Orphelin de père à six ans, Charles Baudelaire voue un amour exclusif à sa jeune mère. Cette douce harmonie n'a qu'un temps et, après un bref veuvage, Caroline épouse Jacques Aupick, militaire avantageux mais peu enclin à la fantaisie. Jamais l'enfant ne se résignera à l'intrusion de ce rival : il traverse sans conviction une scolarité inégale, dilapide sa fortune et, par dérision, s'enferme dans le jeu d'un dandysme satanique.
Une prostituée bigle l'initie au plaisir. D'autres lui transmettront la syphilis. Mais il leur préfère bientôt une mulâtresse ivrogne au regard charbonneux. Jeanne Duval est aussi vulgaire que Caroline était délicate et réservée. Grâce à elle cependant, Baudelaire a l'impression de prendre sa revanche sur le conformisme guindé du clan Aupick : "Vénus noire" sera, malgré les orages, sa plus durable passion.
Viendront ensuite les "paradis artificiels" du vin et du haschich, toute une vie d'enfant gâté, où une diablerie factice le dispute à la quête sincère de la pureté, et qui finit, à quarante-six ans, dans une lente agonie aphasique.
Seule demeure aujourd'hui l'oeuvre du Poète, immense et si ramassée qu'elle tient dans la main : des écrits esthétiques qui en font le premier penseur du romantisme, des traductions d'Edgar Poe, ce frère en malédiction, un recueil de vers sulfureux, Les Fleurs du Mal, mutilé par la justice impériale mais remanié et constamment enrichi au fil des années.
Génie double, tiraillé entre le spleen et l'idéal, la fange et la grâce, Baudelaire a inspiré à Henri Troyat un portrait où l'admiration, la tendresse, l'humour, la pitié mêlent leurs couleurs contrastées.
Né en 1911 à Moscou, Henri Troyat fuit avec ses parents, à l’âge de huit ans la Russie devenue bolchevique. Cet exil, ce déracinement jettent les fondements d’une œuvre abondante qui débute en 1934 avec Faux jour et qui lui vaut le prix Goncourt pour L’Araignée. Il est élu à l’Académie française en 1959. Depuis, il n’a cessé de publier en alternance des romans, des sagas ou des biographies, notamment sur les Tsars et Tsarines. Aujourd’hui, il aborde un genre littéraire nouveau pour lui, la nouvelle, avec ce gros recueil qui salue son arrivée chez Albin Michel.