Les Cahiers de L'Herne Noam Chomsky Champs classiques © Éditions de L'Herne, 2007 (avec le concours du Fonds national suisse) © Flammarion, 2015, pour la présente édition en coll. « Champs » Dépôt légal : juin 2015 ISBN Epub : 9782081366763 ISBN PDF Web : 9782081366770 Le livre a été imprimé sous les références : ISBN : 9782081333543 Ouvrage composé et converti par Meta-systems (59100 Roubaix) Présentation de l'éditeur Né en 1928 aux États-Unis, Noam Chomsky est probablement l’intellectuel contemporain à la fois le plus célèbre dans le monde et le moins connu en France. Si ses travaux fondateurs en linguistique – il est le père de la « linguistique générative » – sont reconnus, ce n’est pas le cas de son travail d’analyse et d’information politique, pourtant considérable : Chomsky est trop inclassable, trop original pour faire partie d’une « école », ce que le monde intellectuel français ne lui a jamais pardonné. Cet ouvrage, qui reprend le meilleur du Cahier de L’Herne paru en 2007 sous la direction de Jean Bricmont et de Julie Franck, présente une vision d’ensemble de la pensée de Chomsky et rend hommage à l’importance de son oeuvre dans des domaines variés : linguistique théorique, philosophie de l’esprit, neurosciences cognitives, analyse de l’idéologie et du pouvoir, liberté d’expression, éthique, action politique… Textes de Noam Chomsky et de Jean Bricmont, Gennaro Chierchia, Michel Foucault, Pierre Jacob… Préface et choix des textes par Yves-Jean Harder, maître de conférences en philosophie. Noam Chomsky PRÉFACE Les rationalismes de Chomsky Chomsky est un intellectuel américain. Nous dirons qu'il est l'intellectuel américain : il personnifie un mode spécifique d'engagement, lié, dans ses paradoxes mêmes, à la complexité de la démocratie américaine – non seulement à cause de la notoriété mondiale qui donne une amplitude exceptionnelle à sa pensée et à son action, mais parce qu'il occupe une position singulière, à l'intersection de la recherche scientifique universitaire en linguistique et de l'action publique. Il n'est pas le premier ni le seul à s'être illustré à la fois par l'accomplissement d'une œuvre scientifique de premier plan et par un engagement public indéfectible ; sa figure peut en effet être comparée à celle de Bertrand Russell, qui l'a profondément influencé, ou d'Andreï Sakharov – mais elle est en même temps profondément américaine. Ce qui caractérise l'intellectuel, depuis l'Affaire Dreyfus, est le fait de mettre l'autorité que lui confère son œuvre, scientifique ou littéraire, au service d'une dénonciation de l'injustice commise contre les droits de l'homme au nom de la raison d'État. L'intellectuel est donc par définition un opposant à la politique menée par le pays où il vit. Un intellectuel russe était appelé un dissident parce qu'il dénonçait les atteintes aux droits de l'homme en Union soviétique. Comme le remarque Chomsky1, la figure de l'intellectuel est comparable à celle du prophète de la Bible, qui reproche aux autorités instituées leurs fautes morales, leur double langage, et leur violation des lois fondamentales du peuple sur lequel elles exercent leur pouvoir. L'intellectuel, comme le prophète, est la voix de la conscience du peuple ; sa responsabilité morale n'est pas de dénoncer les crimes des autres, mais d'éveiller la conscience du public à sa propre responsabilité ; il ne peut le faire qu'en s'appuyant sur les principes dont se réclament le peuple et ses gouvernants. Dans un État démocratique, le peuple est responsable de la politique qui est menée en son nom ; il doit exiger d'être tenu informé de cette politique, et il a le devoir de s'y opposer lorsqu'elle lui paraît inacceptable ; le devoir de l'intellectuel est donc à la fois de rappeler les principes, et de faire connaître la réalité de l'action publique dans son propre pays. Chomsky est un intellectuel dans la mesure où il critique la politique étrangère des États-Unis, et où il met en lumière les mécanismes par lesquels l'opinion publique est manipulée, notamment dans les médias, et ainsi la démocratie bafouée. Critiquer son propre pays peut apparaître une trahison, mais cette contradiction est celle du pays lui- même, ou de son administration, qui ne cesse de se réclamer de la démocratie et des droits de l'homme et prétend les étendre et les imposer à la terre entière, mais qui ne les respecte pas, puisqu'elle a recours en réalité dans sa politique étrangère à la guerre et au terrorisme. L'intellectuel américain n'a pas besoin de montrer que la démocratie est le meilleur des régimes – tout le monde est d'accord avec lui sur ce point : il lui suffit d'exposer les faits qui sont en contradiction avec les principes sur lesquels on s'accorde. C'est donc bien la vérité des États-Unis qui est représentée par Chomsky, contre les États-Unis. On pourrait objecter que la démocratie n'est pas la propriété des États-Unis, et qu'elle vaut pour tous les pays. Mais cette vocation universelle de la démocratie est bien au cœur des principes américains. Il est donc absurde de reprocher à Chomsky de n'avoir pour cible de ses critiques que les États-Unis : c'est précisément son devoir d'Américain de s'adresser aux autres Américains pour leur parler de la politique des États-Unis. C'est sa façon de sauver les États-Unis. Son attitude est comparable à celle de Socrate, qui affirme lors de son procès qu'il a sauvé Athènes parce qu'il a reçu la mission de sauver l'âme de la cité. Mais si le philosophe grec a été condamné à mort, si Sakharov a été réduit à l'exil intérieur et au silence, l'intellectuel américain, professeur reconnu dans une des plus grandes universités mondiales (le MIT, troisième au célèbre classement de l'université Jiao Tong de Shanghai), peut s'exprimer librement et continuer ses recherches sans autre inconvénient – qui n'est pas négligeable, mais appartient au jeu démocratique – que d'être en butte à des polémiques. Cela ne signifie pas que la démocratie américaine est meilleure que la démocratie athénienne, ou que le totalitarisme soviétique ; elle procède à l'intérieur de ses frontières par d'autres moyens que la violence pour imposer le consentement, parce que la liberté d'expression est sacrée. Comme Chomsky le souligne, l'intellectuel américain est privilégié à la fois par son statut académique et par les lois démocratiques. L'Université américaine, même lorsqu'elle est financée, comme le MIT, par le complexe militaro- industriel, est libérale ; elle favorise la recherche fondamentale sans se soucier ni de rentabilité à court terme, ni de conformité idéologique2. Si la vocation du savant n'est pas contrariée par les autorités politiques, elle n'a pas non plus à être influencée par ses valeurs personnelles ; inversement, l'engagement politique, même s'il est objectivement favorisé par la situation du savant, n'est pas une
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