ARNAUD DESJARDINS Approches de la Méditation La Table Ronde TABLE DES MATIERES PRÉFACE....................................................................................................................................................................3 1. CONCENTRATION ET MÉDITATION.......................................................................................................................6 2. L’ÉROSION DES OBSTACLES.................................................................................................................................21 3. LA MAITRISE DES PENSÉES...................................................................................................................................36 4. LA CONSCIENCE DU CORPS.................................................................................................................................51 5. LE HARA ET LE CŒUR............................................................................................................................................65 6. LITANIES POUR UN RETOUR À SOI-MÊME.........................................................................................................80 PRÉFACE Cet ouvrage n’a rien d’un traité exhaustif décrivant toutes les pratiques qui peuvent être considé- rées comme une forme ou une autre de méditation. Cherchez ce mot dans un dictionnaire et vous verrez le nombre d’acceptions diverses sous lequel il peut être envisagé. Comme l’annonce le titre, il ne s’agit ici que de quelques approches accessibles aux hommes et femmes engagés dans la vie du siècle. Je n’ai pas évoqué les visualisations de divinités qui sont au coeur du yoga tantrique hindou ou bouddhiste ni la répétition d’une formule sacrée, telle que le japa des hindous ou le dhikr des soufis, bien que je m’y sois moi-même exercé autrefois. Par contre, cet ouvrage doit cer- tainement beaucoup à mes premières années dans les « Groupes » issus de G.I. Gurdjieff, à Karl- fried von Dürckheim et à un yogi du nom de Dattatreyananda à qui Mâ Anandamayi avait deman- dé de perfectionner mon expérience du yoga en 1961 et 1963. Quant à celui qui fut plus que tout autre mon gourou, Sri Swâmi Prajnanpad, je lui dois d’avoir reconnu l’importance d’une longue ascèse, menée dans le courant de l’existence, pour tarir à leur source les perturbations et même les simples distractions du mental. L’énergie investie dans des attachements présents, dits normaux, ou périmés, dits névrotiques, est libérée peu à peu et se trouve disponible pour un retour au Centre, au Cœur. Chercher à réaliser le Soi en conservant ses attachements est une vaine entreprise. Trop souvent, concentration (dharana) et méditation (dhyana) consistent à dénier, renier ce qui est en nous. On ne peut avoir ni dharana, ni dhyana, ni samadhi. Ce sont des états (ou une absence d’état) qui se révèlent d’eux-mêmes lorsque les conditions intérieures sont réunies. Dans le tome III des Chemins de la Sagesse paru en 1973, j’écrivais déjà, page 175: « Qui médite? Le mental. Sur quoi? Sur ce qui n’est pas le mental. N’importe qui ne peut pas conduire une voiture. Pour conduire il faut être un chauffeur. Pour nager il faut être un nageur. Pour méditer il faut être un méditateur. N’importe qui peut, immédiatement, s’asseoir jambes plus ou moins bien croisées, dos plus ou moins droit et rester plus ou moins longtemps dans cette position. N’importe qui ne peut pas être un méditateur. N’est un méditateur que celui qui peut faire silence au point de disparaître, celui qui ne demande rien, ne cherche rien, ne se souvient de rien, ne prévoit rien, ne compare rien, a renoncé à toutes les expériences transcendantes. L’égoïste n’est jamais un méditateur. Celui qui demeure prisonnier d’une méthode, d’une technique non plus. Celui qui se bat avec lui-même pour concentrer son at- tention encore moins. » Ces propos sévères mais fidèles à Swâmi Prajnanpad ont amené beaucoup de mes lecteurs ou auditeurs à conclure que je considérais l’assise immobile comme inutile. C’est faux. J’ai calculé que j’avais dû, dans cette existence, consacrer moi-même au moins quatre mille heures à la médi- tation. Cela paraît beaucoup vu de France. C’est peu, très peu, vu de l’Inde ou du Japon. Je sou- haite que ce livre rende justice à cette « méditation » en témoignant que l’intériorisation silen- cieuse a sa place dans l’ensemble d’une voie que Swâmi Prajnanpad désignait comme « adhyatma yoga », yoga en direction du Soi. Le titre de cet ouvrage précise « approches » au pluriel. Ces approches sont nombreuses. Même le but vers lequel elles pointent peut être envisagé intellectuellement de diverses manières qui ne se contredisent qu’en apparence. Et, pour commencer, ce but peut être légitimement présenté comme un non-but ou une absence de but. Il s’agit toujours d’une découverte intérieure, d’une réalisation personnelle mais supra- individuelle, celle de l’essence ultime de notre conscience ou de notre esprit. Pour s’en rappro- cher, il nous est proposé de nous centrer dans le « hara » (bas-ventre), dans le coeur ou, au contraire, de surtout ne nous centrer nulle part pour redonner à l’« Esprit vaste » sa dimension infinie. Le néophyte peut être dérouté désemparé même, en présence de ces divergences. L’important est de suivre une voie et d’être guidé sur cette voie. Les bouddhistes utilisent le terme « véhicule » ou « radeau pour passer sur l’autre rive ». Personne n’a jamais accompli un voyage simultanément dans deux véhicules différents et les « pièces détachées » d’un modèle ne s’adaptent que rarement à un autre. Ce qui est évoqué ici n’est pas un syncrétisme mais une synthèse. Quant aux formes ultimes, ou plutôt au sans-forme ultime de la méditation il se transmet de maître à disciple. Composés à partir de paroles enregistrées au magnétophone, les chapitres qui vont suivre en ont les inconvénients : défauts de structure et redites car la même idée peut être reprise dans des contextes ou selon des points de vue différents – et les avantages : abord familier s’adressant di- rectement au lecteur comme à l’auditeur. J’ai voulu en faire un ouvrage concret, fondé sur l’expérience et susceptible de rendre service. Ce livre est une simple introduction à un monde qui le dépasse infiniment. PREMIÈRE PARTIE VUE D’ENSEMBLE 1 CONCENTRATION ET MÉDITATION La méditation immobile, qui tient une place capitale dans le yoga ou dans la voie du zen avec le zazen, ne joue pas apparemment un rôle aussi important sur le chemin décrit dans mes différents livres. Tous ceux qui pratiquent une forme ou une autre de méditation se heurtent à des difficultés – agitation intérieure, distraction, associations d’idées – qui vont à l’encontre du propos de la médita- tion et mon propre gourou, Swâmi Prajnanpad, considérait qu’on ne pouvait efficacement méditer qu’après avoir érodé dans l’existence un grand nombre de ces difficultés ou obstacles intérieurs. Pourtant il est normal que vous cherchiez tous à comprendre quelle place la méditation peut tenir dans votre propre ascèse. La première chose à dire, c’est que le mot français méditation recouvre des activités très différen- tes qu’il ne faut pas confondre. Certaines méditations sont tout de suite accessibles aux débutants et d’autres ne sont fructueuses que pour les méditants entraînés qui ont déjà progressé sur le chemin de la simplification et du dépouillement intérieurs. La véritable méditation est une activité non seulement différente mais même, en un sens, opposée à toutes celles que nous connaissons. Qui dit activité dit faire quelque chose et la méditation consiste avant tout à ne pas faire, tout en étant présent à soi-même, vigilant, intensément éveillé. Pour comprendre l’essence de la méditation, il faut se souvenir de cette affirmation que nous sommes déjà ce que nous aspirons à être mais que nous n’en sommes pas conscients. Vous connaissez l’image que j’ai si souvent employée : « Nous sommes tous déjà nus sous nos vête- ments. » Du fait des vêtements notre nudité demeure invisible, mais celle-ci n’est pas à projeter dans le futur comme le fruit de nos efforts ou l’effet de certaines causes, elle est là. Il y a simple- ment à la découvrir, à la révéler. C’est ce qui ne doit jamais être perdu de vue en ce qui concerne la méditation. Alors que dans la vie courante toutes nos tentatives visent toujours à mettre en oeuvre des causes pour produire certains effets, dans la méditation il n’y a pas à produire, il y a à décou- vrir. Ceci dit il existe plusieurs approches qui ne doivent pas être confondues. D’abord il faudrait faire, en français même, une distinction entre concentration et méditation et bien distinguer les exercices préparatoires de la méditation elle-même. Dans les exercices préparatoires ou les différentes prati- ques de concentration il y a quelque chose à « faire » et à cela nous sommes tous habitués. Envisageons d’abord la forme supérieure de la méditation avant d’examiner quelles peuvent être les étapes préparatoires. Celle-ci représente un mouvement inverse du mouvement habituel de l’attention, aussi bien physiquement, émotionnellement que mentalement; un mouvement qui ne va plus vers la surface ou vers la périphérie, mais au contraire de la périphérie vers le centre et de la surface vers la profondeur : il s’agit d’une inversion de notre intérêt, de notre possibilité de cons- cience, pour chercher à ressentir cette réalité que nous sommes déjà, recouverte par les perceptions et conceptions habituelles dans le monde du temps, de l’espace et de la causalité. La méditation est donc un non-agir, un silence, une immobilité intérieure, un vide, qui ne nous sont pas normalement accessibles. Méditer, pendant longtemps, revient à demander l’impossible. Il y a en nous des dynamismes qui nous ramènent dans l’action : penser est une action, avoir envie de bouger est une action ou une pulsion à l’action. Vide, silence, immobilité, non-agir, pure conscience, présence à soi-même dépouillée de tout concept, c’est la recherche du « je suis » essentiel, libéré de ce qu’on appelle en sanscrit upâdhis, les attributs surajoutés. Le « je suis » pur est plus profond même – non pas au-delà mais en deçà – que « je suis un homme » et « je suis une femme ». Il est la conscience non affectée par la matéria- lité, tout ce qui est mesurable, c’est-à-dire l’ensemble des phénomènes qu’ils soient grossiers ou subtils. C’est donc la recherche d’un état de conscience inhabituel et généralement inconnu, non dépendant, absolu, qui n’est en relation avec rien. Tous ceux qui en ont l’expérience peuvent té- moigner que ce « vide » est ressenti comme la richesse, la plénitude suprême à laquelle aucune joie ordinaire, même la plus pure, la plus grande, ne peut être comparée. Mais dès qu’on tente ce silence, cette prise de conscience très pure de l’essence de notre être, on constate qu’on se trouve harcelé par des pulsions, des colorations émotionnelles et, plus particuliè- rement, les associations d’idées, les pensées diverses. Eh oui! Il n’y a pas une Écriture bouddhiste, hindoue, soufie ou chrétienne, dualiste ou non dua- liste, concernant la méditation, la contemplation, la prière, qui ne revienne pas sur ce thème : nor- malement l’être humain est capable d’immobilité physique mais incapable d’immobilité mentale. C’est une constatation. Est-il tellement nécessaire de découvrir cette immobilité mentale? Vous pouvez vous poser la question. Mais si vous en ressentez la justification et la nécessité, vous ne pouvez pas méconnaître combien cela s’avère difficile. Comme c’est intéressant à constater : je ne peux pas arrêter de penser, des distractions surviennent sans cesse. Il existe donc des exercices considérés comme préparatoires, qui sont en fait des pratiques d’entraînement de l’attention à ne pas confondre avec les sommets de la méditation. Comment puis-je arrêter le vagabondage des pensées et maintenir mon attention sur une forme : une image, une sensation ou une idée? Ces exercices supposent une action et non pas une non-action et on ne les range généralement pas sous le vocable de méditation mais de concentration, en sanscrit dhara- na. Là un effort précis intervient. Je ne proclame certes pas que ces tentatives de concentration sont vaines et stériles; j’essaie simplement de donner une vue assez complète et cohérente afin que vous puissiez comprendre ce que les diverses formes de méditation peuvent ou non vous apporter. Étant donné la puissance de cette agitation mentale qui a toujours assailli ceux qui tentent de méditer (et qui assaille beaucoup plus les hommes et les femmes d’aujourd’hui que ceux à qui s’adressaient les Yoga Sutras), il est proposé des supports, des points d’appui auxquels on essaie d’accrocher son attention. On appelle ekagrata en sanscrit l’attention centrée sur un seul point. Vous entendrez aus- si en anglais les mots focus, qu’on utilise pour la mise au point en photographie, et one-pointed mind, la pensée non plus dispersée à droite et à gauche mais immobilisée sur un point. Tout a été expérimenté dans cette direction : soit que vous tentiez la concentration sur un objet extérieur à vous, soit que vous la tentiez sur une réalité intérieure à vous. L’objet extérieur à vous peut être simplement un point dessiné sur une surface vide – je concentre mon regard sur ce point et je ne veux plus perdre la conscience de ce point – ou bien un symbole, une image, qui vous tou- che affectivement. Il peut s’agir d’une représentation concrète (je contemple très attentivement l’image d’une divinité tantrique tibétaine ou de Krishna ou de Vishnou avec tous leurs attributs symboliques) ou la visualisation d’une forme (je me représente avec méthode et rigueur cette image, jusqu’à ce que toute ma pensée converge dans la vision intérieure de celle-ci). Avec l’entraînement, on peut obtenir devant les yeux intérieurs une image aussi précise que si l’on regar- dait une peinture, une idole comme disent les hindous sans la moindre connotation péjorative. On a constaté qu’un des meilleurs supports de concentration était la flamme d’une bougie, à la fois sta- ble et changeante, sur laquelle le cerveau humain avait une certaine facilité à se fixer. Ces techni- ques concernent donc un objet extérieur à vous, même si vous prenez comme thème de concentra- tion le Christ, Krishna, la Croix, une réalité dite spirituelle. Vous pouvez aussi tenter de diriger votre attention sur une réalité intérieure à vous. Les points d’appui intérieurs les plus connus sont le va-et-vient naturel, spontané de la respiration ou tel ou tel centre dans l’organisme, tel ou tel chakra (lafita chez les soufis) ou encore la sensation du corps à travers le relâchement musculaire profond. Nous tournons notre intérêt vers une seule réalité et nous essayons de couper à la source dès qu’elles se présentent les pensées annexes, non voulues, adventices. Cela nous est plus ou moins facile. Tous ceux qui l’ont tenté ont leur mot à dire là- dessus. L’exercice de base que j’ai retrouvé partout et qui est le point de départ de toutes les formes de yoga consiste à fixer l’attention sur la sensation du corps liée au relâchement profond. Il relève di- rectement de la concentration, c’est-à-dire l’absence de distractions. Si je propose cet exercice, c’est parce que, l’ayant beaucoup pratiqué moi-même, j’en connais à la fois les limites mais aussi la valeur. Il permet la prise de conscience de plus en plus fine de notre être incarné, au niveau des différents koshas : niveaux physique, physiologique, psychologique. L’attention se trouve intériori- sée au lieu d’être fixée sur quelque chose d’autre que nous à quoi nous cherchons à nous identifier. Être conscient de l’inspiration et de l’expiration offre aussi une possibilité de ressentir plutôt que de penser. Si nous sommes unifiés avec ce va-et-vient de la respiration, silencieusement conscients de ce flux et de ce reflux, nous nous rapprochons de plus en plus de la source même de cette respira- tion qui, notoirement, n’est pas le cerveau ordinaire. La respiration peut être contrôlée par le cer- veau si je décide d’arrêter de respirer ou de respirer plus lentement mais normalement la respiration est commandée par un autre centre en nous. Il est possible enfin d’attacher son attention au mouvement de l’énergie en nous : en même temps qu’on expire, on perçoit une énergie fine (prana) qui se répand dans tout l’organisme et on peut même se représenter qu’elle se concentre particulièrement dans telle ou telle partie du corps; nor- malement c’est la base de notre structure, le bassin, le ventre (hara) qui est le centre de gravité physique naturel. Il y a donc dans ce genre de pratiques non pas une identification mais une identité, une non- dualité avec différents aspects de nous-mêmes, qu’il s’agisse de la sensation du corps, de la respira- tion ou de l’énergie en nous. Certains jours, la concentration s’avère aisée, certains jours impossi- ble. Ceci dit, comme tout ce à quoi on s’exerce, on progresse. Et le fait qu’on progresse peut même être désavantageux en nous donnant l’impression qu’il n’y a qu’à continuer pour atteindre le but ultime et nous établir un jour dans l’atman. Non, c’est une erreur. Dans ce genre de tentatives, quelle que soit leur valeur, le sens même de l’ego n’est pas mis en cause. Cette attention n’est pas la perfection du silence intérieur. C’est moi, tel que je me connais, avec ce que j’aime, ce que je n’aime pas, moi avec ma conscience individualisée, séparée, qui oriente délibérément mon atten- tion dans une certaine direction. Voyez bien ce point : la concentration ne remet pas en question l’état de conscience ordinaire. Elle donne simplement une perception de soi plus calme, plus stable, un point d’appui pour se retrouver soi-même, une aide précieuse pour vivre moins emporté par les émotions. Vous avez en effet un petit pouvoir, pas très grand au départ, sur votre attention et c’est sur celui- ci que repose toute la possibilité d’une sadhana. Vous pouvez demander à cette attention de se fixer sur un thème ou sur un autre, de s’orienter dans une direction particulière. Mais dans ces premières tentatives de concentration, il y a moi (mon attention) et un objet, extérieur ou intérieur. Il subsiste une dualité, même entre ce que vous pouvez ressentir comme le moi le plus profond qui vous soit accessible aujourd’hui et ce corps dont vous approfondissez la sensation ou ce mouvement de la respiration, ou la flamme de cette bougie ou même l’image du Christ ou du Bouddha. Ici intervient un terme que vous lirez ou entendrez souvent si vous écoutez des conférences de swâmis et sur lequel nous devons être très clairs, c’est le mot identification. On dit que le méditant « s’identifie » à l’objet de sa méditation. Et cette « identification » est présentée comme le but re- cherché entre tous. Voilà un point qui doit être examiné de près. D’abord parce que ce mot identifi- cation, je l’utilise dans le même sens que Swâmi Prajnanpad et que Gurdjieff dans le li- vre : Fragments d’un enseignement inconnu, pour désigner, au contraire, ce à quoi nous tentons d’échapper. Tout notre effort tend à nous désidentifier et voici qu’on nous propose l’identification à l’objet de la méditation comme le beau du beau. Car il est possible de se sentir devenir ce sur quoi on concentre suffisamment longtemps et suffisamment souvent son attention. A cet égard on raconte en Inde une histoire célèbre mais sur laquelle on ne doit pas se méprendre car elle nous est généralement présentée sous un jour tout à fait favorable. C’est l’histoire du jeune garçon fort peu instruit et qui veut absolument méditer dans un ashram. Le gourou lui propose cer- tains thèmes de concentration qui ne donnent aucun résultat. Il est tout le temps distrait, il n’arrive pas à fixer son attention. Alors le gourou change de méthode et lui demande : « Mais à quoi est-ce que tu penses le plus? » Réponse typiquement hindoue : « A ma vache! » « Bien, lui dit le maître, puisque tu as une propension naturelle à penser plus à ta vache qu’à Krishna, concentre-toi sur ta vache! » Au bout de huit jours, le gourou fait appeler le jeune aspirant pour faire le point avec lui : « Le maître te demande! » Et le garçon répond : « Je ne peux pas sortir, mes cornes ne passent pas par la porte! » Sous-entendu : il s’est identifié à sa vache, magnifique résultat, car si au lieu d’avoir médité sur sa vache, il avait médité sur Krishna, il se serait identifié à Krishna, il serait de- venu Krishna – Dieu Lui-Même. Des milliers d’admirateurs de la tradition hindoue s’extasient devant cette histoire en rêvant de s’identifier eux aussi à l’objet de leur méditation. Et il y a là un risque grave, et même très grave de confusion et d’erreur. Comme le disait Swâmiji : « Dans chaque asile psychiatrique un certain nombre de malades mentaux se prennent pour Dieu et personne n’aurait l’idée de les considérer comme des sages ou des êtres réalisés. » Une des formes les plus grossières et les plus connues de la folie, c’est de se prendre pour Javarlal Nehru, pour Gandhi, Hitler – ou pour Krishna. Il est impé- ratif de faire rigoureusement la distinction entre identification et identité. L’identification c’est vous prendre pour ce que vous n’êtes pas. Découvrir votre réelle identité c’est découvrir ce que vous êtes, foncièrement, essentiellement, intrinsèquement, ce qui ne peut donc en aucune manière vous être enlevé ou être détruit mais simplement recouvert, comme le silence est recouvert par les bruits divers. L’identité correspond à ce que vous êtes réellement, ce qui demeure toujours identi- que à soi-même, qui échappe aux changements, au devenir, aux contradictions – votre propre Soi, indépendant de toutes les catégories de fonctionnements psychiques. Il s’agit de la découverte de notre réalité essentielle qui est aussi la réalité essentielle. Et la communion, la non-dualité, « être un avec », ces expressions qui jouent un si grand rôle sur notre chemin ici, sont tout à fait autre chose que ce qu’on entend communément par l’identification à l’objet de la méditation. Qu’au dé- part il y ait une idée juste de non-dualité, je ne le nie pas, mais je parle des compréhensions couran- tes et aberrantes que j’ai rencontrées sur ma route pendant des années. Avec toute la tradition védantique, j’insiste sur la recherche de votre propre essence, your own Self, la réalité ultime de votre être – votre nature originelle disent les bouddhistes, le Soi disent les hindous. Ces mots sont clairs. A quoi d’autre que nous-même allons-nous chercher à nous identi- fier? Si vous pouviez méditer sur le Soi – mais est-ce possible, tant il est difficile de se représenter le Soi, d’en faire un objet? – vous pourriez vous identifier non pas à ce que vous n’êtes pas, c’est-à- dire Krishna ou une vache, mais à ce que vous êtes, donc découvrir votre véritable identité. Pour- quoi vous identifier à un objet extérieur à vous, s’il s’agit de découvrir simplement ce que vous êtes et si c’est là l’essentiel de la méditation? L’histoire « mes cornes ne passent pas par la porte » est simplement destinée à montrer la puissance de la pensée, la puissance de la concentration que peut produire la persévérance dans la fixation de l’attention sur un seul point. Mais méfiez-vous des méditations dualistes sur un objet autre que vous. Elles ne peuvent être que préparatoires et il vaut mieux choisir un objet intérieur, comme la sensation du corps ou le mouvement de la respiration, parce qu’au moins vous intériorisez votre prise de conscience et vous unifiez la tête et le corps sous le même « joug ». Donc la méditation – et non plus la concentration – est au contraire un non-agir : juste être. Et pour cela il faudrait ne plus penser, demeurer établi dans le silence, ce qui ne se révèle pas facile. Et c’est pourtant, dès le départ, ce que vous pouvez au moins concevoir et ce que vous pouvez commencer à chercher, en sachant qu’il y aura beaucoup d’obstacles et que ceux-ci ne doivent pas vous décourager. Le Chemin, tout le Chemin en un sens, peut être considéré comme la levée des obstacles à la véritable méditation. Dans cette direction, il existe des formes de méditation selon la forme apophatique ou néga- tive : je ne suis pas ceci, je ne suis pas cela, ce qu’on appelle communément le « neti neti » des Upanishads : je ne suis pas ce corps physique périssable, je ne suis pas cette émotion changeante, je ne suis pas cette pensée, ni la suivante. Je ne suis pas tout ce à quoi normalement je m’identifie. Pour certains cette démarche se révèle fructueuse, pour d’autres elle aboutit au contraire à l’échec et au mensonge. La méditation védantique non dualiste peut faire grandir à votre insu un certain orgueil : « Je suis le Soi, je suis la Réalité suprême. » C’est une question de disposition personnelle et cette approche demeure certainement fondamentale : se détacher de toutes les perceptions et conceptions. Non seulement je ne suis pas le corps, je ne suis pas les pensées mais : je ne suis pas médecin, je ne suis pas professeur, je ne suis pas père de famille, ce sont seulement des rôles. Une intelligence (budd- hi) aiguë (agra) et subtile (sukshma) permet la discrimination (viveka) entre d’une part ces condi- tionnements adventices, ces attributs, ces prédicats, et d’autre part la réalité essentielle. Mais la forme la plus juste de la méditation serait – j’utilise le conditionnel parce qu’elle ne vous est peut-être pas accessible tout de suite – de rechercher simplement l’immobilité et le silence inté- rieurs. Une approche qui se retrouve à peu près dans toutes les traditions consiste non pas à décider de ne plus avoir, au moins pendant une heure, de distractions et d’associations d’idées mais au contraire à les accepter et à voir ce jeu des pensées, puisque vous ne pouvez, en fait, les éviter. Il va donc falloir composer avec elles. Par exemple, ne vous y trompez pas, l’immobilité du zazen re- couvre pendant longtemps des tempêtes intérieures. Des paroles du genre : « Ne pensez à rien, fai- tes le vide en vous! » sont absurdes parce qu’elles demandent l’impossible. Le zazen c’est avant tout la posture. L’expérience confirmée de générations de maîtres et de moi- nes a montré l’importance de cette posture très rigoureusement assumée : les genoux appuyés sur le sol, la tenue de la colonne vertébrale, la nuque ferme, la position des mains représentée sur nombre de statues, avec la main gauche sur la main droite et les deux pouces qui se touchent, ni baissés ni relevés, juste droits. Je ne bouge plus, quoi qu’il arrive et je ne laisse pas non plus les distractions submerger la conscience de la posture : ni m’affaisser, ni agiter les doigts. Et, à l’intérieur de cette immobilité physique, le psychisme peut se déchaîner : des tourbillons de pensées, de peurs, de dé- sirs, des angoisses, des envies irrésistibles de bouger. La règle du jeu est simple : « Je ne bouge pas, je me concentre sur la posture et en même temps je vis ces tempêtes. » C’est possible, ce n’est pas au-dessus de vos forces, vous y arriverez plus ou moins bien suivant les jours. Vous laissez faire, on ne s’identifie pas, on est dans ce que l’Inde appelle traditionnellement la position du témoin (sakshin). Et peu à peu vous vous apercevrez que ces tempêtes s’apaisent, qu’il arrive que pendant cinq, dix minutes, il n’y ait plus une pensée, ou simplement une pensée qui passe dans le cerveau et disparaît, et vous commencez à expérimenter le substrat ou le fondement, c’est-à-dire la conscience pure. A cet égard, une image très souvent utilisée mais dans un sens un peu différent de celui que je lui donne généralement, est celle des vagues et de l’océan, appliquée dans ce cas au monde de la cons- cience : on peut considérer la conscience pure comme l’océan et toutes les pensées, pulsions, voli- tions, formes de conscience – ce qu’on appelle techniquement, dans le yoga de Patanjali, vritti (tourbillons) – comme des vagues. Ces vagues naissent de cette conscience et elles retournent à cette conscience. Généralement nous n’avons que l’expérience des vagues, c’est-à-dire des formes de conscience et non l’expérience de l’océan, de la conscience, infinie. * * * Il y a en fait deux grandes directions. L’une qui est la conscience immobilisée sur un unique ob- jet, extérieur ou intérieur, fût-ce l’objet le plus dépouillé : le Soi. L’esprit est concentré, comme – image connue – les rayons du soleil le sont au travers d’une loupe jusqu’à enflammer une feuille de
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