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Arsene Lupin 6. L'aiguille Creuse PDF

72 Pages·2006·0.35 MB·French
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Preview Arsene Lupin 6. L'aiguille Creuse

Maurice Leblanc L’aiguille creuse ÉDITIONS BERNE PUBLISHING This text is in the public domain according to the Berne Convention. Ce texte est dans le domaine public selon la Convention de Berne. CHAPITRE 1 Elles le virent qui passait près de l’ancienne chapelle et qui se dirigeait vers une petite porte dont le mur était Le coup de feu percé. Cette porte devait être ouverte, car l’homme disparut subitement, et elles n’entendirent point le Raymonde prêta l’oreille. De nouveau et par deux grincement habituel des gonds. fois le bruit se fit entendre, assez net pour qu’on pût le – Il venait du salon, murmura Suzanne. détacher de tous les bruits confus qui formaient le – Non, l’escalier et le vestibule l’auraient conduit grand silence nocturne, mais si faible qu’elle n’aurait su bien plus à gauche... A moins que... dire s’il était proche ou lointain, s’il se produisait entre Une même idée les secoua. Elles se penchèrent. Au- les murs du vaste château, ou dehors, parmi les retrai- dessous d’elles, une échelle était dressée contre la faça- tes ténébreuses du parc. de et s’appuyait au premier étage. Une lueur éclairait Doucement elle se leva. Sa fenêtre était entrouver- le balcon de pierre. Et un autre homme qui portait te, elle en écarta les battants. La clarté de la lune repo- aussi quelque chose enjamba ce balcon, se laissa glisser sait sur un calme paysage de pelouses et de bosquets le long de l’échelle et s’enfuit par le même chemin. où les ruines éparses de l’ancienne abbaye se décou- Suzanne, épouvantée, sans forces, tomba à genoux, paient en silhouettes tragiques, colonnes tronquées, balbutiant: ogives incomplètes, ébauches de portiques et lambeaux – Appelons!... appelons au secours! ... d’arcs-boutants. Un peu d’air flottait à la surface des – Qui viendrait? ton père... Et s’il y a d’autres hom- choses, glissant à travers les rameaux nus et immobiles mes et qu’on se jette sur lui? des arbres, mais agitant les petites feuilles naissantes – On pourrait avertir les domestiques... ta sonnette des massifs. communique avec leur étage. Et soudain, le même bruit... C’était vers sa gauche – Oui... oui... peut-être, c’est une idée... Pourvu et au-dessous de l’étage qu’elle habitait, par consé- qu’ils arrivent à temps! quent dans les salons qui occupaient l’aile occidentale Raymonde chercha près de son lit la sonnerie élec- du château. trique et la pressa du doigt. Un timbre en haut vibra, et Bien que vaillante et forte, la jeune fille sentit elles eurent l’impression que, d’en bas, on avait dû en l’angoisse de la peur. Elle passa ses vêtements de nuit percevoir le son distinct. et prit les allumettes. Elles attendirent. Le silence devenait effrayant, et la – Raymonde... Raymonde... brise elle-même n’agitait plus les feuilles des arbustes. Une voix faible comme un souffle l’appelait de la – J’ai peur... j’ai peur..., répétait Suzanne. chambre voisine dont la porte n’avait pas été fermée. Et, tout à coup, dans la nuit profonde, au-dessous Elle s’y rendait à tâtons, lorsque Suzanne, sa cousine, d’elles, le bruit d’une lutte, un fracas de meubles bous- sortit de cette chambre et s’effondra dans ses bras. culés, des exclamations, puis, horrible, sinistre, un – Raymonde... c’est toi?... tu as entendu? ... gémissement rauque, le râle d’un être qu’on égorge... – Oui... tu ne dors donc pas? Raymonde bondit vers la porte. Suzanne s’accrocha – Je suppose que c’est le chien qui m’a réveillée... il désespérément à son bras. y a longtemps... Mais il n’aboie plus. Quelle heure – Non.., ne me laisse pas... j’ai peur. peut-il être? Raymonde la repoussa et s’élança dans le corridor, – Quatre heures environ. bientôt suivie de Suzanne qui chancelait d’un mur à – Ecoute... On marche dans le salon. l’autre en poussant des cris. Elle parvint à l’escalier, – Il n’y a pas de danger, ton père est là, Suzanne. dégringola de marche en marche, se précipita sur la – Mais il y a du danger pour lui. Il couche à côté du grande porte du salon et s’arrêta net, clouée au seuil, petit salon. tandis que Suzanne s’affaissait à ses côtés. En face – M. Daval est là aussi... d’elles, à trois pas, il y avait un homme qui tenait à la – A l’autre bout du château... Comment veux-tu qu’il main une lanterne. D’un geste, il la dirigea vers les entende? deux jeunes filles, les aveuglant de lumière, regarda Elles hésitaient, ne sachant à quoi se résoudre. longuement leurs visages, puis sans se presser, avec les Appeler? Crier au secours? Elles n’osaient, tellement mouvements les plus calmes du monde, il prit sa cas- le bruit même de leur voix leur semblait redoutable. quette, ramassa un chiffon de papier et deux brins de Mais Suzanne qui s’était approchée de la fenêtre étouf- paille, effaça des traces sur le tapis, s’approcha du bal- fa un cri. con, se retourna vers les jeunes filles, les salua profon- – Regarde... un homme près du bassin. dément, et disparut. Un homme en effet s’éloignait d’un pas rapide. Il La première, Suzanne courut au petit boudoir qui portait sous le bras un objet d’assez grandes dimen- séparait le grand salon de la chambre de son père. sions dont elles ne purent discerner la nature, et qui, Mais dès l’entrée, un spectacle affreux la terrifia. A la en ballotant contre sa jambe, contrariait sa marche. lueur oblique de la lune on apercevait à terre deux — 3— corps inanimés, couchés l’un près de l’autre. – La petite porte? – Père!... père!... c’est toi?... qu’est-ce que tu as? – J’en viens... voici la clef. s’écria-t-elle affolée, penchée sur l’un d’eux. – Pourtant... il faut bien... Au bout d’un instant, le comte de Gesvres remua. – Oh! son affaire est sûre... D’ici dix minutes, il est à D’une voix brisée, il dit: nous, le bandit. – Ne crains rien... je ne suis pas blessé... Et Daval? Le fermier et son fils, réveillés par le coup de fusil, est-ce qu’il vit? arrivaient de la ferme dont les bâtiments s’élevaient le couteau?... le couteau?... assez loin sur la droite, mais dans l’enceinte des murs; A ce moment, deux domestiques arrivaient avec des ils n’avaient rencontré personne. bougies. Raymonde se jeta devant l’autre corps et – Parbleu, non, fit Albert, le gredin n’a pas pu quit- reconnut Jean Daval, le secrétaire et l’homme de ter les ruines... On le dénichera au fond de quelque confiance du comte. Sa figure avait déjà la pâleur de la trou. mort. Ils organisèrent une battue méthodique, fouillant Alors elle se leva, revint au salon, prit, au milieu chaque buisson, écartant les lourdes traînes de lierre d’une panoplie accrochée au mur, un fusil qu’elle enroulées autour du fût des colonnes. On s’assura que savait chargé, et passa sur le balcon. Il n’y avait, certes, la chapelle était bien fermée et qu’aucun des vitraux pas plus de cinquante à soixante secondes que l’indivi- n’était brisé. On contourna le cloître, on visita tous les du avait mis le pied sur la première barre de l’échelle. coins et recoins. Les recherches furent vaines. Il ne pouvait donc être bien loin d’ici, d’autant plus Une seule découverte à l’endroit même où l’homme qu’il avait eu la précaution de déplacer l’échelle pour s’était abattu, blessé par Raymonde, on ramassa une qu’on ne pût s’en servir. Elle l’aperçut bientôt, en casquette de chauffeur, en cuir fauve. Sauf cela, rien. effet, qui longeait les débris de l’ancien cloître. Elle A six heures du matin, la gendarmerie d’Ouville-la- épaula, visa tranquillement et fit feu. L’homme tomba. Rivière était prévenue et se rendait sur, les lieux, après – Ça y est! ça y est! proféra l’un des domestiques, on avoir envoyé par exprès au parquet de Dieppe une le tient celui-là. J’y vais. petite note relatant les circonstances du crime, la cap- – Non, Victor, il se relève... descendez l’escalier, et ture imminente du principal coupable, « la découverte filez sur la petite porte. II ne peut se sauver que par là. de son couvre-chef et du poignard avec lequel il avait Victor se hâta, mais avant même qu’il ne fût dans le perpétré son forfait ». A dix heures, deux autos descen- parc, l’homme était retombé. Raymonde appela l’autre daient la pente légère qui aboutit au château. L’une, domestique. vénérable calèche, contenait le substitut du procureur – Albert, vous le voyez là-bas? près de la grande et le juge d’instruction accompagné de son greffier. arcade? ... Dans l’autre, modeste cabriolet, avaient pris place deux – Oui, il rampe dans l’herbe... il est fichu... jeunes reporters, représentant le Journal de Rouen et – Surveillez-le d’ici. une grande feuille parisienne. – Pas moyen qu’il échappe. A droite des ruines, c’est Le vieux château apparut. Jadis demeure abbatiale la pelouse découverte... des prieurs d’Ambrumésy, mutilé par la Révolution, – Et Victor garde la porte à gauche, dit-elle en restauré par le comte de Gesvres auquel il appartient reprenant son fusil. depuis vingt ans, il comprend un corps de logis que – N’y allez pas, Mademoiselle! surmonte un pinacle où veille une horloge, et deux – Si, si, dit-elle, l’accent résolu, les gestes saccadés, ailes dont chacune est enveloppée d’un perron à balus- laissez-moi... il me reste une cartouche... S’il bouge... trade de pierre. Par-dessus les murs du parc et au-delà Elle sortit. Un instant après, Albert la vit qui se diri- du plateau que soutiennent les hautes falaises norman- geait vers les ruines. Il lui cria de la fenêtre: des, on aperçoit, entre les villages de Sainte-Margueri- – Il s’est traîné derrière l’arcade. Je ne le vois plus... te et de Varengeville, la ligne bleue de la mer. attention, Mademoiselle... Là vivait le comte de Gesvres avec sa fille Suzanne, Raymonde fit le tour de l’ancien cloître pour couper jolie et frêle créature aux cheveux blonds, et sa nièce toute retraite à l’homme, et bientôt Albert la perdit de Raymonde de Saint-Véran, qu’il avait recueillie deux vue. Au bout de quelques minutes, ne la revoyant pas, ans auparavant lorsque la mort simultanée de son père il s’inquiéta, et, tout en surveillant les ruines, au lieu de et de sa mère laissa Raymonde orpheline. L’existence descendre par l’escalier, il s’efforça d’atteindre l’échel- était calme et régulière au château. Quelques voisins y le. Quand il y eut réussi, il descendit rapidement et venaient de temps à autre. L’été, le comte menait les courut droit à l’arcade près de laquelle l’homme lui deux jeunes filles presque chaque jour à Dieppe. Lui, était apparu pour la dernière fois. Trente pas plus loin, c’était un homme de taille élevée, de belle figure grave, il trouva Raymonde qui cherchait Victor. aux cheveux grisonnants. Très riche, il gérait lui-même – Eh bien? fit-il. sa fortune et surveillait ses propriétés avec l’aide de son – Impossible de mettre la main dessus, dit Victor. secrétaire Jean Daval. — 4— Dès l’entrée, le juge d’instruction recueillit les pre- adressa quelques questions au docteur, puis pria M. de mières constatations du brigadier de gendarmerie Que- Gesvres de lui faire le récit de ce qu’il avait vu et de ce villon. La capture du coupable, toujours imminente qu’il savait. Voici en quels termes le comte s’exprima: d’ailleurs, n’était pas encore effectuée, mais on tenait – C’est Jean Daval qui m’a réveillé. Je dormais mal toutes les issues du parc. Une évasion était impossible. d’ailleurs, avec des éclairs de lucidité où j’avais La petite troupe traversa ensuite la salle capitulaire l’impression d’entendre des pas, quand tout à coup, en et le réfectoire situés au rez-de-chaussée, et gagna le ouvrant les yeux, je l’aperçus au pied de mon lit, sa premier étage. Aussitôt, l’ordre parfait du salon fut bougie à la main, et tout habillé comme il l’est actuelle- remarqué. Pas un meuble, pas un bibelot qui ne parus- ment, car il travaillait souvent très tard dans la nuit. Il sent occuper leur place habituelle, et pas un vide parmi semblait fort agité, et il me dit à voix basse: « Il y a des ces meubles et ces bibelots. A droite et à gauche gens dans le salon. » En effet, je perçus du bruit. Je me étaient suspendues de magnifiques tapisseries flaman- levai et j’entrebâillai doucment la porte de ce boudoir. des à personnages. Au fond, sur les panneaux, quatre Au même instant, cette autre porte qui donne sur le belles toiles, dans leurs cadres du temps, représen- grand salon était poussée, et un homme apparaissait taient des scènes mythologiques. C’étaient les célèbres qui bondit sur moi et m’étourdit d’un coup de poing à tableaux de Rubens légués au comte de Gesvres, ainsi la tempe. Je vous raconte cela sans aucun détail, Mon- que les tapisseries de Flandre, par son oncle maternel, sieur le juge d’instruction, pour cette raison que je ne le marquis de Bodadilla, grand d’Espagne. M. Filleul, me souviens que des faits principaux et que ces faits se le juge d’instruction, observa: sont passés avec une extraordinaire rapidité. – Si le vol fut le mobile du crime, ce salon en tout – Et après? cas n’en a pas été l’objet. – Après, je ne sais plus... Quand je suis revenu à – Qui sait? fit le substitut, qui parlait peu, mais tou- moi, Daval était étendu, mortellement frappé. jours dans un sens contraire aux opinions du juge. – A première vue, vous ne soupçonnez personne? – Voyons, cher Monsieur, le premier soin d’un – Personne. voleur eût été de déménager ces tapisseries et ces – Vous n’avez aucun ennemi? tableaux dont la renommée est universelle. – Je ne m’en connais pas. – Peut-être n’en a-t-on pas eu le loisir. – M. Daval n’en avait pas non plus? – C’est ce que nous allons savoir. – Daval un ennemi? C’était la meilleure créature qui A ce moment, le comte de Gesvres entra, suivi du fût. Depuis vingt ans que Jean Daval était mon secré- médecin. Le comte, qui ne semblait pas se ressentir de taire, et, je puis le dire, mon confident, je n’ai jamais vu l’agression dont il avait été victime, souhaita la bienve- autour de lui que des sympathies et des amitiés. nue aux deux magistrats. Puis il ouvrit la porte du bou- – Pourtant, il y a eu escalade, il y a eu meurtre, il doir. faut bien un motif à tout cela. La pièce, où personne n’avait pénétré depuis le – Le motif? mais c’est le vo! purement et simple- crime, sauf le docteur, offrait, à l’encontre du salon, le ment. plus grand désordre. Deux chaises étaient renversées, – On vous a donc volé quelque chose? une des tables démolie, et plusieurs autres objets, une – Rien. pendule de voyage, un classeur, une boîte de papier à – Alors? lettres, gisaient à terre. Et il y avait du sang à certaines – Alors, si l’on n’a rien volé et s’il ne manque rien, des feuilles blanches éparpillées. on a du moins emporté quelque chose. Le médecin écarta le drap qui cachait le cadavre. – Quoi? Jean Daval, habillé de ses vêtements ordinaires de – Je l’ignore. Mais ma fille et ma nièce vous diront, velours et chaussé de bottines ferrées, était étendu sur en toute certitude, qu’elles ont vu successivement deux le dos, un de ses bras replié sous lui. On avait ouvert sa hommes traverser le parc, et que ces deux hommes chemise, et l’on apercevait une large blessure qui portaient d’assez volumineux fardeaux. trouait sa poitrine. – La mort a dû être instantanée, déclara le docteur... – Ces demoiselles... un coup de couteau a suffi. – Ces demoiselles ont rêvé? je serais tenté de le – C’est sans doute, dit le juge, le couteau que j’ai vu croire, car, depuis ce matin, je m’épuise en recherches sur la cheminée du salon, près d’une casquette de cuir? et en suppositions. Mais il est aisé de les interroger. – Oui, certifia le comte de Gesvres, le couteau fut On fit venir les deux cousines dans le grand salon. ramassé ici même. Il provient de la panoplie du salon Suzanne, toute pâle et tremblante encore, pouvait à d’où ma nièce, Mlle de Saint-Véran, arracha le fusil. peine parler. Raymonde, plus énergique et plus virile, Quant à la casquette de chauffeur, c’est évidemment plus belle aussi avec l’éclat doré de ses yeux bruns, celle du meurtrier. raconta les événements de la nuit et la part qu’elle y M. Filleul étudia encore certains détails de la pièce, avait prise. — 5— – De sorte, Mademoiselle, que votre déposition est l’examina, et, appelant le brigadier de gendarmerie, lui catégorique? dit à part: – Absolument. Les deux hommes qui traversaient le – Brigadier, envoyez immédiatement un de vos parc emportaient des objets. hommes à Dieppe, chez le chapelier Maigret, et que Et le troisième? M. Maigret nous dise, si possible, à qui fut vendue – Il est parti d’ici les mains vides. cette casquette. – Sauriez-vous nous donner son signalement? « Le champ des investigations », selon le mot du – Il n’a cessé de nous éblouir avec sa lanterne. Tout substitut, se limitait à l’espace compris entre le châ- au plus dirai-je qu’il est grand et lourd d’aspect... teau, la pelouse de droite, et l’angle formé par le mur – Est-ce ainsi qu’il vous est apparu, Mademoiselle? de gauche et par le mur opposé au château, c’est-à-dire demanda le juge à Suzanne de Gesvres. un quadrilatère d’environ cent mètres de côté, où sur- – Oui... ou plutôt non..., fit Suzanne en réfléchis- gissaient çà et là les ruines d’Ambrumésy, le monastère sant... moi, je l’ai vu de taille moyenne et mince. si célèbre au Moyen Age. M. Filleul sourit, habitué aux divergences d’opinion Tout de suite, dans l’herbe foulée, on nota le passa- et de vision chez les témoins d’un même fait. ge du fugitif. A deux endroits, des traces de sang noirci, – Nous voici donc en présence d’une part d’un indi- presque desséché, furent observées. Après le tournant vidu, celui du salon qui est à la fois grand et petit, gros de l’arcade, qui marquait l’extrémité du cloître, il n’y et mince et, de l’autre, de deux individus, ceux du parc, avait plus rien, la nature du sol, tapissé d’aiguilles de que l’on accuse d’avoir enlevé de ce salon des objets... pin, ne se prêtant plus à l’empreinte d’un corps. Mais qui s’y trouvent encore. alors, comment le blessé aurait-il pu échapper aux regards de la jeune fille, de Victor et d’Albert? Quel- M. Filleul était un juge de l’école ironiste, comme il ques fourrés, que les domestiques et les gendarmes le disait lui-même. C’était aussi un juge qui ne détestait avaient battus, quelques pierres tombales sous lesquel- point la galerie ni les occasions de montrer au public les on avait exploré, et c’était tout. son savoir-faire, ainsi que l’attestait le nombre croissant Le juge d’instruction se fit ouvrir par le jardinier, qui des personnes qui se pressaient dans le salon. Aux jour- en avait la clef, la Chapelle-Dieu, véritable bijou de nalistes s’étaient joints le fermier et son fils, le jardinier sculpture que le temps et les révolutions avaient res- et sa femme, puis le personnel du château, puis les pecté, et qui fut toujours considérée, avec les fines deux chauffeurs qui avaient amené les voitures de ciselures de son porche et le menu peuple de ses sta- Dieppe. Il reprit: tuettes, comme une des merveilles du style gothique – Il s’agirait aussi de se mettre d’accord sur la façon normand. La chapelle, très simple à l’intérieur, sans dont a disparu ce troisième personnage. Vous avez tiré autre ornement que son autel de marbre, n’offrait avec ce fusil, Mademoiselle, et de cette fenêtre? aucun refuge. D’ailleurs, il eO fallu s’y introduire. Par – Oui, l’homme atteignait la pierre tombale presque quel moyen? enfouie sous les ronces, à gauche du cloître. L’inspection aboutissait à la petite porte qui servait – Mais il s’est relevé? d’entrée aux visiteurs des ruines. Elle donnait sur un – A moitié seulement. Victor est aussitôt descendu chemin creux resserré entre l’enceinte et un bois-taillis pour garder la petite porte, et je l’ai suivi, laissant ici en où se voyaient des carrières abandonnées. M. Filleul se observation notre domestique Albert. pencha la poussière du chemin présentait des marques Albert à son tour fit sa déposition, et le juge conclut: de pneumatiques, à bandages antidérapants. De fait, – Par conséquent, d’après vous, le blessé n’a pu Raymonde et Victor avaient cru entendre, après le s’enfuir par la gauche, puisque votre camarade sur- coup de fusil, le halètement d’une auto. Le juge veillait la porte, ni par la droite, puisque vous l’auriez d’instruction insinua vu traverser la pelouse. Donc, logiquement, il est, à – Le blessé aura rejoint ses complices. l’heure actuelle, dans l’espace relativement restreint – Impossible! s’écria Victor. J’étais là, alors que que nous avons sous les yeux. Mademoiselle et Albert l’apercevaient encore. – C’est ma conviction. – Enfin, quoi, il faut pourtant bien qu’il soit quelque – Est-ce la vôtre, Mademoiselle? part! Dehors ou dedans, nousn’avons pas le choix – Oui. – Il est ici, nt les domestiques avec obstination. – Et la mienne aussi, fit Victor. Le juge haussa épaules et s’en retourna vers le châ- Le substitut du procureur s’écria, d’un ton narquois: teau, assez morose. Décidément l’affaire s’annonçait – Le champ des investigations est étroit, il n’y a qu’à mal. Un vol où rien n’était volé, un prisonnier invisible, continuer les recherches commencées depuis quatre il n’y avait pas de quoi se réjouir. heures. – Peut-être serons-nous plus heureux. Il était tard. M. de Gesvres pria les magistrats à M. Filleul prit sur la cheminée la casquette en cuir, déjeuner ainsi que les deux journalistes. On mangea — 6— silencieusement, puis M. Filleul retourna dans le salon – Il est loin, dit le substitut. où il interrogea les domestiques. Mais le trot d’un che- – Si loin qu’il soit, il faudra bien qu’on mette la main val résonna du côté de la cour, et, un instant après, le sur lui. gendarme que l’on avait envoyé à Dieppe, entra: – Je l’espère, mais je crois, Monsieur le juge – Eh bien! vous avez vu le chapelier? s’écria le juge, d’instruction, que nos efforts doivent surtout se impatient d’obtenir enfin un renseignement. concentrer ici. Veuillez lire ce papier que je viens de – La casquette a été vendue à un chauffeur. trouver dans les poches du manteau! – Un chauffeur! – Quel manteau? – Oui, un chauffeur qui s’est arrêté avec sa voiture – Celui du chauffeur. devant le magasin et qui a demandé si on pouvait lui Et le substitut du procureur tendit à M. Filleul un fournir, pour l’un de ses clients, une casquette de papier plié en quatre où se lisaient ces quelques mots chauffeur en cuir jaune. Il restait celle-là. Il a payé sans tracés au crayon, d’une écriture un peu vulgaire: même s’occuper de la pointure, et il est parti. Il était « Malheur à la demoiselle si elle a tué le patron. » très pressé. L’incident causa une certaine émotion. – Quelle sorte de voiture? – A bon entendeur, salut, nous sommes avertis, mur- – Un coupé à quatre places. mura le substitut. – Et quel jour était-ce? – Monsieur le comte, reprit le juge d’instruction, je – Quel jour? Mais ce matin. vous supplie de ne pas vous inquiéter. Vous non plus, – Ce matin? Qu’est-ce que vous me chantez là? Mesdemoiselles. Cette menace n’a aucune importance, – La casquette a été achetée ce matin. puisque la justice est sur les lieux. Toutes les précau- – Mais c’est impossible, puisqu’elle a été trouvée tions seront prises. Je réponds de votre sécurité. Quant cette nuit dans le parc. Pour cela il fallait qu’elle y fût, à vous, Messieurs, ajouta-til en se tournant vers les et par conséquent qu’elle eût été achetée auparavant. deux reporters, je compte sur votre discrétion. C’est – Ce matin. Le chapelier me l’a dit. grâce à ma complaisance que vous avez assisté à cette Il y eut un moment d’effarement. Le juge d’instruc- enquête, et ce serait mal me récompenser... tion, stupéfait, tâchait de comprendre. Soudain, il sur- Il s’interrompit, comme si une idée le frappait, sauta, frappé d’un coup de lumière. regarda les deux jeunes gens tour à tour, et s’approcha – Qu’on amène le chauffeur qui nous a conduits ce de l’un d’eux: matin! – A quel journal êtes-vous attaché? Le brigadier de gendarmerie et son subordonné – Au Journal de Rouen. coururent en hâte vers les écuries. Au bout de quel- – Vous avez une carte d’identité? ques minutes, le brigadier revenait seul. – La voici. – Le chauffeur? Le document était en règle. Il n’y avait rien à dire. – Il s’est fait servir à la cuisine, il a déjeuné, et puis... M. Filleul interpella l’autre reporter. – Et puis? – Et vous, Monsieur? – Il a filé. – Moi? – Avec sa voiture? – Oui, vous, je vous demande à quelle rédaction – Non. Sous prétexte d’aller voir un de ses parents à vous appartenez. Ouville, il a emprunté la bicyclette du palefrenier. – Mon Dieu, Monsieur le juge d’instruction, j’écris Voici son chapeau et son paletot. dans plusieurs journaux... – Mais il n’est pas parti tête nue? – Votre carte d’identité? – Il a tiré de sa poche une casquette et il l’a mise. – Je n’en ai pas. – Une casquette? – Ah! et comment se fait-il?... – Oui, en cuir jaune, paraît-il. – Pour qu’un journal vous délivre une carte, il faut y – En cuir jaune? Mais non, puisque la voilà. écrire de façon suivie. – En effet, Monsieur le juge d’instruction, mais la – Eh bien? sienne est pareille. Le substitut eut un léger ricane- – Eh bien! je ne suis que collaborateur occasionnel. ment. J’envoie de droite et de gauche des articles qui sont – Très drôle! très amusant il y a deux casquettes... publiés... ou refusés, selon les circonstances. L’une, qui était la véritable, et qui constituait notre – En ce cas, votre nom? vos papiers? seule pièce à conviction, est partie sur la tête du pseu- – Mon nom ne vous apprendrait rien. Quant à mes do-chauffeur! L’autre, la fausse, vous l’avez entre les papiers, je n’en ai pas. mains. Ah! le brave homme nous a proprement roulés. – Vous n’avez pas un papier quelconque faisant foi – Qu’on le rattrape! Qu’on le ramène cria M. Filleul. de votre profession! Brigadier Quevillon, deux de vos hommes à cheval, et – Je n’ai pas de profession. au galop! – Mais enfin, Monsieur, s’écria le juge avec une cer- — 7— taine brusquerie, vous ne prétendez cependant pas – Que faites-vous ici? garder l’incognito après vous être introduit ici par ruse, – Mais... je m’instruis. et avoir surpris les secrets de la justice. – Il y a des lycées pour cela... le vôtre. – Je vous prierai de remarquer, Monsieur le juge – Vous oubliez, Monsieur le juge d’instruction, d’instruction, que vous ne m’avez rien demandé quand qu’aujourd’hui, 23 avril, nous sommes en pleines je suis venu, et que, par conséquent, je n’avais rien à vacances de Pâques. dire. En outre, il ne m’a pas semblé que l’enquête fût – Eh bien? secrète, puisque tout le monde y assistait... même un – Eh bien, j’ai toute liberté d’employer ces vacances des coupables. à ma guise. Il parlait doucement, d’un ton de politesse infinie. – Votre père? ... C’était un tout jeune homme, très grand et très mince, Mon père habite loin, au fond de la Savoie, et c’est vêtu d’un pantalon trop court et d’une jaquette trop lui-même qui m’a conseillé un petit voyage sur les étroite. Il avait une figure rose de jeune fille, un front côtes de la Manche. large planté de cheveux en brosse et une barbe blonde – Avec une fausse barbe? mal taillée. Ses yeux brillaient d’intelligence. Il ne sem- – Oh! ça non. L’idée est de moi. Au lycée, nous par- blait nullement embarrassé et souriait d’un sourire lons beaucoup d’aventures mystérieuses, nous lisons sympathique où il n’y avait pas trace d’ironie. des romans policiers où l’on se déguise. Nous imagi- M. Filleul l’observait avec une méfiance agressive. nons des tas de choses compliquées et terribles. Alors Les deux gendarmes s’avancèrent. Le jeune homme j’ai voulu m’amuser et j’ai mis une fausse barbe. En s’écria gaiement: outre, j’avais l’avantage qu’on me prenait au sérieux et – Monsieur le juge d’instruction, il est clair que vous je me faisais passer pour un reporter parisien. C’est me soupçonnez d’être un des complices. Mais, s’il en ainsi qu’hier soir, après plus d’une semaine insignifian- était ainsi, ne me serais-je point esquivé au bon te, j’ai eu le plaisir de connaître mon confrère de moment, selon l’exemple de mon camarade? Rouen, et que, ce matin, ayant appris l’affaire – Vous pouviez espérer... d’Ambrumésy, il m’a proposé fort aimablement de – Tout espoir eût été absurde. Réfléchissez, Mon- l’accompagner et de louer une voiture de compte à sieur le juge d’instruction, et vous conviendrez qu’en demi. bonne logique... Isidore Beautrelet disait tout cela avec une simplici- M. Filleul le regarda droit dans les yeux, et sèche- té franche, un peu naïve, et dont il n’était point possi- ment: ble de ne pas sentir le charme. M. Filleul lui-même, – Assez de plaisanteries! Votre nom? tout en se tenant sur une réserve défiante, se plaisait à – Isidore Beautrelet. l’écouter. – Votre profession? Il lui demanda d’un ton moins bourru: – Elève de rhétorique au lycée Janson-de-Sailly. – Et vous êtes content de votre expédition? M. Filleul le regarda dans les yeux, et sèchement: – Ravi! Je n’avais jamais assisté à une affaire de ce – Que me chantez-vous là? Elève de rhétorique... genre, et celle-ci ne manque pas d’intérêt. – Au lycée Janson, rue de la Pompe, numéro... – Ni de ces complications mystérieuses que vous pri- – Ah ça, mais, s’exclama M. Filleul, vous vous sez si fort. moquez de moi! Il ne faudrait pas que ce petit jeu se – Et qui sont si passionnantes, Monsieur le juge prolongeât! d’instruction! Je ne connais pas d’émotion plus grande – Je vous avoue, Monsieur le juge d’instruction, que que de voir tous les faits qui sortent de l’ombre, qui se votre surprise m’étonne. Qu’est-ce qui s’oppose à ce groupent les uns contre les autres, et qui forment peu à que je sois élève au lycée Janson? Ma barbe peut-être? peu la vérité probable. Rassurez-vous, ma barbe est fausse. – La vérité probable, comme vous y allez, jeune Isidore Beautrelet arracha les quelques boucles qui homme Est-ce à dire que vous avez, déjà prête, votre ornaient son menton, et son visage imberbe parut plus petite solution de l’énigme? juvénile encore et plus rose, un vrai visage de lycéen. – Oh! non, repartit Beautrelet en riant... Seule- Et, tandis qu’un rire d’enfant découvrait ses dents ment... il me semble qu’il y a certains points où il n’est blanches: pas impossible de se faire une opinion, et d’autres, – Etes-vous convaincu, maintenant? Et vous faut-il même, tellement précis, qu’il suffit... de conclure. encore des preuves? Tenez, lisez, sur ces lettres de – Eh mais, cela devient très curieux et je vais enfin mon père, l’adresse: « M. lsidore Beautrelet, interne au savoir quelque chose. Car, je vous confesse à ma gran- lycée Janson-de-Sailly. » de honte, je ne sais rien. Convaincu ou non, M. Filleul n’avait point l’air de – C’est que vous n’avez pas eu le temps de réfléchir, trouver l’histoire à son goût. Il demanda d’un ton bour- Monsieur le juge d’instruction. L’essentiel est de réflé- ru: chir. II est si rare que les faits ne portent pas en eux- — 8— mêmes leur explication. N’est-ce pas votre avis? En M. Filleul était perplexe. Déjà dupé par l’un des tout cas je n’en ai pas constaté d’autres que ceux qui complices, allait-il se laisser jouer par ce soi-disant col- sont consignés au procès-verbal. légien? – A merveille! De sorte que si je vous demandais – Qu’avez-vous à répondre, Monsieur? quels furent les objets volés dans ce salon? – Que Mademoiselle se trompe et qu’il m’est facile – Je vous répondrais que je les connais. de le démontrer. Hier, à cette heure, j’étais à Veules. – Bravo! Monsieur en sait plus long là-dessus que le – II faudra le prouver, il le faudra. En tout cas la propriétaire lui-même M. de Gesvres a son compte: M. situation n’est plus la même. Brigadier, l’un de vos Beautrelet n’a pas le sien. Il lui manque une bibliothè- hommes tiendra compagnie à Monsieur. que et une statue grandeur nature que personne Le visage d’Isidore Beautrelet marqua une vive n’avait jamais remarquées. Et si je vous demandais le contrariété. nom du meurtrier? – Ce sera long? – Je vous répondrais également que je le connais. – Le temps de réunir les informations nécessaires. Il y eut un sursaut chez tous les assistants. Le substi- – Monsieur le juge d’instruction, je vous supplie de tut et le journaliste se rapprochèrent. M. de Gesvres et les réunir avec le plus de célérité et de discrétion possi- les deux jeunes filles écoutaient attentivement, impres- ble... sionnés par l’assurance tranquille de Beautrelet. – Pourquoi? – Vous connaissez le nom du meurtrier? – Mon père est vieux. Nous nous aimons beaucoup... – Oui. et je ne voudrais pas qu’il eût de peine par moi. – Et l’endroit où il se trouve, peut-être? Le ton larmoyant de la voix déplut à M. Filleul. Cela – Oui. sentait la scène de mélodrame. Néanmoins, il promit: M. Filleul se frotta les mains: – Ce soir... demain au plus tard, je saurai à quoi – Quelle chance! Cette capture sera l’honneur de m’en tenir. ma carrière. Et vous pouvez, dès maintenant, me faire L’après-midi s’avançait. Le juge retourna dans les ces révélations foudroyantes? ruines du vieux cloître, en ayant soin d’en interdire – Dès maintenant, oui... Ou bien, si vous n’y voyez l’entrée à tous les curieux, et patiemment, avec métho- pas d’inconvénient, dans une heure ou deux, lorsque de, divisant le terrain en parcelles successivement étu- j’aurai assisté jusqu’au bout à l’enquête que vous pour- diées, il dirigea lui-même les investigations. Mais, à la suivez. fin du jour, il n’était guère plus avancé, et ii déclara – Mais non, tout de suite, jeune homme... devant une armée de reporters qui avaient envahi le A ce moment, Raymonde de Saint-Véran, qui, château: depuis le début de cette scène, n’avait pas quitté du – Messieurs, tout nous laisse supposer que le blessé regard Isidore Beautrelet, s’avança vers M. Filleul. est là, à portée de notre main, tout, sauf la réalité des – Monsieur le juge d’instruction... faits. Donc, à notre humble avis, il a dû s’échapper, et – Que désirez-vous, Mademoiselle? c’est dehors que nous le trouverons. Deux ou trois secondes, elle hésita, les yeux fixés sur Par précaution cependant, il organisa, d’accord avec Beautrelet, puis, s’adressant à M. Filleul: le brigadier, la surveillance du parc, et, après, un nou- – Je vous prierai de demander à Monsieur la raison vel examen des deux salons et une visite complète du pour laquelle il se promenait hier dans le chemin creux château, après s’être entouré de tous les renseigne- qui aboutit à la petite porte. ments nécessaires, il reprit la route de Dieppe en com- Ce fut un coup de théâtre. Isidore Beautrelet parut pagnie du substitut. interloqué. La nuit vint. Le boudoir devant rester clos, on avait – Moi, Mademoiselle moi! vous m’avez vu hier? transporté le cadavre de Jean Daval dans une autre Raymonde resta pensive, les yeux toujours attachés à pièce. Deux femmes du pays le veillaient, secondées Beautrelet, comme si elle cherchait à bien établir en par Suzanne et Raymonde. En bas, sous l’oeil attentif elle sa conviction, et elle prononça d’un ton posé: du garde champêtre, que l’on avait attaché à sa person- – J’ai rencontré dans le chemin creux, à quatre heu- ne, le jeune Isidore Beautrelet sommeillait sur le banc res de l’après-midi, alors que je traversais le bois, un de l’ancien oratoire. Dehors, les gendarmes, le fermier jeune homme de la taille de monsieur, habillé comme et une douzaine de paysans s’étaient postés parmi les lui, et qui portait la barbe taillée comme la sienne... et ruines et le long des murs. j’eus l’impression qu’il cherchait à se dissimuler. Jusqu’à onze heures, tout fut tranquille, mais à onze – Et c’était moi? heures dix, un coup de feu retentit de l’autre côté du – Il me serait impossible de l’affirmer d’une façon château. absolue, car mon souvenir est un peu vague. Cepen- – Attention, hurla le brigadier. Que deux hommes dant... cependant il me semble bien... sinon la ressem- restent ici!... blance serait étrange... Fossier et Lecanu... Les autres au pas de course. — 9— Tous, ils s’élancèrent et doublèrent le château par la Le brigadier Quevillon n’était pas au bout de ses gauche. Dans l’ombre, une silhouette s’esquiva. Puis, étonnements. A l’aube, quand on pénétra dans l’oratoi- tout de suite, un second coup de feu les attira plus loin, re qui servait de cellule au jeune Beautrelet, on consta- presque aux limites de la ferme. Et soudain, comme ils ta que le jeune Beautrelet avait disparu. Sur une chai- arrivaient en troupe à la haie qui borde le verger, une se, courbé, dormait le garde champêtre. A côté de lui, flamme jaillit à droite de la maison réservée au fermier, il y avait une carafe et deux verres. Au fond de l’un de et d’autres flammes aussitôt s’élevèrent en colonne ces verres, on apercevait un peu de poudre blanche. épaisse. C’était une grange qui brûlait, bourrée de Après examen, il fut prouvé, d’abord que Beautrelet paille jusqu’à son faîte. avait administré un narcotique au garde champêtre, – Les coquins cria le brigadier. Quevillon, c’est eux qu’il n’avait pu s’échapper que par une fenêtre, située à qui ont mis le feu. Sautons dessus, mes enfants. Ils ne deux mètres cinquante de hauteur – et enfin, détail peuvent pas être loin. charmant, qu’il n’avait pu atteindre cette fenêtre qu’en Mais la brise courbant les flammes vers le corps de utilisant comme marchepied le dos de son gardien. logis, avant tout il fallut parer au danger. Ils s’y employèrent tous avec d’autant plus d’ardeur que M. de Gesvres, accouru sur le lieu du sinistre, les encoura- gea par la promesse d’une récompense. Quand on se fut rendu maître de l’incendie, il était deux heures du CHAPITRE 2 matin. Toute poursuite eût été vaine. – Nous verrons cela au grand jour, dit le brigadier... Isidore Beautrelet, élève de rhétorique pour sûr ils ont laissé des traces... on les retrouvera. – Et je ne serai pas fâché, ajouta M. de Gesvres, de Extrait du Grand Journal: savoir la raison de cette attaque. Mettre le feu à des NOUVELLES DE LA NUIT bottes de paille me paraît bien inutile. ENLÈVEMENT DU DOCTEUR DELATTRE. – Venez avec moi, Monsieur le comte... la raison, je UN COUP D’UNE AUDACE FOLLE. vais peut-être vous la dire. « Au moment de mettre sous presse, on nous appor- Ensemble ils arrivaient aux ruines du cloître. Le bri- te une nouvelle dont nous n’osons pas garantir gadier appela: l’authenticité, tellement elle nous paraît invraisembla- – Lecanu?... Fossier?... ble. Nous la donnons donc sous toutes réserves. D’autres gendarmes cherchaient déjà leurs camara- « Hier soir, le docteur Delattre, le célèbre chirur- des laissés en faction. On finit par les découvrir à gien, assistait avec sa femme et sa fille à la représenta- l’entrée de la petite porte. Ils étaient étendus à terre, tion d’Hernani, à la Comédie-Française. Au début du ficelés, bâillonnés, un bandeau sur les yeux. troisième acte, c’est-à-dire vers dix heures, la porte de – Monsieur le comte, murmura le brigadier tandis sa loge s’ouvrit; un monsieur, que deux autres accom- qu’on les délivrait, nous avons été joués comme des pagnaient, se pencha vers le docteur, et lui dit assez enfants. haut pour que Mme Delattre entendît: – En quoi? « – Docteur, j’ai une mission des plus pénibles à Les coups de feu... l’attaque... l’incendie... tout cela remplir, et je vous serais très reconnaissant de me faci- des blagues pour nous attirer là-bas... Une diversion... liter ma tâche. Pendant ce temps, on ligotait nos deux hommes et « – Qui êtes-vous, Monsieur? l’affaire était faite. « – M. Thézard, commissaire de police, et j’ai ordre – Quelle affaire? de vous conduire auprès de M. Dudouis, à la Préfec- – L’enlèvement du blessé, parbleu! ture. – Allons donc, vous croyez? « – Mais, enfin... – Si je crois C’est la vérité certaine. Voilà bien dix « – Pas un mot, Docteur, je vous en supplie, pas un minutes que l’idée m’en est venue. Mais je ne suis geste... Il y a là une erreur lamentable, et c’est pour- qu’un imbécile de ne pas y avoir pensé plus tôt. On les quoi nous devons agir en silence et n’attirer l’attention aurait tous pincés. de personne. Avant la fin de la représentation vous Quevillon frappa du pied dans un subit accès de serez de retour, je n’en doute pas. rage. « Le docteur se leva et suivit le commissaire. A la fin – Mais où, sacrédié? Par où sont-ils passés? Par où de la représentation, il n’était pas revenu. l’ont-il enlevé? Et lui, le gredin, où se cachait-il? Car « Très inquiète, Mme Delattre se rendit au commis- enfin, quoi on a battu le terrain toute la journée, et un sariat de police. Elle y trouva le véritable M. Thézard, individu ne se cache pas dans une touffe d’herbe, sur- et reconnut, à son grand effroi, que l’individu qui avait tout quand il est blessé. C’est de la magie, ces histoires- emmené son mari n’était qu’un imposteur. là! ... « Les premières recherches ont révélé que le doc- — 10—

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