROCHE Jeunes chercheurs Comment gagner une guerre perdue ? L’exception permanente et l’horizon du conflit dans Pierre BELLANGER Le Prince de Machiavel Paola CESARINI Cahiers de la sécurité justice et de la Troisième trimestre 2018 n°45 Directrice de la publication : Hélène CAZAUX-CHARLES Rédacteur en chef : Manuel PALACIO Comité de rédaction : AMADIEU Jean-Baptiste, Agrégé de lettres, chargé de recherches au CNRS BERLIÈRE Jean-Marc, Professeur émérite d’histoire contemporaine, Université de Bourgogne Sommaire BERTHELET Pierre, Chercheur au centre de documentation et de recherches européennes (CRDE), Université de Pau BOUDJAABA FABRICE, Directeur scientifique adjoint au CNRS, Institut des Sciences Humaines et Sociales (InSHS) COOLS Marc, Professeur en criminologie, Université libre de Bruxelles, 3 Éditorial – Hélène CAZAUX-CHARLES Université de Gand DALLEST Jacques, Procureur Général près la cour d'appel de Grenoble, professeur associé à Sciences Po Grenoble, doyen des enseignements du pôle "communication judiciaire" à l'Ecole Nationale de la Magistrature Dossier DE BEAUFORT Vivianne, Professeur à l’Essec, co-directeur du CEDE DE LA ROBERTIE Catherine, Préfète de l'Aveyron, Professeure des universités, Paris I, Directrice du Master2 Statégie Internationale & Intelligence Économique Dossier coordonné par Jean-Jacques ROCHE DE MAILLARD Jacques, Professeur de Science politique, Université de Versailles Saint-Quentin DIAZ Charles, Contrôleur Général, Inspection Générale de la Police Nationale 4 L a sécurité nationale. Un concept à enraciner DIEU François, Professeur de sociologie, Université Toulouse 1 Capitole Gérard PARDINI EVANS Martine, Professeur de droit pénal et de criminologie, Université de Reims HERNU Patrice, Administrateur INSEE 10 La Guerre hors limite : un ouvrage à redécouvrir LATOUR Xavier, Professeur de droit, Université de Nice LOUBET DEL BAYLE Jean-Louis, Professeur émérite de Science politique, Gérard PARDINI Université de Toulouse I, Capitole MOCILNIKAR Antoine-Tristan, Ingénieur général des Mines. Service de 12 Le commandement Terre pour le territoire national défense, de sécurité et d’intelligence économique. Ministère de la transition écologique et solidaire (COM TN) : une construction originale pour « être prêts » NAZAT Dominique, Docteur en Sciences odontologiques, expert au Groupe à affronter une crise majeure sur le territoire national de travail permanent pour la révision des normes d’identification du DVI d’Interpol Général de division Christian BAILLY PARDINI Gérard, Sous-préfet PICARD Jean-Marc, Enseignant-chercheur à l’Université de Technologie de 20 Le champ de compétences de la direction de la Protection Compiègne RENAUDIE Olivier, Professeur de droit public à l’Université de Lorraine, Nancy et de la Sécurité de l’État ROCHE Jean-Jacques, Directeur de la formation, des études et de la Pascal BOLOT recherche de l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN) SAURON Jean-Luc, Professeur de droit à l’Université Paris Dauphine TEYSSIER Arnaud, Inspecteur Général de l’Administration, Professeur Associé 27 Comment gagner une guerre perdue ? à l’Université Paris I Pierre BELLANGER VALLAR Christian, Doyen de la Faculté de droit, Nice Sophia Antipolis WARUSFEL Bertrand, Professeur agrégé des facultés de droit, Université Lille 2 36 Des murs et des hommes Responsables de la communication : Simon NATAF, Clément TENDIL Jean-Jacques ROCHE Conception graphique : Laetitia BÉGOT Vente en librairie et par correspondance – La Direction de l’information légale et administrative (DILA), www.ladocumentationfrancaise.fr Bonnes feuilles Tarifs : Prix de vente au numéro : 23,10 € – Abonnement France (4 numéros) : 70,20 € – Abonnement Europe (4 numéros) : 75,30 € Abonnement DOM-TOM-CTOM : 75,30 € (HT, avion éco) – Abonnement 46 Contribution au renouveau d’une approche hors Europe (HT, avion éco) : 79,40 € de la sécurité nationale Impression : DILA Philipe CAILLOL, Xavier DENIS, Gérard PARDINI Tirage : 1 000 exemplaires © Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2018 Conditions de publication : Les Cahiers de la sécurité et de la justice publient des articles, des comptes rendus de colloques ou de séminaires et des notes Retour sur l’actualité bibliographiques relatifs aux différents aspects nationaux et comparés de la sécurité et de ses acteurs. Les offres de contribution sont à proposer à la rédaction pour évaluation. Les manuscrits soumis ne sont pas retournés à leurs 52 Le garde particulier dans la sécurisation des espaces ruraux auteurs. Toute correspondance est à adresser à l’INHESJ à la rédaction de la revue. et péri-urbains Tél. : +33 (0)1 76 64 89 00 – Fax : +33 (0)1 76 64 89 31 Bertrand PAUVERT [email protected] – www.cahiersdelasecuriteetdelajustice.fr INHESJ École militaire - Case 39 75700 Paris 07 SP Tél : +33 (0)1 76 64 89 00 Fax : +33 (0)1 76 64 89 31 www.inhesj.fr 27 Sécurité intérieure 58 La nécessité d’individualiser le désengagement en matière d’extrémisme violent lié à l’islam dit « djihadisme » Dounia BOUZAR 78 Réflexion sur une approche de la lutte contre la contrefaçon au niveau local : le cas du 18e arrondissement de Paris Jérémy LACHARTRE Jeunes chercheurs 91 L’exception permanente et l’horizon du conflit dans Le Prince de Machiavel Paola CESARINI International 98 Daesh, une signature temporelle Pierre BOUSSEL 107 Qui était Denis Szabo, ce Hongrois fondateur de la criminologie québécoise ? Maurice CUSSON 91 4 I 3 Éditorial C e numéro des Cahiers de la sécurité et de la variés, développer une culture de l’échange d’informations, justice traite d’un sujet sensible et complexe : coopérer avec les acteurs non-étatiques – secteur privé, « le continuum sécurité-défense », sur lequel les monde associatif, collectivités territoriales, milieux de la événements vécus par notre pays au cours de cette dernière santé – , se doter des moyens budgétaire appropriés. décennie jettent une lumière singulière. L’association de ces deux termes ouvre un vaste questionnement. Au nom de Tout ceci conduit à redéfinir, d’une part, le rôle et l’usage quoi, dans quelles conditions, selon quelles garanties, pour de la force publique dans toutes ses composantes mais quelles finalités peut-on – doit-on-- construire des politiques souligne aussi et d’autre part, que la défense du territoire articulant les missions des armées, des forces de sécurité ne relève plus exclusivement du seul ressort de l’institution intérieure, et de la magistrature ? Autant d’institutions qui militaire. Les attentats de 2015, pour revenir sur cet exemple, disposent d’un champ de compétences constitutionnellement ont conduit non seulement à la mise en œuvre intégrale du et juridiquement très strictement défini, qui agissent au « contrat de protection de 10 000 hommes » sur le territoire sein de contraintes différentes, ont produit des cultures national – dont le général Bailly nous rappelle l’histoire, les professionnelles spécifiques et qui ont, souvent, de ce fait, une objectifs et la singularité – mais aussi à la proclamation de tendance naturelle à s’ignorer ? Longtemps, cette situation a l’état d’urgence. Cette évolution est prise en compte par la été déplorée ; rarement leur rapprochement a été un objectif puissance publique depuis maintenant plusieurs années. Dès prioritaire. 2008, le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale marquait la volonté de l’État de se doter d’une stratégie Pourtant, le constat est connu. Les intérêts fondamentaux de la globale. La notion de sécurité nationale alors introduite Nation, notre territoire, nos concitoyens, font l’objet d’attaques définissait un périmètre d’action élargi, au-delà de la défense et de menaces dont le traitement ne peut être décidé au sein nationale. Le gouvernement, particulièrement grâce à l’action du seul périmètre de chacun de ces ministères pris isolément. du SGDSN, a régulièrement adapté ses plans d’action pour Le terrorisme islamiste en est sans doute l’une des meilleures tenir compte de cette évolution. illustrations. Son action contre notre pays combine à la fois l’action d’éléments extérieurs – des organisations structurées Qu’il s’agisse de réagir ou de prévenir et, dans tous les cas, appuyées sur une idéologie meurtrière et une stratégie de protéger efficacement la population, cette redéfinition ne militaire – et des criminels, plus ou moins organisés à l’intérieur va pas sans poser un certain nombre de questions. L’article de nos frontières, qui constituent un relai d’exécution. Notre de Jean-Jacques Roche, parce qu’il interroge la notion de protection passe alors par une stratégie conjuguant à la fois frontière, nous rappelle – d’une certaine façon – que défense avec prudence et détermination l’action de nos forces armées, et sécurité relèvent du domaine de la souveraineté dans un des forces de sécurité, et celle de la justice. monde où l’opposition entre « intérieur » et « extérieur » tend à s’estomper. Or, si l’exercice même de la souveraineté Mais le terrorisme n’est pas la seule menace qui exige une évolue, au point de penser politiquement l’action conjointe coordination des différents moyens de l’État. Les extrémismes des instances régaliennes, jusqu’où, dans un état de droit, – politiques ou religieux –, les cyberattaques, le crime peut-on construire cette complémentarité ? Comment organisé de plus en plus mondialisé, mais aussi les risques préserver l’essence même des missions de ces institutions de catastrophes naturelles, industrielles ou de pandémies et les équilibres démocratiques ? Comment éviter dans le rendent une telle coordination indispensable. débat public la confusion entre les opérations militaires et les opérations de maintien de l’ordre comme en témoignent les Cette « extension du domaine de la riposte » ne va pas sans débats récents relatifs aux réponses faites aux violences qui poser de multiples questions. A côté des missions que l’on entourent les mouvements sociaux dits des « gilets jaunes », pourrait qualifier de traditionnelles sont venues prendre place, violences dont certaines ont été qualifiées d’émeutes. à rang égal, les missions d’anticipation et de prévention. L’instabilité du monde, l’incertitude géopolitique et surtout Toutes ces menaces ont conduit le Gouvernement à mobiliser les le caractère polymorphe des menaces, impliquent la mise forces de sécurité intérieure et les forces armées, et à redéfinir les en place de nouvelles formes de réponses, engageant des rôles des grands acteurs de notre sécurité et de notre défense. acteurs très divers. Il faut apprendre à circonscrire des risques Hélène CAZAUX-CHARLES, directrice de l'INHESJ 4 I DOSSIER La sécurité nationale Un concept à enraciner Gérard PARDINI des politiques publiques à une sécurité nationale pensée avant tout pour protéger l’État. C’est dans cette dimension qu’un tel concept peut être mal assimilé voire dévoyé. La sécurité ne peut être une fin en soi. Elle ne peut être acceptée et L e terme de « sécurité nationale », efficace que si elle incarne elle-même les valeurs comme il est rappelé dans l’article de qu’elle doit défendre. ce numéro qui rappelle la contribution de l’INHESJ au livre blanc de 2012 est La sécurité et les valeurs encore récent et à un stade où il est nécessaire de la conforter. Vingt ans sont insuffisants, dans un pays prospère et éloigné de menaces L’une des responsabilités fondamentales des de guerre sur son sol, à ancrer une doctrine de dirigeants est d’assurer la sécurité. Cette dernière ne sécurité partagée par une majorité de citoyens peut être une incantation et doit être une effectivité. et incluse systématiquement dans les politiques Il existe une partie visible qui est représentée par publiques, toutes les politiques publiques. C’est les forces de défense et de sécurité mais cette bien parce que les menaces sont multiformes partie, si elle est indispensable, ne suffit plus à qu’il faut que les citoyens partagent et acceptent garantir la prospérité et le fait que les générations les principales lignes de force d’un système futures continueront de profiter des qualités pour de sécurité intégré. La littérature traitant de lesquelles notre pays constitue un lieu de référence sécurité nationale est abondante. Le lecteur qui dans un environnement mondial troublé. souhaiterait aller plus avant dans le décryptage du concept peut utilement se référer à trois La stabilité d’un pays démocratique passe contributions francophones 1. La quasi-totalité par deux engagements. Le premier est un des travaux montre les difficultés de l’articulation engagement en matière de sécurité et le second du concept avec la réalité et alerte sur les dérives un engagement envers les valeurs républicaines Gérard PARDINI sécuritaires que peut entraîner la subordination de primauté du droit, de tolérance, d’ouverture Gérard Pardini est docteur en droit administratif (1) Maïla (J.), 1987, « Enjeux et dilemmes de la sécurité nationale », Études internationales, 18(4), 851-855. https://doi. et en droit org/10.7202/702258ar Balzacq (T.), 2003, « Qu’est-ce que la sécurité nationale ? », Revue internationale et stratégique, 4, n° 52, p. 33-50. constitutionnel. DOI : 10.3917/ris.052.0033. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2003-4-page-33.htm Il a été Warusfel (B.), 2011, « La sécurité nationale, nouveau concept du droit français », Les différentes facettes du concept directeur adjoint de l’INHESJ de juridique de sécurité – Mélanges en l’honneur de Pierre-André Lecocq, Université Lille 2, p. 461-476. 2011 à 2015. La sécurité nationale. Un concept à enraciner – Gérard PARDINI DOSSIER I 5 m o c a. oli ot – f ut Wis © au monde et de rejet de la violence. Ces deux engagements sur la sécurité et la défense si une majorité de citoyens ne peuvent entrer en conflit sous peine de déstabiliser les n’adhère pas à une définition réaliste du concept de sécurité liens qui se sont constitués au fil des siècles entre chaque nationale. Le risque est donc grand, dans la période que citoyen et la nation. Justifier un repli au prétexte que nous traversons, d’être confrontés à la dictature de la l’ouverture au monde (ou la mondialisation, peu importe multitude qui nous ramènerait inéluctablement dans le les termes) crée de l’insécurité et est mortifère. Il est vain passé, car celle-ci justifiera des formes de maintien de d’imaginer qu’un renforcement des frontières apportera l’ordre, voire des guerres qui seront désastreuses pour un espoir de meilleure sécurité à l’heure des réseaux en les démocraties. Ce constat veut d’abord dire que si les tout genre. Tout au plus peut-on imaginer réguler ces menaces auxquelles nous sommes exposées évoluent, les réseaux, mais qui peut croire que créer des obstacles intérêts fondamentaux en matière de sécurité sont quant physiques empêchera le voisin de savoir ce qui se passe à à eux constants. côté de chez lui. Le cœur du débat est dans la bonne appréhension des intérêts fondamentaux en matière de sécurité nationale Les menaces ne se limitent pas qui inclut une approche réaliste de la souveraineté. à la guerre et au terrorisme La protection de la sécurité physique des citoyens, de leurs valeurs fondamentales et des institutions qui en sont les Les épidémies comme celle du syndrome respiratoire aigu garantes constitue un sujet particulièrement complexe à sévère (SRAS) ont démontré la faculté de transmission appréhender et à traiter, car il touche aux menaces contre involontaire des menaces à l’échelle planétaire, à la vitesse la souveraineté. Or, la souveraineté est aujourd’hui un des voyages aériens. Que dire dans un même registre des concept en apesanteur. La souveraineté est d’ailleurs au conséquences d’une catastrophe nucléaire civile ou d’un cœur du débat européen 2. cataclysme provoqué par les éléments naturels ? La difficulté réside dans le fait que de plus en plus de La survenance d’une catastrophe majeure, fruit d’un aléa personnes veulent faire évoluer le concept de souveraineté ou d’une négligence, aura des conséquences très rapides en celui de puissance. L’idée est séduisante, surtout dans (2) Conférence de la fondation Robert Schumann du 23 septembre 2016 : « L’Europe et la souveraineté : réalités, limites et perspectives ». Les sujets traités en 2016 sont toujours d’actualité en 2019 : souveraineté, puissance, influence. Le constat des travaux était notamment la « dilution » de la notion classique de souveraineté qui apparaît obsolète dans le contexte européen et mondial. https://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0410-l-europe-et-la-souverainete-realites-limites-et-perspectives Cahiers de la sécurité et de la justice – n°45 6 I DOSSIER un contexte de crise tel que nous le s’accommode du débat entre des thèses traversons, mais se heurte à des réalités libérales et des thèses absolutistes. qui battent en brèche la démonstration. Pour les premières, la souveraineté La première de ces réalités réside dans La souveraineté (ou la puissance) est limitée par le fait qu’il n’existe pas de souveraineté s’accommode du l’application des droits fondamentaux européenne et la seconde dans le fait débat entre des de l’homme que l’État doit garantir que de nombreux pays, et non des thèses libérales et des par une organisation appropriée. Pour moindres, continuent à fonder leur thèses absolutistes. les secondes, la souveraineté peut être pacte national sur la souveraineté. Pour les premières, la limitée par l’existence de droits de Les journaux sont remplis de tribunes souveraineté (ou la l’homme, mais ces droits sont alors des parlant de défendre la « souveraineté puissance) est limitée « tolérances étatiques » que l’État peut économique » mais, selon les auteurs, limiter ou révoquer à tout moment par l’application des on parle de souveraineté à l’échelle des pour se défendre. Nous sommes là droits fondamentaux États ou de souveraineté européenne. dans le débat sur l’État de droit mais de l’homme que celui-ci ne remet pas en cause la notion l’État doit garantir Tout cela montre la confusion qui intrinsèque de souveraineté. par une organisation règne sur le concept de souveraineté, appropriée. Pour confusion qui n’est pas étrangère à la C’est pour cela que la plupart des les secondes, la crise politique. Continuer à employer réflexions actuelles sur la souveraineté souveraineté peut être des mots et à manier des concepts se révèlent pernicieuses en ce qu’elles limitée par l’existence qui ne sont plus en adéquation avec la nient sa caractéristique intrinsèque de de droits de l’homme, réalité est dangereux, car les citoyens pouvoir suprême. Les travaux de la ressentent bien le décalage entre les mais ces droits sont conférence de 2016 citée supra tentent mots et les faits et perdent confiance alors des « tolérances de démontrer que « la souveraineté est une à la fois dans l’État-nation traditionnel étatiques » que l’État question de degrés, une notion asymétrique qui et dans l’Europe. La pire chose serait peut limiter ou révoquer dépend de la sphère de pouvoir dans laquelle de faire croire qu’une souveraineté à tout moment pour elle s’exerce… C’est d’autant plus vrai au européenne peut coexister avec des se défendre. Nous XXIe siècle que la mondialisation entraîne une souverainetés nationales. L’Europe sommes là dans le interdépendance croissante entre les États sur est présentée comme un levier qui débat sur l’État de différents plans, et dans un nombre croissant de restaurera la puissance des États qui la droit mais celui-ci ne sphères de pouvoir. C’est à ce niveau que le lien composent, mais il est demandé à ces remet pas en cause la est à faire entre les questions de souveraineté États de transférer une part de leur et de défense. Par exemple, bien que la défense notion intrinsèque de souveraineté. Cela s’apparente plus à soit présentée comme premier attribut de la souveraineté. une profession de foi qu’à un concept souveraineté des États, il faut reconnaître que fondateur partagé par une majorité. la protection du territoire national dépend de plus en plus de la coopération et non de la La souveraineté, comme le rappelle le dictionnaire de souveraineté entendue comme l’affaire exclusive d’un État. Il en va philosophie politique, est au fondement de l’État 3. Elle de même sur les questions économiques, où l’autorité des États en exprime l’idée d’un pouvoir de commander que détient proie aux crises et aux coupes budgétaires semble clairement érodée. l’État (ou un pouvoir de puissance)… C’est la qualité d’un Certes, certains États semblent mieux préserver leur autorité que pouvoir suprême à l’intérieur d’un périmètre donné qui ne d’autres selon les domaines. La souveraineté est quelque part aussi peut connaître d’égaux qu’à l’extérieur de ce périmètre. une question de capacité qui varie selon la richesse, la taille ou la situation géographique. Mais les États ne peuvent, individuellement, Cela correspond à la définition donnée par Jean Bodin garder intacte une souveraineté unique somme toute chimérique. Au dans ses Six livres de la République 4 publiés en 1576. La XXIe siècle, il n’existe pas de souveraineté nationale totale face à définition n’a pas vieilli, car c’est la définition d’un des problèmes globaux tels que le terrorisme ou le réchauffement concept. Elle peut donc s’appliquer à un État mais aussi à climatique. De nos jours, la souveraineté pose la question de la une entité comme l’Europe à la condition que cette entité subsidiarité, puisque le niveau d’action publique national perd bien exerce un pouvoir suprême reconnu. La souveraineté souvent sa pertinence ». (3) Dictionnaire de philosophie politique, 2003, p. 735 et suivantes, 3e édition, Paris, PUF, Collection « Quadrige ». (4) Les Six Livres de la République, rev. par C. Frémont et al., 6 vol., in Corpus des œuvres de philosophie en langue française, Fayard, Paris, 1986. La sécurité nationale. Un concept à enraciner – Gérard PARDINI DOSSIER I 7 Il est donc indispensable, si l’on veut continuer Les menaces prises en compte à parler de souveraineté, d’en conserver par une politique de sécurité nationale la définition plutôt que de l’édulcorer. C’est le sens du discours du président de Le terrorisme – Les attentats à la bombe de Madrid de mars 2004, la République, à la Pnyx d’Athènes le jeudi dirigés contre un réseau de transport urbain de voyageurs tout 7 septembre 2017, qui n’a pas cherché à comme les attentats du 11 septembre 2001 et ceux connus par travestir le concept de souveraineté. « Ne pas la France en janvier et novembre 2015, ont constitué des rappels être souverain, c’est décider que d’autres choisiront brutaux de la vulnérabilité des sociétés démocratiques ouvertes. pour nous. » La définition de la souveraineté européenne qu’il a exposée est bien celle d’un Quatre principales formes de terrorisme peuvent coexister et pouvoir non partagé dans son champ, lequel parfois se chevaucher : champ a été préalablement défini : « Face à tous ces risques, je crois, avec vous, dans une souveraineté 1. Le terrorisme parrainé par un État ; européenne qui nous permettra de nous défendre et 2. Les mouvements sécessionnistes internes à un pays ; d’exister, de nous défendre en y apportant nos règles, nos préférences. Qui protégera le respect de vos vies, les 3. L’extrémisme religieux, qu’il soit pratiqué par un réseau données de vos entreprises dans ce monde numérique ? structuré, des groupuscules isolés ou des individus pouvant L’Europe, et nul autre espace. Qui nous protégera, s’en réclamer par facilité ; face au changement climatique ? Une Europe qui veut une autre forme de production de l’énergie, une 4. L’extrémisme à l’intérieur d’un pays quand il est responsable Europe qui nous protégera de la dépendance à l’égard d’actes de violence commis au nom d’une communauté ou de puissances autoritaires qui nous tiennent parfois d’une religion. dans leurs mains. C’est cela, cette souveraineté dans laquelle nous devons croire, avec laquelle nous devons Les catastrophes naturelles – Le seul fait que les pertes renouer, parce que nous avons nos propres préférences économiques associées soient en forte augmentation justifie européennes, et nous ne devons jamais l’oublier ». l’intérêt de les inclure dans une approche de sécurité nationale, car elles ont, de par leur volume, un impact sur la vie et la prospérité des habitants d’un pays ou d’un continent (pour Si l’on veut donner du sens au concept de mémoire ce volume représentait 95 milliards USD en 2015, 330 sécurité nationale et emporter l’adhésion en 2017 et 155 en 2018. Le bureau des Nations unies pour la des citoyens, il faut affirmer et faire partager réduction des risques de catastrophes a évalué en 2018 que les des concepts cohérents et refuser de parler pertes économiques directes liées aux catastrophes climatiques de mutation de la notion de puissance ou de ont atteint 2 245 milliards de dollars ces 20 dernières années, souveraineté. La puissance est la puissance, soit une augmentation de 150 % de leur impact financier par la souveraineté est souveraineté. Le seul rapport à la précédente période de 20 ans. débat concerne le périmètre d’application des deux concepts. Il nous revient en effet La vulnérabilité des infrastructures essentielles – Cette menace de choisir si nous souhaitons un repli de la est liée à la précédente, mais englobe la cybersécurité. Les souveraineté sur l’État-nation ou au contraire cyberattaques représentent un risque majeur pour toutes les son extension sur une entité européenne infrastructures reliées par des réseaux informatiques. Une étude dont les frontières restent à définir. Ce vaste Accenture de 2017 en a évalué le coût à environ 12 milliards chantier ne peut être accepté qu’au prix de USD en 2017. la clarté des concepts et des démonstrations. Crime organisé – Le crime organisé est lui aussi mondialisé et concerne les trafics de stupéfiants, d’immigrants clandestins, de personnes, d’armes, de blanchiment d’argent, le vol (y Un système de sécurité compris le vol d’identité), la fraude commerciale et l’extorsion. L’intrication du crime organisé et du terrorisme accroît ce risque. nationale en phase avec les risques Pandémies – L’épidémie du SRAS en 2003, qui s’est répandue en quelques semaines dans trente pays, a démontré que ce type d’évé- nements présentait une menace grave pour la sécurité des citoyens Il est essentiel que les principaux outils avec des conséquences physiques et économiques potentiellement en matière de sécurité fonctionnent d’une dévastatrices. Là aussi l’intrication avec le crime organisé et/ou le façon totalement intégrée pour protéger les terrorisme constitue un facteur d’aggravation de la menace. intérêts des citoyens. Si tout le monde en est Cahiers de la sécurité et de la justice – n°45 8 I DOSSIER convaincu, il n’existe pas vraiment de mesure fiable du Malgré la perception des dangers et l’expérience tirée des degré d’intégration nécessaire. Les structures existent et événements passés, la passivité des différents acteurs est leur fonctionnement s’affiche comme prenant en compte encore forte. La résistance au changement est, avant tout, l’ensemble des partenaires clés de la sécurité nationale que un principe économique mettant en jeu des mécanismes sont les territoires, le secteur privé et les citoyens. Alors, d’arbitrages. comment mesurer un tel degré ? Cela est d’autant plus difficile que les indicateurs à prendre en compte doivent Les individus sous-investissent dans leur sécurité, car ils être évolutifs pour coller au mieux aux mutations des peuvent penser que les pouvoirs publics se substitueront menaces contre la sécurité nationale. à eux. Ce sentiment sera d’autant plus fort que la pression fiscale est élevée. Le secteur privé va mettre en balance des Il est possible, par exemple, d’imaginer une cotation des coûts immédiats et des bénéfices futurs dont le niveau est plans de continuité à la condition de disposer de données incertain. Une collectivité territoriale arbitrera son niveau provenant d’essais en situation réelle des systèmes de d’investissement en fonction de sa capacité contributive, sécurité. Tout comme il est possible d’identifier des mais aussi en fonction de la capacité qu’auront d’autres activités ou des missions associées aux systèmes de collectivités à participer au financement du dispositif de sécurité qu’ils soient étatiques ou privés. Les audits réduction des risques. L’État central peut, de son côté, peuvent ainsi porter sur au moins sept grandes familles : hésiter à générer des dépenses publiques de résilience peu visibles donc potentiellement peu comprises dans - l a gestion des programmes d’atténuation des risques ; une période où la ressource publique est fortement sollicitée sur de multiples sujets. Je ne parle même pas - l a protection des infrastructures essentielles ; des préoccupations électorales, le plus souvent elles sont niées, car contraires à l’intérêt général, mais elles sont - l a cybersécurité ; pourtant bien réelles et d’autant plus complexes à traiter qu’elles sont des facteurs comportementaux tant pour les - l e partage de l’information entre les ministères ; citoyens que pour les collectivités. - les coopérations avec le secteur privé concernant Autre point de difficulté, la confiance des citoyens dans notamment le partage et la protection de l’information les pouvoirs publics. Force est de constater qu’elle s’est sensible ; passablement érodée. La mise en œuvre d’une démarche intégrée de sécurité nationale peut constituer le pivot du - l es mécanismes d’aides financières en vue de les rétablissement de cette confiance à la condition de la adapter à une capacité de réaction rapide pour rétablir justifier à l’euro près et de travailler sur un périmètre de rapidement une situation avec notamment la mise en l’État qui soit en adéquation avec la situation. place de dispositifs de budgétisation ante catastrophe ; Au final, traiter la question de la sécurité nationale - la création d’un système commun à tous les programmes est indissociable du traitement sans tabou du rôle de d’urgence et concernant bien entendu l’État, les l’État. Cet article n’ayant pas pour ambition de définir territoires et le secteur privé. une nouvelle théorie de l’État, nous avons pris le parti d’une définition convenant aux différents courants de Pour qu’un tel système de sécurité nationale soit effectif, pensée politique. Ne nous contentons pas de la formule, condition indispensable pour son acceptation, il faut déclinée ad nauseam, du « vivre ensemble ». Certes, l’État travailler sur les freins à son déploiement. Ils sont bien en est garant, mais c’est avant tout une organisation qui connus et relèvent des biais cognitifs. Un rapport de va imposer la paix, garantir la liberté et la propriété, créer l’OCDE abordant cette question paru en 2014 n’a pas les conditions de réaliser la volonté générale, améliorer pris une ride 5. Il décrit très précisément le cadre idéal de l’organisation sociale et compenser l’incapacité des intérêts gouvernance de ce système et les risques existants. Cela particuliers à coopérer spontanément en produisant les passe par une reconquête des opinions publiques et un « biens publics » que sont la défense, l’enseignement ou la meilleur partage des mesures de répartition des charges redistribution sociale… de sécurité entre les États et les autres partenaires. On voit bien qu’un tel cadre ne peut exister sans une réforme de On retrouve ainsi, dans l’ordre, les concepts exposés par fond des structures et de la fiscalité. Hobbes, Locke, Rousseau, Bentham, mais aussi Marx pour (5) Boosting resilience through innovative risk governance, version française disponible sur le lien : http://www.oecd.org/fr/gouvernance/renforcer-la-resilience-grace-a-une-gouvernance-innovante-des-risques.htm La sécurité nationale. Un concept à enraciner – Gérard PARDINI DOSSIER I 9 qui l’État est également un instrument est d’être l’instrument d’une ambition dont la bienveillance est sélective. et son ciment. Sa faiblesse est d’être Ne nous contentons aujourd’hui à la peine pour s’incarner Cependant, l’État est bien plus que pas de la formule, dans un monde où les États cohabitent l’agrégat de tous ces objectifs car déclinée ad nauseam, avec des réseaux de communautés en il renvoie au concept abstrait de du « vivre ensemble ». tout genre et où les aspirations à la liberté souveraineté. Nous avons tenté plus Certes, l’État en est restent difficilement compatibles avec haut de montrer la nécessité de traiter garant, mais c’est avant les renonciations à la liberté qu’imposent avec clarté l’appréhension des intérêts tout une organisation la généralisation des conflits et la fondamentaux en matière de sécurité qui va imposer la paix, redéfinition de la notion de frontière. nationale avec une approche réaliste de garantir la liberté et Le territoire à défendre est tout autant la souveraineté. géographique que virtuel, ce qui rend la propriété, créer les complexe l’adhésion à l’État-nation. conditions de réaliser Il convient de faire de même avec la volonté générale, l’État car ce dernier est à la fois l’objet Il est d’ailleurs symptomatique de améliorer l’organisation juridique qui va dire le droit et juger constater que la plupart des travaux sur sociale et compenser lui-même si celui-ci est respecté, et le concept de nation font l’impasse sur l’incapacité des intérêts le principe qui organise la société à l’analyse des réseaux. Nous sommes particuliers à coopérer laquelle il commande et qui se confond capables de décrire les évolutions de la spontanément en aujourd’hui avec la nation dans la nation depuis plusieurs siècles. Nous produisant les « biens plupart des pays du monde. C’est de pouvons en retracer précisément les publics » que sont la cette synthèse qu’il tire la légitimité de étapes qui vont de la royauté, avec une son commandement et son acceptation défense, l’enseignement communauté rassemblée autour d’un par les citoyens. ou la redistribution souverain, aux différentes étapes de la sociale… nation républicaine de l’ère moderne La difficulté vient du fait que la nation qui ont successivement consacré n’est pas une réalité mais une idée- les provinces puis aujourd’hui les force dont le mérite a été de susciter l’adhésion. Elle se métropoles. La crise de l’État-nation n’est pas niée mais révèle et montre sa pertinence par les sentiments qu’elle appréhendée à partir de l’échec de l’intégration de la suscite. C’est pour la nation que les citoyens vont se battre vague d’immigrés et de la perte d’un certain nombre de quand la représentation que chacun s’en fait coïncide avec repères (famille, école, travail, églises, partis politiques…). un idéal accepté. Les réponses de différents analystes à la crise apparaissent, La nation est forte quand les individus éprouvent un à notre sens, décalées, car, même si elles s’en défendent, sentiment collectif et une vision convergente. Elle peut elles font toujours appel à la « magie républicaine ». L’État alors vivre et s’épanouir. Pour autant, cet épanouissement apparaît toujours comme le garant de l’unité de la nation a besoin de la croyance et des mythes pour prospérer. par les solidarités et sa préservation est décrite comme « l’ultime limite admissible de la mondialisation ». Ce C’est la force de ce sentiment collectif qui va procurer scénario est possible mais il repose sur un postulat qui, la cohésion sociale mais aussi spirituelle, conduire comme tous les postulats, repose sur l’assentiment de son à transcender les intérêts individuels par le rendu auditeur. d’arbitrages acceptés et permettre que la coercition soit non seulement acceptée mais attendue, afin de gommer Or, force est de constater que les auditeurs sont de moins les aspérités sociales dues aux rivalités inhérentes à toute en moins citoyens d’un État et de plus en plus acteurs de société. Il faut en effet que le pouvoir soit sacré par l’idée réseaux qui débordent des frontières classiques et que les de nation pour que la force soit légitime. organisations supranationales sont elles-mêmes en crise. Le défi de la sécurité nationale réside bien là : mettre en La description sommaire de ce mécanisme de symbiose cohérence État, nation, souveraineté et prospérité. Le entre État et nation en montre en même temps les forces « vivre ensemble » dans une démocratie tempérée est à et les faiblesses. La force de la nation incarnée par l’État ce prix n Cahiers de la sécurité et de la justice – n°45

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