Argumentation et causalité À propos des connecteurs parce que, caret puisque 1.Le corpus Cet article s’occupe des trois connecteurs parce que, caret puisqueque la grammaire traditionnelle qualifie de causals. Nous aimerions cependant montrer qu’il y a lieu de distinguer entre leur usage causal er leur usage argumentatif. A cette fin, nous avons réuni un corpus, essentiellement constitué à l’aide de Frantext, et qui comporte – deux romans, dont un «Nouveau Roman»: Le Clézio= Jean-Marie Gustave Le Clézio, Désert, Paris 1980 Butor= Michel Butor, La Modification, Paris 1957 – un roman policier: Simenon= Georges Simenon, Les Vacances de Maigret, Paris 1948 – quatre pièces de théâtre (pour avoir un texte d’une dimension comparable aux autres): Camus= Albert Camus, Théâtre, récits, nouvelles, éd. R.Quilliot, Paris 1962 (Bibliothèque de la Pléiade): Caligula, 1944, p.7-108; Le Malentendu, 1944, p.115-80; L’État de siège, 1948, p.187-300; Les Justes, 1950, p.307-93 – un traité de linguistique: Hagège = Claude Hagège, L’homme de paroles. Contribution linguistique aux sciences humaines, Paris 1985 – un ouvrage de «philosophie critique de l’histoire»: Marrou= Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris 1954 – un recueil de discours politiques: de Gaulle= Charles de Gaulle, Discours et messages5. Vers le terme. 1966-1969, Paris 1970 Comme le corpus de Frantext ne contient aucun récit historique pour l’époque considérée, nous avons dépouillé manuellement le livre suivant: Furet= François Furet,La Révolution II.Terminer la Révolution. De Louis XVIII à Jules Ferry (1814-1880), Paris 1988 (impression 2009) Voici d’abord le nombre d’occurrences des trois connecteurs que nous avons rele- vées dans les livres cités. Ce nombre peut être légèrement inférieur aux chiffres de Frantext, car nous avons écarté certains exemples, pour des raisons diverses, mais surtout parce qu’il s’agissait de citations ou, dans les entretiens du général de Gaulle, d’interventions du journaliste Michel Droit. Vox Romanica 71 (2012): (cid:2)-(cid:2) 2 Jakob Wüest Auteur parce que car puisque Le Clézio 319 59 8 386 Butor 123 66 65 254 Simenon 53 35 13 101 Camus 51 32 43 126 Hagège 55 64 48 167 Marrou 32 94 11 137 de Gaulle 108 106 35 249 Furet 36 52 81 169 777 508 304 1589 Notons d’emblée la fréquence très inégale des trois connecteurs. Si Le Clézio pri- vilégie très fortement parce que, tout en évitant au maximum puisque, on constate la tendance inverse chez Furet. En revanche, Marrou et, dans une moindre mesure, Hagège et de Gaulle ont une préférence pour car. 2.Les théories 2.1 La théorie classique de l’argumentation1 Comme nous avons l’intention de distinguer entre l’emploi causal et l’emploi ar- gumentatif de nos trois connecteurs, il convient d’abord d’établir que cette distinc - tion est justifiée, car elle est loin d’être générale. C’est ainsi que la rhétorique clas- sique, d’Aristote aux Scolastiques, ne s’est occupée que de l’argumentation. Nous devons à Aristote la notion de topos, notion qui se traduit par locus en latin et par lieu en français. Malheureusement, les deux versions qu’Aristote en donne, dans sa Topiqueet dans le deuxième livre de sa Rhétorique, peuvent paraî- tre incompatibles. La présentation de la Topiquerepose sur les quatre praedicta- bilia, à savoir l’accident, le genre, le propre et la définition. Les 28 topoïqu’il énu- mère au §23 du deuxième livre de la Rhétoriques’occupent par contre des rapports entre argument et conclusion. Or, il faut savoir que l’argumentation classique repose sur une double démarche, comme cela apparaît de façon particulièrement claire dans le traité de Boèce, qui a profondément influencé la scolastique médiévale (cf. aussi Eggs2001: 437s.). La première démarche consiste à poser une question, par exemple si les arbres sont des animaux. L’argumentation proposée par Boèce (1196C) repose alors sur le lo- cus a definitione. En définissant l’animal comme une substantia animata sensibilis, 1 Je suis redevable à mon collègue Eddo Rigotti pour les discussions que j’ai eu avec lui sur l’argumentation et pour les conseils qu’il m’a donnés. Argumentation et causalité 3 il constate que l’arbre, n’étant pas sensible, ne correspond pas à cette définition et n’est donc pas un animal. Chez Boèce, le lieu définit d’abord la nature de la question. Celle-ci porte tou- jours sur un des quatre praedictabilia. Dans l’exemple de tout à l’heure, nous avons ainsi affaire à une quaestio de genere. La question est effectivement de savoir si les arbres appartiennent au genre des animaux. À partir de là, on comprend mieux le texte assez hermétique de la Topiqued’Aristote. Dans ce traité, notre philosophe s’intéresse surtout, sinon exclusivement, aux critères qui permettent de détermi- ner si les questions sont bien posées ou non2. Cependant, le lieu détermine aussi à quel type de raisonnement rhétorique nous avons affaire. Aristote appelle ce raisonnement enthymème et le définit (Rhéto- rique1395b, 25-27) vaguement comme «un syllogisme d’une certaine espèce». Par la suite, Petrus Hispanus dira même dans ses Summulae logicalesque tout enthy- mème peut se réduire à un syllogisme: «Sciendum autem est quòd omne enthy- mema debet reduci ad syllogismum ...» (143a). Comme ni Aristote ni ses succes- seurs ne nous proposent d’exemples formalisés, il n’est malheureusement pas clair comment ils se sont imaginé le fonctionnement de l’enthymème. Il y a aussi la notion de maxima propositio qui apparaît chez Boèce. Celle-ci serait dans notre exemple Unde definitio abest, inde illud quoque abesse quod de- finitur. Or, le terme de maxima propositio est celui que Boèce utilise également pour désigner la prémisse majeure d’un syllogisme. De fait, si la définition fait dé- faut, on peut conclure que ce qu’elle définit fait également défaut en vertu d’un simple modus ponens(Si p⇒q et p, alors q). On reste alors à un niveau purement abstrait, qui n’explique pas pourquoi ce raisonnement est applicable dans le cas de notre exemple de tout à l’heure. C’est pourquoi Eddo Rigotti (Rigotti 2009, Rigotti/Greco Morasso 2010) propose une sorte de double raisonnement syllogistique. Le point de départ est alors la dé- finition du genre des animaux: «Un animal est par définition un être vivant sensi- ble (c’est-à-dire capable de sensations)». Ce point de départ correspondrait à ce qu’Aristote(Topique100b, 21-23) appelle l’endoxon, c’est-à-dire une opinion ad- mise par la majorité ou par les plus savants. Or, il se trouve que les arbres ne sont pas capables de sensations. Il en résulte que la définition des arbres ne correspond pas à celle des animaux. Ce n’est alors qu’intervient la maxime à laquelle nous donnons une forme un peu différente: «Ce qui ne correspond pas à la définition d’un genre, ne fait pas partie de ce genre». Avec notre première conclusion comme prémisse mineure, on arrive alors à la conclusion que les arbres ne sont pas des animaux. 2 Eggs1994: 30s. dit que le but de la Topiqueest de bien définiret celle de la Rhétorique de bien convaincre. 4 Jakob Wüest On peut représenter cette argumentation sous forme de Y: Endoxon: Un animal est par définition un être vivant sensible. Maxime: Ce qui ne correspond pas à Prémisse mineure: la définition d’un genre, ne Un arbre n’est pas sensible. fait pas partie de ce genre. Première conclusion devient prémisse mineure: Un arbre ne correspond pas à la définition d’un animal. Conclusion finale: Un arbre n’est pas un animal. Ajoutons cependant que le locusne détermine pas seulement la maxime, mais le schéma entier, notamment le fait que l’endoxon doit être une définition, vu qu’il s’agit d’un locus a definitione. Les locisont en effet, selon l’heureuse métaphore de Cicéron, des sedes e quibus argumenta promuntur. 2.2 La causalité dans l’argumentation Ce qui complique malheureusement les choses, c’est qu’il y a aussi des lieux qui reposent sur une relation causale. Dans sa Topica, Cicéron distingue d’abord entre causes nécessaires et causes accidentelles. Selon lui, nous avons affaire dans les deux cas à des argumentations. Cependant, si l’on adopte cette position, il n’y a plus lieu de distinguer argumentation et causalité, car tout est argumentation. Ce n’est pourtant pas l’opinion de Boèce et des philosophes scolastiques qui l’ont suivi. Ils limitent l’argumentation causale aux quatre types de causalité d’Aristote, c’est-à- dire la cause efficiente, selon laquelle il n’y a pas d’œuvre sans auteur, la cause ma- térielle, selon laquelle un objet ne peut exister sans la matière dont il est fait, la cause formelle, qui a trait à ce qu’il représente, et la cause finale, qui concerne son but. Argumentation et causalité 5 À la fin du Moyen Âge, Rodolphe Agricola, un humaniste frison du XVesiècle, qui cherche à renouer, au-delà du Moyen Âge, avec la tradition antique, n’adop- tera pas non plus la conception de Cicéron. Il est peut-être le premier à avoir dé- fini ce qui distingue l’argumentation de la causalité– qu’il appelle expositio: Expositionem ... diximus esse orationem, quae solam dicentis mentem explicat, nullo quo fidem audientis fiat adhibitio. Argumentationem verò orationem, qua quis rei de qua dicit, fidem facere conatur (II, 16). Cicéron avait défini l’argument comme une raison pour rendre crédible une chose douteuse (ratio rei dubiae faciens fidem). Si Agricola attribue à l’argumentation une fonction persuasive, il ne fait donc que se conformer à cette tradition. S’il parle en revanche d’exposition et non pas de causalité, on peut fort bien comprendre ses raisons, car, pour le linguiste, ce n’est pas la relation de cause à conséquence dans le monde réel qui intéresse, mais l’assertion par un sujet parlant qu’une telle rela- tion existe. Pour Agricola, celle-ci existe dans la pensée du locuteur (dicentis mens), sans avoir nécessairement une contrepartie dans le monde réel. Comme Agricola le montre lui-même, on passe pourtant facilement de la cau- salité à l’argumentation. Nous pouvons illustrer ce fait par un exemple tiré de notre corpus. A l’acte II des Justes de Camus, on apprend que Kaliayev (Yanek) n’a pas osé lancer la bombe contre le grand-duc et sa femme parce qu’il y avait des enfants dans leur calèche. Stepan s’emporte alors: (1) Parce queYanek n’a pas tué ces deux-là, des milliers d’enfants russes mourront de faim pendant des années encore. (337) Il ne s’agit pas de savoir si ce raisonnement est juste; il suffit que le locuteur, Stepan, le croie juste pour qu’on puisse parler de causalité. Un peu plus tard, Dora défend Yanek en reprenant le même raisonnement sous une forme différente: (2) Yanek accepte de tuer le grand-duc puisquesa mort peut avancer le temps où les enfants russes ne mourront plus de faim. (ibid.) Cette fois-ci, il ne s’agit plus d’un simple rapport de cause à conséquence, mais d’une argumentation qui repose sur le locus a causa finali. Selon Boèce (1189D), la maxime est dans ce cas: cuius finis bonus est, ipsum quoque bonum est, ce qui est un raisonnement quelque peu machiavélique (cf. Rigotti2008). Depuis l’âge classique jusqu’au traité dePerelman/Olbrechts-Tyteca(1958), la rhétorique classique était tombé quelque peu dans l’oubli. La notion de toposa pourtant survécu, mais elle est aujourd’hui souvent mal comprise. Pour les philo- sophes scolastiques, ce terme désigne des schémas argumentatifs, et c’est dans ce sens que nous l’utiliserons. 6 Jakob Wüest 2.3 Les propriétés syntaxiques de parce que Dans l’abondante littérature contemporaine sur les connecteurs parce que, caret puisque, et leurs équivalents dans d’autres langues, il n’est plus que rarement ques- tion d’argumentation. On distingue en revanche plusieurs types de causalité. On s’est également intéressé aux différences syntaxiques qui existent entre nos trois connecteurs. Il est utile d’en parler avant de revenir aux problèmes sémantiques. En ce qui concerne parce que, Catherine Rouayrenc2010: 61 considère que la subordonnée introduite par ce connecteur fonctionne comme un complément (ad- verbial ou circonstanciel) du verbe (ou, plutôt, du prédicat), alors que puisque, tout en étant subordonné, ne fait pas partie de la rection du verbe. Ce sont les particu- larités syntaxiques suivantes qui justifient cette interprétation: 1° A l’opposé de puisque et de car, parce que peut répondre à pourquoi, qui est lui-même un complément du prédicat: (3) Mercia.– Alors, pourquoi m’as-tu fait rester? Caligula.– Parce que, tout à l’heure, j’aurai besoin d’un avis sans passion. (Camus, Cali- gula47) 2° La subordonnée introduite par parce que peut former le focus d’une phrase clivée: (4) ... c’est parce qu’il est un être historique que l’homme ... comprend l’histoire. (Marrou 205) 3° Parce quepeut être modalisé par un adverbe: (5) Mais Lalla aime être dehors ces jours-là, peut-être justement parce qu’il n’y a plus per- sonne. (Le Clézio116) 4° L’interrogationde la phrase principale porte sur la subordonnée introduite par parce que: (6) Caligula (brutalement).– Tu as l’air de mauvaise humeur. Serait-ce parce que j’ai fait mourir ton fils? (Camus, Caligula40) En revanche, le comportement de parce queavec la négationn’est pas celui de la plupart des autres compléments de prédicat. Ceux-ci se trouvent normalement dans la portée de la négation et ne peuvent être antéposés à la négation (cf. Held- ner1981: 83s.): (7) Ils ne jouaient pas bien implique qu’ils jouaient, mais pas bien. En revanche, la subordonnée postposée in- troduite par parce queest susceptible de deux interprétations, comme le montrent les exemples proposés par Eggs1984: 476: Argumentation et causalité 7 (8) Paul n’a pas mal à la tête parce qu’il nage tous les matins implique qu’il n’est pas malade, et ce parce qu’il fait beaucoup de sport. Par contre, (9) Paul n’a pas mal à la tête parce qu’il a trop fumé ne sera guère interprété de la même façon, parce qu’on n’a jamais entendu parler des effets bénéfiques du tabac sur les maux de tête. On conclura donc que Paul a mal à la tête, mais que c’est pour une autre raison, par exemple parce qu’il boit trop. À vrai dire, cette ambiguïté n’est pas seulement propre à parce que, mais aussi à la locution prépositionnelle à cause de. Dans le dialogue suivant, le syntagme in- troduit par à cause dese trouve d’abord hors de la portée de la négation, puis dans la portée de la négation: (10) Dom Ramire.– Ne quittez pas à cause d’une femme le poste qu’on vous a confié. Le Vice-Roi.– Une femme? Quelle femme? Ce n’est pas une femme qui me fait partir. Dom Ramire.– Prétendez-vous, monseigneur, que ce n’est pas à cause d’une certaine femme que vous partez? (Paul Claudel, Le Soulier de satin [version pour la scène], 1944, 2epartie, scène7) Il en va de même de l’expression du but. Dans (11), l’expression du but se trouve hors de la portée et, dans (12), dans la portée de la négation. (11) ... il ne parle pas afin d’avoir l’air de réfléchir ... (Maxime Du Camp, Mémoire d’un sui- cidé, 1853, p.25) (12) Priez pour nous non pas afin quenotre souffrance diminue, mais pour qu’elle augmente ... (Claudel, Cinq grandes odes, 5eode, 1910, p.292) Dans tous ces cas, la subordonnée ou la prépositionnelle peut aussi être antéposée à la principale. Elle se trouve alors hors de la portée de la négation: (13) Parce qu’il m’avait convaincu, je ne me sentais pas vaincu. (André Gide, Journal 1889- 1939, p.607) Dans notre corpus, ce cas est pourtant rare; on préfère alors la mise en relief avec c’est parce que ... que ..., comme dans l’exemple (4). La subordonnée peut aussi être insérée dans la principale. Dans ce cas, la phrase introduite par parce quepeut même se trouver hors de la portée de l’interrogation: (14) Avait-il le droit, parce qu’une idée encore vague lui était venue à l’esprit, de troubler de nouvelles rues, de troubler toute cette petite ville blottie autour de son port? (Simenon85) Quant à car, il est incontestablement une conjonction de coordination, qui intro- duit une phrase indépendante. Cela explique pourquoi les phrases introduites par cardoivent toujours suivre celles auxquelles elles se rapportent, et pourquoi elles 8 Jakob Wüest ne doivent pas nécessairement être assertives comme des subordonnées. Dans (15), carintroduit une interrogative et, dans (16), une exclamative: (15) [La Grande-Bretagne] déclarait accepter sans restrictions toutes les dispositions qui ré- gissent la Communauté des Six, ce qui semblait un peu contradictoire avec la demande de négociation, car, pourquoi négocierait-on sur des clauses que l’on aurait d’avance et entièrement acceptées? (de Gaulle241) (16) [La France et la Turquie] se sentent conduits à concerter leur action. Car, dans ce que veulent aujourd’hui, d’une part les Turcs, d’autre part les Français, que de choses leur sont communes! (de Gaulle340) Enfin, c’est le seul des trois connecteurs qui peut aussi apparaître comme premier mot d’un nouvel alinéa. Reste puisque, qui fonctionne d’après Robert Martin1975 comme un adverbe de phrase, ce qui me paraît correct, et ferait l’objet d’une présupposition sémantique. Il est vrai que, selon la tradition grammaticale, puisquesert à introduire un argument déjà connu, mais nous verrons plus loin que les choses sont plus complexes. 2.4 Oswald Ducrot et le groupeλ-l Le travail du groupeλ-l (1975) semble être le premier à avoir abordé la distinction entre parce queet car(et, subsidiairement, puisque) d’un point de vue pragmatique. En se fondant sur la théorie des actes de langage et en tenant compte des diffé- rences syntaxiques que nous venons de signaler, ses auteurs arrivent à la conclusion que parce que est un «opérateur», c’est-à-dire qu’il «sert à constituer, à partir de deux idées p et q qu’il relie, une idée nouvelle, à savoir l’idée d’une relation de causalité entre pet q» (254). Le groupe parle dans ce cas d’explication. Dans (17) (p) Tu es malade parce que(q) tu as trop mangé la relation causale entre (p) et (q) est donc assertée comme vraie. J’ajouterais que (p) et (q) le sont également, de sorte que nous avons au fond affaire à trois asser- tions (cf. Wüest2011: 124s.). Car et puisque seraient en revanche des «marqueurs d’actes de parole». Les auteurs pensent pourtant qu’il n’est pas juste de parler d’argumentation dans ce cas. Il s’agirait en réalité «d’une activité plus générale de justification» (266). C’est ainsi que car servirait à justifier le choix de l’expression dans (18), la conclusion que l’on tire d’un indice dans (19), ainsi que l’interrogation dans (20): (18) C’est un franc salaud, caril faut appeler les choses par leur nom (19) Pierre est chez lui, carses fenêtres sont éclairées (20) Que s’est-il passé? Cartu me dois des explications Argumentation et causalité 9 Telles ne seraient pourtant que les valeurs fondamentales de parce que et de car (puisquen’étant traité que dans une sorte d’annexe), car les connecteurs en ques- tion auraient, à côté de leur valeur fondamentale, une valeur dérivée, qui est celle de la catégorie opposée. Ainsi pourrait-on substituer car(ou puisque) à parce que dans l’exemple (17) et, inversement, parce queà cardans les exemples (18) et (19). Dans (20), en revanche, carest l’unique connecteur possible, vu qu’il s’agit de deux phrases indépendantes, et que parce queet puisquene peuvent introduire que des subordonnées. Oswald Ducrot, qui avait fait partie du groupeλ-l, est revenu à trois reprises au problème de l’opposition entre caret puisque. Ce dernier connecteur n’a pas été traité de façon approfondie par le groupeλ-l (1975: 275-79), qui le considérait comme un synonyme de car, à cela près que, dans le cas de puisque, la cause ou l’argument doit être admise à l’avance par l’allocutaire, ce qui est une idée encore largement acceptée jusqu’à nos jours. Dans son article de 1983b3, Ducrota pourtant montré que cette conception ne résiste pas à l’examen. Ducrot constate que «les contre-exemples, une fois qu’on a commencé à les chercher, apparaissent innombrables, et se rencontrent dans tous les types de discours» (168). A vrai dire, on trouve déjà de nombreux exemples dans l’étude de Sandfeld1936, comme le cas suivant où la principale de puisque reste sous-entendue: (21) – Tu te rappelles bien cette rivière de diamants que tu m’as prêtée pour aller à la fête du Ministère? – Oui. Eh bien? – Eh bien, je l’ai perdue. – Comment! puisque tu me l’a rapportée. (Maupassant, cit. Sandfeld1936: 331) Toujours est-il que le locuteur peut reprendre, à l’aide de puisque, un argument introduit précédemment par son allocutaire, ce qui n’est pas possible quand la phrase est introduite par car. «Cette conjonction ne peut pas introduire une as- sertion dont l’énonciateur serait identifié à l’allocutaire» (Ducrot1983a: 163) ou, en d’autres termes, «l’énonciateur ... doit être identifié, dans le cas de car, avec le locuteur» (Ducrotet al.1980: 48). C’est pourquoi la réponse de N dans le dialogue suivant n’est guère acceptable: (22) Z:– Ce qu’il fait beau aujourd’hui! N:– Eh bien, sortons, ?? car il fait beau aujourd’hui. (Ducrotet al.1980: 47)4 3 Adeline Nazarenko2000, qui, dans son livre sur La cause et son expression en français, s’inspire très fortement des théories de Ducrot, ne semble pas connaître cet article, absent de sa bibliographie. Cf. en revanche Olsen2001. 4 Il serait en revanche tout à fait acceptable que N réponde: «Eh bien, sortons, car, comme tu l’as dit, il fait vraiment beau aujourd’hui.» Ducrot(in: Ducrotet al., 1980, 48) interprète ce cas dans le sens que c’est au fond N qui est ici l’énonciateur de l’argument, tout en signalant la coïn- cidence de son appréciation avec celle de son interlocuteur. 10 Jakob Wüest Cette reprise d’un argument introduit par l’allocutaire Z ne pose en revanche aucun problème si le connecteur est puisqueau lieu de car. De même, il n’est pas possible, à l’aide de car, de renvoyer à la situation d’énon- ciation: (23) Viens donc dîner avec moi, puisque/?? car tu es encore là. (Ducrot1983b: 179) Ce n’est donc pas puisque dont l’emploi subit des restrictions, mais car, qui doit introduire un argument du locuteur lui-même. De la différence des conditions d’emploi des deux connecteurs peut aussi résulter une différence de sens. Dans le cas suivant, les deux connecteurs seraient possibles: (24) La peste, puisqu’il faut l’appeler par son nom ... (La Fontaine, Les Animaux malades de la peste) Ducrot 1983b: 170s. note pourtant une différence de sens: «La plupart des per- sonnes que j’ai interrogées admettent que puisque montre La Fontaine se pliant malgré lui à une règle, alors qu’il aurait l’air, en disant car, d’utiliserla règle pour imposer aux autres sa façon de parler.» 2.5 Autres théories Il existe un certain nombre d’autres théories qui partagent certaines propriétés avec celle de Ducrot et du groupeλ-l. Eve Sweetser1990: 76-82 a ainsi proposé de distinguer trois catégories en fonction de leurs domaines d’emploi. Elle illustre cette tripartition par des exemples comme: (25) a.John came back because he loved her. b.John loved her, because he came back c.What are you doing tonight, because there’s a good movie on? Dans (25a), la relation entre les deux phrases fait l’objet d’une assertion de causa- lité: le fait qu’il l’aime est la cause du retour de John. (25b) repose en revanche sur une argumentation inférentielle: le fait que John soit de retour est un argument pour admettre qu’il l’aime. Sweetser parle dans le premier cas d’une content con - junction et dans le deuxième d’une epistemic conjunction. (25c) est en revanche l’exemple d’une speech act conjunction: l’argumentation est ici très implicite parce qu’il s’agit au fond d’une invitation indirecte d’aller au cinéma, et la qualité du film est un argument en faveur de cette proposition. Cette tripartition a été notamment reprise par Renate Pasch2003 pour l’alle- mand et par Jacques Moeschler 2009, 2011a, 2011b et par Sandrine Zufferey (2010, 2012) pour le français. Pour ce qui est des différents connecteurs, Sweetser 1990: 82 est fort prudente en ce qui concerne l’anglais, mais relativement péremp- toire à propos du français: «Fr. parce que‘because’ is used specifically for content
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