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Arsène Lupin contre Herlock Sholmès PDF

127 Pages·2010·0.42 MB·French
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Le garçon s’éloigna, dédaigneux. Je m’écriai : – Comment, encore végétarien ? – De plus en plus, affirma Lupin. – Par goût ? Par croyance ? Par habitude ? – Par hygiène. – Et jamais d’infraction ? – Oh ! si… quand je vais dans le monde… pour ne pas me singulariser. – 85 – Nous dînions tous deux près de la gare du Nord, au fond d’un petit restaurant où Arsène Lupin m’avait convoqué. Il se plaît ainsi, de temps à autre, à me fixer le matin, par télégramme, un rendez-vous en quelque coin de Paris. Il s’y montre toujours d’une verve intarissable, heureux de vivre, simple et bon enfant, et toujours c’est une anecdote imprévue, un souvenir, le récit d’une aventure que j’ignorais. Ce soir-là il me parut plus exubérant encore qu’à l’ordinaire. Il riait et bavardait avec un entrain singulier, et cette ironie fine qui lui est spéciale, ironie sans amertume, légère et spontanée. C’était plaisir que de le voir ainsi, et je ne pus m’interdire de lui exprimer mon contentement. – Eh ! oui, s’écria-t-il, j’ai de ces jours où tout me semble délicieux, où la vie est en moi comme un trésor infini que je n’arriverai jamais à épuiser. Et Dieu sait pourtant que je vis sans compter ! – Trop peut-être. – Le trésor est infini, vous dis-je ! Je puis me dépenser et me gaspiller, je puis jeter mes forces et ma jeunesse aux quatre vents, c’est de la place que je fais à jeter mes forces et ma jeunesse aux quatre vents, c’est de la place que je fais à des forces plus vives et plus jeunes… et puis vraiment, ma vie est si belle … je n’aurais qu’à vouloir, n’est-ce pas, pour devenir du jour au lendemain, que sais- je … orateur, chef d’usine, homme politique… eh bien, je vous le jure, jamais l’idée ne m’en viendrait ! Arsène Lupin je suis, Arsène Lupin je reste. Et je cherche vainement dans l’histoire une destinée comparable à la mienne, mieux remplie, plus intense… Napoléon ? Oui, peut-être… mais alors Napoléon à la fin de sa carrière impériale, pendant la campagne de France, quand l’Europe l’écrasait, et qu’il se demandait à chaque bataille si ce n’était pas la dernière qu’il livrait. – 86 – Était-il sérieux ? Plaisantait-il ? Le ton de sa voix s’était échauffé, et il continua. – Tout est là, voyez-vous, le danger ! L’impression ininterrompue du danger ! Le respirer comme l’air que l’on respire, le discerner autour de soi qui souffle, qui rugit, qui guette, qui approche… et au milieu de la tempête, rester calme… ne pas broncher !… Sinon, vous êtes perdu… il n’y a qu’une sensation qui vaille celle-là, celle du chauffeur en course d’automobile ! Mais la course dure une matinée, et ma course à moi dure toute la vie ! – Quel lyrisme ! m’écriai-je… Et vous allez me faire accroire que vous n’avez pas un motif particulier d’excitation ! Il sourit. – Allons, dit-il, vous êtes un fin psychologue. Il y a en effet autre chose. Il se versa un grand verre d’eau fraîche, l’avala et me dit : – Vous avez lu le Temps d’aujourd’hui ? – Ma foi non. – Herlock Sholmès a dû traverser la Manche cet après-midi et arriver vers six heures. – Diable ! Et pourquoi ? – 87 – – Un petit voyage que lui offrent les Crozon, le neveu d’Hautrec et le Gerbois. Ils se sont retrouvés à la gare du Nord, et de là ils ont rejoint Ganimard. En ce moment ils confèrent tous les six. Jamais, malgré la formidable curiosité qu’il m’inspire, je ne me permets d’interroger Arsène Lupin sur les actes de sa vie privée, avant que lui-même ne m’en ait parlé. Il y a là, de ma part, une question de réserve sur laquelle je ne transige point. À ce moment d’ailleurs, son nom n’avait pas encore été prononcé, du moins officiellement, au sujet du diamant bleu. Je patientai donc. Il reprit : – Le Temps publie également une interview de cet excellent Ganimard, d’après laquelle une certaine dame blonde qui serait mon amie, aurait assassiné le Baron d’Hautrec et tenté de soustraire à Mme de Crozon sa fameuse bague. Et, bien entendu, il m’accuse d’être l’instigateur de ces forfaits. Un léger frisson m’agita. Était-ce vrai ? Devais-je croire que l’habitude du vol, son genre d’existence, la logique même des événements, avaient entraîné cet homme jusqu’au crime ? Je l’observai. Il semblait si calme, ses yeux vous regardaient si franchement ! J’examinai ses mains : elles avaient une délicatesse de modelé infinie, des mains inoffensives vraiment, des mains d’artiste… – Ganimard est un halluciné, murmurai-je. Il protesta : – 88 – – 88 – – Mais non, mais non, Ganimard a de la finesse… parfois même de l’esprit. – De l’esprit ! – Si, si. Par exemple cette interview est un coup de maître. Premièrement il annonce l’arrivée de son rival anglais pour me mettre en garde et lui rendre la tâche plus difficile. Deuxièmement il précise le point exact où il a mené l’affaire, pour que Sholmès n’ait que le bénéfice de ses propres découvertes. C’est de bonne guerre. – Quoi qu’il en soit, vous voici deux adversaires sur les bras, et quels adversaires ! – Oh ! l’un ne compte pas. – Et l’autre ? – Sholmès ? Oh ! j’avoue que celui-ci est de taille. Mais c’est justement ce qui me passionne et ce pour quoi vous me voyez de si joyeuse humeur. D’abord, question d’amour-propre : on juge que ce n’est pas de trop du célèbre Anglais pour avoir raison de moi. Ensuite, pensez au plaisir que doit éprouver un lutteur de ma sorte à l’idée d’un duel avec Herlock Sholmès. Enfin ! je vais être obligé de m’employer à fond ! car, je le connais, le bonhomme, il ne reculera pas d’une semelle. – Il est fort. – Très fort. Comme policier, je ne crois pas qu’il ait jamais existé ou qu’il existe jamais son pareil. Seulement j’ai un – 89 – avantage sur lui, c’est qu’il attaque et que, moi, je me défends. Mon rôle est plus facile. En outre… Il sourit imperceptiblement et, achevant sa phrase : – En outre je connais sa façon de se battre et il ne connaît pas la mienne. Et je lui réserve quelques bottes secrètes qui le feront réfléchir… Il tapotait la table à petits coups de doigt, et lâchait de menues phrases d’un air ravi. – Arsène Lupin contre Herlock Sholmès… la France contre l’Angleterre… enfin, Trafalgar sera vengé !… Ah ! Le malheureux… il ne se doute pas que je suis préparé… et un Lupin averti… Il s’interrompit subitement, secoué par une quinte de toux, et il se cacha la figure dans sa serviette, comme quelqu’un qui a avalé de travers. – Une miette de pain ? demandai-je… buvez donc un peu d’eau. – Non, ce n’est pas ça, dit-il, d’une voix étouffée. – Alors… quoi ? – Le besoin d’air. – Voulez-vous qu’on ouvre la fenêtre ? – 90 – – Non, je sors… vite, donnez-moi mon pardessus et mon chapeau, je file… – Ah ? Ça mais, que signifie ?… – Ces deux messieurs qui viennent d’entrer… vous voyez le plus grand… eh bien, en sortant, marchez à ma gauche de manière à ce qu’il ne puisse m’apercevoir. – Celui qui s’assoit derrière vous ?… – Celui-là… pour des raisons personnelles, je préfère… dehors je vous expliquerai… – Mais qui est-ce donc ? – Mais qui est-ce donc ? – Herlock Sholmès. Il fit un violent effort sur lui-même, comme s’il avait honte de son agitation, reposa sa serviette, avala un verre d’eau, et me dit en souriant, tout à fait remis : – C’est drôle, hein ? Je ne m’émeus pourtant pas facilement, mais cette vision imprévue… – Qu’est-ce que vous craignez, puisque personne ne peut vous reconnaître, au travers de toutes vos transformations ? Moi-même, chaque fois que je vous retrouve, il me semble que je suis en face d’un individu nouveau. – Lui me reconnaîtra, dit Arsène Lupin. Lui, il ne m’a vu qu’une fois, mais j’ai senti qu’il me voyait pour la vie, et qu’il – 91 – voyait, non pas mon apparence toujours modifiable, mais l’être même que je suis… et puis… et puis… je ne m’y attendais pas, quoi !… Quelle singulière rencontre … ce petit restaurant… – Eh bien, lui dis-je, nous sortons ? – Non… non… – Qu’allez-vous faire ? – Le mieux serait d’agir franchement… de m’en remettre à lui… – Vous n’y pensez pas ? – Mais si, j’y pense… outre que j’aurais avantage à l’interroger, à savoir ce qu’il sait… ah ! tenez, j’ai l’impression que ses yeux se posent sur ma nuque, sur mes épaules… et qu’il cherche… qu’il se rappelle… Il réfléchit. J’avisai un sourire de malice au coin de ses lèvres, puis, obéissant, je crois, à une fantaisie de sa nature primesautière plus encore qu’aux nécessités de la situation, il se leva brusquement, fit volte-face, et s’inclinant, tout joyeux : – Par quel hasard ? C’est vraiment trop de chance… permettez-moi de vous présenter un de mes amis… permettez-moi de vous présenter un de mes amis… Une seconde ou deux, l’Anglais fut décontenancé, puis il eut un mouvement instinctif, tout prêt à se jeter sur Arsène Lupin. Celui-ci hocha la tête : – 92 – – Vous auriez tort… sans compter que le geste ne serait pas beau… et tellement inutile ! L’Anglais se retourna de droite et de gauche, comme s’il cherchait du secours. – Cela non plus, dit Lupin… d’ailleurs êtes-vous bien sûr d’avoir qualité pour mettre la main sur moi ? Allons, montrez-vous beau joueur. Se montrer beau joueur, en l’occasion, ce n’était guère tentant. Néanmoins, il est probable que ce fut ce parti qui sembla le meilleur à l’Anglais, car il se leva à demi, et froidement présenta : – Monsieur Wilson, mon ami et collaborateur. – Monsieur Arsène Lupin. La stupeur de Wilson provoqua l’hilarité. Ses yeux écarquillés et sa bouche large ouverte barraient de deux traits sa figure épanouie, à la peau luisante et tendue comme une pomme, et autour de laquelle des cheveux en brosse et une barbe courte étaient plantés comme des brins d’herbe, drus et vigoureux. – Wilson, vous ne cachez pas assez votre ahurissement devant les événements les plus naturels de ce monde, ricana Herlock Sholmès avec une nuance de raillerie. Wilson balbutia : – 93 – – Pourquoi ne l’arrêtez-vous pas ? – Vous n’avez point remarqué, Wilson, que ce gentleman est placé entre la porte et moi, et à deux pas de la porte. Je n’aurais pas le temps de bouger le petit doigt qu’il serait déjà dehors. – Qu’à cela ne tienne, dit Lupin. Il fit le tour de la table et s’assit de manière à ce que l’Anglais fût entre la porte et lui. C’était se mettre à sa discrétion. Wilson regarda Sholmès pour savoir s’il avait le droit d’admirer ce coup d’audace. L’Anglais demeura impénétrable. Mais, au bout d’un instant, il appela : – Garçon ! Le garçon accourut. Sholmès commanda : – Des sodas, de la bière et du whisky. La paix était signée… jusqu’à nouvel ordre. Bientôt après, tous quatre assis à la même table, nous causions tranquillement. Herlock Sholmès est un homme… comme on en rencontre tous les jours. Âgé d’une cinquantaine d’années, il ressemble à un brave bourgeois qui aurait passé sa vie, devant un bureau, à tenir des livres de comptabilité. Rien ne le distingue d’un honnête citoyen de Londres, ni ses favoris roussâtres, ni son – 94 – menton rasé, ni son aspect un peu lourd – rien, si ce n’est ses yeux terriblement aigus, vifs et pénétrants. Et puis, c’est Herlock Sholmès, c’est-à-dire une sorte de phénomène d’intuition, d’observation, de clairvoyance et d’ingéniosité. On croirait que la nature s’est amusée à prendre les deux types de policier les plus extraordinaires que l’imagination ait produits, le Dupin d’Edgar Poe, et le Lecoq de Gaboriau, pour en construire un à sa manière, plus extraordinaire encore et plus irréel. Et l’on se demande vraiment, quand on entend le récit de ces exploits qui l’ont rendu célèbre dans l’univers entier, on se demande si lui-même, ce Herlock Sholmès, n’est pas un personnage légendaire, un héros sorti vivant du cerveau d’un grand romancier, d’un Conan Doyle, par exemple. Tout de suite, comme Arsène Lupin l’interrogeait sur la durée de son séjour, il mit la conversation sur son terrain véritable. – Mon séjour dépend de vous, Monsieur Lupin. – Oh ! s’écria l’autre en riant, si cela dépendait de moi, je vous prierais de reprendre votre paquebot dès ce soir. – Ce soir est un peu tôt, mais j’espère que dans huit ou dix jours… – Vous êtes donc si pressé ? – J’ai tant de choses en train, le vol de la Banque anglo-chinoise, l’enlèvement de Lady Eccleston… voyons, Monsieur Lupin, croyez-vous qu’une semaine suffira ? – 95 – – Largement, si vous vous en tenez à la double affaire du diamant bleu. C’est, du reste, le laps de temps qu’il me faut pour prendre mes précautions, au cas où la solution de cette double affaire vous donnerait sur moi certains avantages dangereux pour ma sécurité. – Eh mais, dit l’Anglais, c’est que je compte bien prendre ces avantages en l’espace de huit à dix jours. – Et me faire arrêter le onzième, peut-être ? – Le dixième, dernière limite. Lupin réfléchit et, hochant la tête : – Difficile… difficile… – Difficile, oui, mais possible, donc certain… – Absolument certain, dit Wilson, comme si lui-même eût distingué nettement la longue série d’opérations qui conduirait son collaborateur au résultat annoncé. Herlock Sholmès sourit : – Wilson, qui s’y connaît, est là pour vous l’attester. Et il reprit :

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