PIERRE SCHOENTJES ARABESQUES DES IMAGES DE L’IRONIE COMPRENDRE L’IRONIE L’ironie, qu’elle soit pratiquée à l’oral ou en littérature, n’exige pas qu’on souscrive à ce qu’elle exprime pour fonctionner. Elle suppose par contre qu’on emprunte son chemin. Si l’ironiste se montre satisfait lorsqu’il voit reconnaître son point de vue, l’essentiel toutefois réside ailleurs: sa première satisfaction découle du fait qu’on soit entré dans son jeu. C’est précisément ce que Vladimir Jankélévitch (1950: 51) observe lorsqu’il écrit que l’ironie ne veut pas être crue, elle veut être comprise. C’est-à-dire «interprétée». L’ironie nous fait accroire non ce qu’elle dit, mais ce qu’elle pense; bonne conductrice, elle s’arrange pour que l’on croie ce qu’elle insinue ou laisse entendre; dans ses simulations mêmes elle n’oublie pas de nous mettre sur la bonne voie, elle fait le nécessaire pour qu’on devine ses transparents cryptogrammes. Ce paragraphe, qui rappelle que l’ironie relève davantage de l’herméneutique que de la rhétorique, illustre aussi l’importance que prennent les images dès qu’il s’agit de circonscrire le phénomène qui nous intéresse ici. Jouant sur l’oxymore «transparent cryptogramme», Jankélévitch imagine l’ironie comme allusion qui demande à être «interprétée», décryptée, et, par le truchement d’une image plus concrète, comme celle qui joue le rôle de «conductrice» sur une «voie». Les guillemets dont Jankélévitch entoure le mot «interprétée» montrent qu’il entend souligner que l’ironie demande à être «traduite». L’ironie dit quelque chose Caplletra 41(Tardor 2006), pp. 83-110 PIERRE SCHOENTJES Arabesques des images de l’ironie de différent de ce qu’elle semble. Cela fait de l’ironiste quelqu’un qui parle une autre langue, venue d’un pays où la sincérité n’est pas la condition première de la prise de parole. L’idée selon laquelle l’ironie a besoin d’être traduite est ancienne puisqu’elle est souvent implicite dans les approches des rhéteurs classiques. De manière plus explicite, on la retrouve dans les études universitaires, et de manière notable chez Wayne Booth, qui s’efforce de s’en affranchir dans un effort pour penser l’ironie différemment. Le critique de l’école de Chicago estime en effet que les métaphores obscurcissent le fonctionnement de l’ironie plutôt qu’elles ne l’éclairent (Booth 1975: 33). Malgré sa méfiance déclarée, lui-même va pourtant faire appel aux images, et en premier lieu à celle de la reconstruction. Ce qu’il nomme les quatre étapes/marches («steps») de la reconstruction de l’ironie —et qui retrouvent un processus démêlé par Dekker (1965: 5) dans ses travaux sur l’ironie dans L’Odyssée— connaîtront un grand succès: 1. Le lecteur est invité à rejeter le sens littéral, 2. il envisage des interprétations ou des explications alternatives, 3. il prend pour cela une décision au sujet des connaissances ou des croyances de l’auteur, 4. il aboutit à une nouvelle signification en harmonie avec les croyances inexpri- mées que le lecteur a décidé d’attribuer à l’auteur (Booth 1975: 10 et sv). La métaphore de la reconstruction, qui est visualisée dans A Rhetoric of Irony par des diagrammes explicatifs, est défendue de façon très argumentée, en cinq points. L’auteur (Booth 1975: 39) souligne en particulier ceci: To talk in those terms about what we do makes it impossible to think of irony as some- thing that can be fully paraphrased in non-ironic statement. The act of reconstruction and all it entails about the author and his picture of the reader becomes an inseparable part of what is said, and thus that act cannot really be said, it must be performed. Booth rejetait l’idée de traduction parce qu’il imagine que celle-ci peut être trop mécanique. Choisissant ici de mettre entre parenthèses les difficultés inhérentes à la traduction, le critique refuse qu’on aborde l’ironie comme une manière de dire «blanc» pour «noir» à la manière du traducteur qui écrit «black» lorsqu’il lit «noir». 84 85 PIERRE SCHOENTJES Arabesques des images de l’ironie La métaphore de la reconstruction permet d’autres développements encore. Les possibilités de sens que donne en anglais le mot «step» permettront à l’auteur de mettre en place une nouvelle métaphore, qui compte parmi les plus originales de l’univers de l’ironie: celle de la danse. Booth (1983: 729) considérera en effet que l’ironie, qui demande l’accord parfait entre l’auteur et le lecteur, peut être parfaitement décrite comme une «danse intellectuelle». Par le jeu des métaphores, un nouveau regard vient compléter le premier pour donner de l’ironie une compréhension plus riche et cela chez celui-là même qui affichait une méfiance par rapport aux images. Le recours aux métaphores, illustré ici par des citations extraites de Jankélévitch ou de Booth, n’est pas une pratique exceptionnelle. La définition de l’ironie emprunte très volontiers la voie détournée des images pour arriver (plus vite?) à son but. Il arrive d’ailleurs que certaines métaphores spécialement originales soient aussi particulièrement éclairantes. Lorsque dans Le concept d’ironie constamment rapporté à Socrate, Kierkegaard s’efforce de préciser la démarche qui sera la sienne, il observe combien il est malaisé de saisir la personne de Socrate à travers les différents témoignages disponibles. L’ironie pratiquée par Socrate brouille le portrait du personnage à tel point que le projet même du Concept, qui est de comprendre l’ironie en comprenant Socrate, apparaît comme une tâche «aussi ardue que de peindre un lutin avec le bonnet qui le rend invisible» (Kierkegaard 1975: 11). Socrate, l’ironiste par antonomase, devient ici un lutin, par le truchement d’une allusion à son physique peu avenant, tandis que l’ironie, qui est insincérité et dissimulation, prend la forme d’un bonnet magique qui soustrait le «vrai» Socrate à nos regards. L’image fait surgir le paradoxe: peindre Socrate, c’est peindre l’ironie… mais l’ironie est précisément ce qui rend Socrate insaisissable. Le portrait fait surgir le bonnet qui fait disparaître le portrait: tout savoir positif semble se refuser. Nous aurons l’occasion de revenir aux images utilisées par Kierkegaard, je signale celle-ci en ouverture pour souligner la diversité des métaphores qui surgissent lorsque des écrivains, des philosophes ou des universitaires se penchent sur la question de l’ironie. Alors que les linguistes, dans la lignée les rhéteurs anciens, cherchent à saisir l’ironie dans des formules d’une forme, et parfois d’une précision, toute mathéma- tique, les essayistes multiplient les portraits de l’ironiste en guide, traducteur, bâtisseur, danseur, lutin, … Douglas C. Muecke, qui est le fondateur des études universitaires contem- poraines sur l’ironie, et dont The Compass of Irony (1969) reste aujourd’hui encore 84 85 PIERRE SCHOENTJES Arabesques des images de l’ironie une des meilleures introductions, a consacré à la question un article exploratoire en 1983. «Images of Irony» (1983) propose de distinguer plusieurs catégories d’images. Je les rappelle ici pour mémoire car cet article très dense est malheureusement trop peu connu. Muecke distingue quatre catégories: I. les images verticales qui mettent l’accent sur le pouvoir de l’ironiste —avec Dieu comme ironiste suprême—; II. les images verticales qui insistent sur la souffrance de la victime —avec le Diable à la place de Dieu—; III. les images horizontales, qui rappellent l’interchangeabilité des positions respectives d’ironiste et de victime; et IV. les images labyrinthiques (ou protéennes), qui insistent sur l’instabilité du sens. La première catégorie serait archétypale et liée à une distance qui implique une part de sadisme et de voyeurisme, la seconde renverse cette perspective et met l’accent sur la pitié, la troisième inclut les images ambiguës, le miroir, le double et la surface opaque tandis que la dernière fait appel au palais des glaces, au labyrinthe ou à l’idée de vertige. J’ai eu pour ma part l’occasion d’aborder brièvement dans Poétique de l’ironie la question des images de l’ironie en distinguant, de manière plus générale que ne le faisait Muecke, entre celles qui me semblaient liées à l’ironie corrective traditionnelle et celles qui pointaient vers un univers littéraire plus contemporain (Schoentjes 2001: 197 et sv). Je m’interrogerai cette fois plus en détail et en deux temps. Je reviendrai d’abord sur certaines métaphores qui n’ont peut-être pas reçu toute l’attention qu’elles méritaient. Ce sera l’occasion de suivre certaines intuitions de Douglas C. Muecke: la nature même de l’image archétypale de l’ironie qu’il met en avant pose en effet une question importante. Je m’arrêterai ensuite à une série d’images réelles, des illustrations concrètes, utilisées par différents auteurs pour expliciter ce qui apparaît aujourd’hui comme la richesse majeure de l’ironie: l’ambiguïté du sens. DE L’IMAGE ARCHÉTYPALE À L’ARABESQUE DE L’IRONIE Partant d’une citation de Thomas Mann qui fait d’Apollon, le dieu de la distance, également le dieu de l’ironie, Douglas C Muecke (1983) propose de voir dans le rapport vertical, considéré de haut en bas, la matrice d’une ironie originelle: elle oppose un ironiste tout-puissant à une victime désemparée. L’information est 86 87 PIERRE SCHOENTJES Arabesques des images de l’ironie implicite dans l’article mentionné précédemment, mais il est clair que pour Muecke l’image archétypale de l’ironie renvoie d’abord à l’ironie situationnelle. Les exemples pris en considération illustrent en premier lieu l’ironie du sort: on le vérifie aisément lorsque le critique se tourne vers Connop Thirlwall. Cet auteur est en effet le premier à avoir réfléchi à l’ironie situationnelle, connue jusqu’alors sous l’appellation de péri- pétie, en recourant au terme ironie. Voici le passage concerné (Thirlwall 1833: II, 537), dont Muecke ne cite qu’un fragment: Le poète dramatique est créateur d’un petit monde dans lequel il règne avec une emprise absolue. Il donne forme aux destinées des êtres imaginaires auxquels il accorde souffle et vie conformément à n’importe quel plan qu’il lui prend la fantaisie de choisir. Mais dès lors que ce sont des hommes dont il représente les actions, il réglera, s’il comprend son art, son adminis- tration sur les lois qu’il estime gouverner la vie des mortels. Rien de ce qui dans le courant de l’histoire de l’humanité éveille les sentiments n’est étranger à sa scène, mais comme il est confiné dans des limites artificielles, il lui faut accélérer le déroulement des événements et comprimer en peu d’espace ce qui d’habitude se trouve étalé sur une longue période, de telle sorte qu’une image fidèle de l’existence humaine puisse se concentrer dans son univers d’imitation. Lui-même cependant se tient à l’écart de cet univers. Le regard qu’il jettera sur son microcosme, et sur les créatures qui s’y meuvent, n’en sera pas un d’amitié humaine, ni un de tendresse fraternelle, ni un d’amour parental; ce sera le regard qu’il imagine être celui de la puissance invisible qui ordonne la destinée humaine quand il observe les hommes et leurs agissements. Dans un contexte tout littéraire, Thirlwall envisage très explicitement la posi- tion de l’écrivain comme un créateur-ironiste, distant et impartial. Or, Muecke fait observer à juste titre que dans l’univers littéraire comme dans le monde réel, la place supérieure de l’ironiste est une position de pouvoir qui permet tous les abus. L’iro- niste que Thirlwall imagine en juge se transforme quelquefois un bourreau et l’ironie originelle de Muecke a partie liée avec «le voyeurisme et le sadisme» (Muecke 1983: 399, cf. 406). Il y a ici un enseignement capital à tirer dans ce domaine mal démêlé —au moins du point de vue de l’histoire du concept— du rapport entre ironie de situation et ironie verbale. Le dieu-organisateur de l’ironie du sort rejoint en effet l’ironiste qui a recours à l’antiphrase dans la mesure où tous deux se placent sur le terrain de la justice, ou de son contraire, l’injustice. De même qu’un spectateur peut se délecter en voyeur du spectacle d’Œdipe se précipitant de manière inéluctable dans le piège que lui tend le Sort, tel observateur prendra plaisir à entendre traiter un laideron de «belle femme». L’auteur-ironiste conduit son personnage à sa fin comme l’esprit ironique exécute une 86 87 PIERRE SCHOENTJES Arabesques des images de l’ironie victime. Ce n’est pas un hasard si les enfants préviennent à grands cris Guignol quand celui-ci se trouve sur le point de prendre un coup de matraque derrière la tête: ils ne tiennent pas (encore) à se faire les complices d’une vilenie qu’ils voient venir. Muecke signale plusieurs exemples pour étayer sa vision selon laquelle le sadisme (de l’ironiste) et le voyeurisme (du lecteur/spectateur) sont liés à cette ironie qu’il nomme archétypale. Il signe en particulier une page très convaincante, mais fort déplaisante pour notre objet d’étude, dans laquelle il fait le portrait de l’ironiste en tortionnaire. Le critique rappelle, entre autres, combien certains noms d’instruments de torture sont ironiques, ou encore combien il est ironique de pendre quelqu’un de telle sorte qu’il meure les pieds éloignés du sol de quelques centimètres à peine. Force est de reconnaître qu’il entre effectivement une part de sadisme chez ces auteurs, et ils sont nombreux, qui font mourir leurs héros le jour de l’armistice ou qui précipitent sur leurs personnages les pires calamités au moment même où ils semblent sauvés … En dehors de l’univers littéraire, hélas, l’histoire récente nous a confirmé que l’ironie peut effectivement entrer comme composante dans la torture. Certaines photos qui mettent en scène le soldat américain Lynndie England dans la prison d’Abou Ghraib sont marquées du sceau de l’ironie. Sur ces clichés, la violence de la torture n’est pas toujours saisie à l’état brut, il arrive que le regard soit médiatisé par la mise en scène et le cadrage. La tristement célèbre photo qui montre la femme soldat tenant en laisse un prisonnier irakien contraint malgré lui à jouer le rôle d’un chien, est révélateur du rapport ironique qu’un tortionnaire peut entretenir avec sa victime. D’ailleurs, les militaires inculpés ont avancé pour leur défense que leurs actions n’étaient pas «séri- euses», mais qu’elles relevaient de la «blague». Défense inacceptable bien sûr, mais qui rappelle à propos deux données importantes. D’abord, et c’est le plus dérangeant, qu’il peut entrer un élément «ludique» dans la torture; ensuite, et cela est plus rassurant, que nous ne sommes généralement pas disposés à accepter qu’une ironie reçoive le label d’ironie si elle est manifestement mauvaise, comme c’est le cas ici. L’étiquette «ironie» semble réservée à ces ironies dont nous reconnaissons la valeur: plus qu’une simple description, le mot implique, dans ce contexte au moins, une valorisation. Malgré la pertinence des exemples avancés, je ne suis pas enclin à considérer le rapport de distance vertical faisant appel à l’idée de pouvoir comme l’image archétypale de l’ironie. Plutôt que de faire appel à un contenu particulier, je chercherais l’origine plus volontiers dans une forme, qui suppose distance et renversement. Il me semble plus en particulier que l’image archétypale de l’ironie est liée, de manière beaucoup plus 88 89 PIERRE SCHOENTJES Arabesques des images de l’ironie neutre, à la notion de symétrie, dans un imaginaire humain dominé par des oppositions binaires. L’ironie du sort et l’ironie verbale, qui n’étaient pas liées historiquement, me paraissent se rejoindre en ce qu’elles impliquent des jeux de renversements symétriques, qui sont autant d’occasions de réaliser des variations sur un thème. L’idée de symétrie permet d’assigner une place à plusieurs concepts qui appa- raissent essentiels dans l’univers de l’ironie, à commencer par l’idée de justice; celle d’un Dieu ou d’un Sort qui tient en balance le bien et le mal, le bonheur et le malheur de l’homme. Dans ce contexte, il convient de revenir à chaque fois à l’important commentaire qu’Aristote consacre à la chute de la statue de Mitys, qui, en s’écrasant, tue le meurtrier de Mitys (9, 52a, 1-11): la vraisemblance exclut que de tels événements soient dus au hasard aveugle. Aussi les histoires de ce genre sont-elles nécessairement les plus belles. L’ironie verbale rejoint l’ironie situationnelle en ceci que comme cette dernière elle juxtapose par un jeu de symétrie «la beauté» et le laideron, le «beau temps» et la pluie. Le langage permet, en disant la louange pour le blâme ou le monde idéal pour la réalité imparfaite, de créer un cadrage qui rapproche ce qui aurait dû resté à toujours jamais séparé. Il ne fait pas de doute que l’équilibre ainsi esquissé est source de plaisir pour l’ironiste comme pour son auditoire. Mais, et c’est ce que souligne le commentaire d’Aristote sur l’anecdote touchant Mitys, la satisfaction intrinsèque ne devient plaisir et beauté que lorsque la symétrie devient significative. Si la statue était tombée sur un meurtrier quelconque, il n’y aurait pas eu lieu de s’interroger sur ce hasard arrivé à dessein. Le plaisir de l’ironie réside dans le fait que son jeu sur la symétrie est, potentiellement au moins, porteur de sens. La distance de l’ironie est profondeur: «du» sens est créé par la juxtaposition d’une cabane et d’un palais, de même qu’un orateur quelconque se servant de l’antiphrase même la plus banale gagne en épaisseur, en profondeur. Je proposerais dès lors de présenter les images de l’ironie d’après une disposition en arabesque, qui est une des figures liées à l’ironie depuis le romantisme. Friedrich Schlegel, qui a réactualisé le concept autour de 1800, évoquait dans l’Athenäum «la confusion […] organisée avec ordre et symétrie» (Schlegel 1967 t. 2 § 389: 238, cf. § 418: 244): par la contradiction interne qu’elle contient, comme par l’utilisation qu’elle fait de l’idée de symétrie, cette formule me semble parfaitement convenir à l’ironie. 88 89 PIERRE SCHOENTJES Arabesques des images de l’ironie Quand l’ironie renvoie à des arabesques de sens, on peut classer les images en les rattachant à ces mêmes volutes. L’illusion de mouvement que procure l’arabesque rappelle que les places ne sont évidemment pas figées, la mobilité de l’arabesque permet glissement et chevauchement. LES IMAGES DU RENVERSEMENT Les images qui s’appuient sur l’idée de renversement comptent parmi les plus fréquentes puisqu’on peut leur associer toute une série d’images qui reposent sur l’idée de dissimulation ou renvoient au jeu entre l’apparence et la réalité. Elles sont liées à l’ironie depuis bien avant le moment où celle-ci englobait l’ironie du sort et l’ironie verbale. En dehors de tout contexte rhétorique, Platon considérait déjà Socrate comme l’ironiste par antonomase et Le banquet le compare à un Silène. Dans le «Prologue au 90 91 PIERRE SCHOENTJES Arabesques des images de l’ironie lecteur» de Gargantua (1534), Rabelais (1973: 37) s’appropriera l’image, et l’utilisation qu’il en fait compte aujourd’hui encore parmi les plus vivantes: Alcibiade disait que tel était Socrate, parce que, ne voyant que son physique et le jugeant sur son aspect, vous n’en auriez pas donné une pelure d’oignon tant il était laid de corps et ridicule en son maintien: le nez pointu, le regard bovin, le visage d’un fou, simple dans ses mœurs, fruste en son vêtement, dépourvu de fortune, infortuné en amour, inapte à tous les offices de la vie publique; toujours riant, toujours prêt à trinquer avec chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son divin savoir. Dans le contexte spécifique de l’analyse de l’ironie, Joseph Dane (1991: 18 et sv) a eu l’occasion de consacrer des pages importantes à l’utilisation qu’Erasme et Rabelais font de l’image du Silène. Ce n’est pas ici le lieu d’y revenir; on rappellera simplement que l’écart entre d’une part l’apparence misérable et l’ignorance (feinte?) de Socrate et de l’autre sa (prétendue?) sagesse est une source inépuisable de modula- tion de l’ironie. Le masque, qui dissimule l’identité et crée un obstacle à la perception de l’authentique, apparaît dans un contexte similaire. Il permet d’imaginer une person- nalité, une vérité plus profonde, qui se cache derrière une apparence trompeuse. De manière significative, Nietzsche (1970: 65) écrivait dans Par-delà le bien et le mal (1886): Tout ce qui est profond aime à se masquer; les choses les plus profondes ont même la haine de l’image et du symbole. La pudeur d’un dieu ne devrait-elle pas aimer à se pavaner sous la forme de son propre contraire? Problème scabreux. Quand la sagesse et la vérité ne se donnent pas immédiatement, se couvrent d’un masque ou d’un voile, quand elles supposent une recherche, elles peuvent apparaître comme plus authentiques. A la différence de la métaphore ou de l’allégorie, transparentes parce qu’elles exploitent les similitudes, l’ironie —opaque— établit une distance qui est porteuse de profondeur et de sens supplé- mentaire. L’ironie propose un sens rajouté qui naît déjà simplement de l’existence de la distance qu’il convient de parcourir pour aller de la surface à l’intérieur, de l’apparence à la réalité. Une conception «humoristique» de l’ironie implique un blocage de la recherche du sens et limite les possibilités de signification, voilà pourquoi la plupart de ceux qui pensent l’ironie s’efforcent de la dépasser. L’ironie en littérature ou en philosophie est 90 91 PIERRE SCHOENTJES Arabesques des images de l’ironie celle qui met en place une herméneutique, et de ce point de vue, elle se situe à l’opposé du comique ou du rire. Le comique se donne d’emblée, ainsi qu’en témoigne le rire –la réaction physiologique qui le définit. Il surgit «irrésistiblement» comme aurait dit Bergson (1966: 56) qui dans Le rire (1899) rappelle à propos que pour Kant «Le rire vient d’une attente qui se résout subitement en rien». Ce processus dans lequel se dissout le sens est à l’opposé de celui de l’ironie: les détours qu’elle emprunte, et le temps qu’il faut pour la suivre, offrent autant d’occasions pour le sens de se développer. L’idée de développement, récurrente elle aussi dans les approches de l’ironie, a d’ailleurs donné lieu à une image de l’ironie qui s’appuie sur l’univers de la photographie. A ma connaissance, elle a été avancée la première fois en 1913 par Randolph Bourne dans un important article paru dans l’Atlantic Monthly, intitulé “The Life of Irony”. La photographie, qui s’est alors popularisée depuis peu, invite à des rapprochements que la banalisation ultérieure de la pratique n’autorisera plus (Bourne 1913: 360): The ironical method might be compared by the acid that develops a photographic plate. It does not distort the image, but merely brings clearly to the light all that was implicit in the plate before. And if it brings the picture to the light with values reversed, so does irony reveal in a paradox, which is simply a photographic negative of the truth, truth with all the values reversed. But turn the negative averse so slightly so that the light falls upon it, and the perfect picture appears in all its true values an and beauty. Irony, we may say then, is the photography of the soul. The picture goes through certain changes in the hands of the ironist, but without these changes, the truth would be simply a blank, unmeaning surface. Similarly the irony insists always on seeing things as they are. He is a realist, whom the grim satisfaction of seeing the truth compensates for any sordidness that it may bring along with it. Things as they are, thrown against the background of things as how they ought to be. L’image et son commentaire sont séduisants parce que tout en partant d’un renversement conventionnel, inspiré par la définition traditionnelle de l’ironie comme manière de dire le contraire de ce qu’on veut faire entendre, Bourne invite à dépasser le simple renversement noir/blanc. Une certaine dynamique se dégage des jeux d’éclairage sur le négatif photographique; elle suggère des nuances qui dépassent la simple substi- tution d’une affirmation par son contraire. La référence à la photographie apporte des nuances nouvelles aux images anciennes qui disaient l’apparence pour la réalité. Aujourd’hui comme hier ces images du renversement s’efforcent de montrer comment l’ironie participe d’une recherche de la vérité sur les êtres et sur le monde. 92 93
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