LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE — — LITTÉRATURE RUSSE Anton Tchekhov (Чехов Антон Павлович) 1860 – 1904 UN DUEL (Дуэль) 1891 Traduction d’Henri Chirol, Paris, Perrin et Cie, 1902. TABLE I.................................................................................................... 3 II................................................................................................ 16 III............................................................................................... 24 IV............................................................................................... 34 V ................................................................................................ 41 VI............................................................................................... 50 VII ............................................................................................. 61 VIII............................................................................................ 65 IX............................................................................................... 68 X ................................................................................................ 78 XI............................................................................................... 89 XII ............................................................................................. 98 XIII.......................................................................................... 106 XIV.......................................................................................... 110 XV ........................................................................................... 115 XVI.......................................................................................... 127 XVII ........................................................................................ 136 XVIII....................................................................................... 143 XIX.......................................................................................... 149 XX ........................................................................................... 158 XXI.......................................................................................... 162 2 I Il était huit heures du matin, heure à laquelle les offi- ciers, les tchinovniks1 et les voyageurs, au sortir d’une nuit chaude et étouffante, avaient coutume de venir se plonger dans la mer, avant de prendre au casino leur tasse quotidienne de café ou de thé. Ivan Andréïtch Laïevski, jeune blondin maigrelet, âgé de vingt-huit ans, coiffé de la casquette du ministère des finances et les pieds dans des pantoufles, trouva, ce jour- là, sur le rivage beaucoup de figures de connaissance, parmi lesquelles celle de son ami, le médecin militaire Samoïlenko. Avec sa grosse tête tondue de près, son manque de cou, sa face rouge et ridée ornée d’un nez colossal, ses sourcils noirs et touffus et ses favoris gris, sa corpulence imposante et, par-dessus tout, sa voix enrouée de basse, Samoïlenko produisait, de prime abord, une impression peu flatteuse d’officier sorti du rang et braillard ; mais quand on le revoyait deux ou trois fois de suite, son vi- sage commençait à plaire davantage, et on finissait par le trouver extrêmement doux, bon et même beau. En dépit de sa gaucherie et de sa voix rude, c’était, en effet, un homme paisible, immensément bon, placide et serviable. Il tutoyait tout le monde dans la ville, prêtait de l’argent à qui lui en demandait, soignait les malades, faisait les demandes en mariage, réconciliait les gens 1 Fonctionnaires russes. 3 brouillés, et organisait des pique-niques, pour lesquels il faisait rôtir une volaille et confectionnait une excellente soupe aux poissons ; en un mot, il s’occupait toujours de quelque chose et se montrait constamment de bonne humeur. Selon l’avis de tous, il n’avait aucun défaut, et on ne pouvait, à la grande rigueur, lui reprocher que deux petites faiblesses : il s’efforçait de cacher sa bonté sous un abord rude et un regard sévère, et il aimait que les soldats et les aides-médecins l’appelassent : Votre Ex- cellence, bien qu’il ne fût que conseiller d’État2. — Dis-moi, Alexandre Davidovitch — commença Laïevski, quand ils furent tous deux dans l’eau jusqu’aux épaules, — j’ai une question à te poser. Supposons que tu aies aimé une femme, et que tu l’aies emmenée avec toi ; tu as vécu avec elle un peu plus de deux ans, et ensuite, comme cela arrive fréquemment, ton amour a passé et tu sens qu’elle t’est devenue complètement étrangère. Que feras-tu dans ce cas ? — C’est bien simple. Va-t’en, ma chère, à tous les dia- bles ! — et voilà tout notre entretien. — C’est facile à dire. Mais, si elle n’a pas d’asile où se réfugier ? Si c’est une femme isolée, sans famille, sans ar- gent, ne sachant pas travailler... — Eh bien ! On lui donne en une fois cinq cents rou- bles, ou bien on lui sert une pension de vingt-cinq roubles 2 Le titre d’Excellence n’appartient en effet qu’aux 3e et 4e tchines de la noblesse russe, c’est-à-dire aux conseillers secrets et aux conseillers d’État actuels, tandis que Samoïlenko, en tant que simple conseiller d’État, n’est que du 6e tchine, et n’a droit, par conséquent, qu’au titre de Grandeur. Il faut bien prendre garde que ces noms de conseillers secrets, conseillers d’État, etc., ne sont que de simples titres honorifiques, n’impliquant aucune fonction et n’ayant pas du tout le sens qu’on leur donne généralement dans les autres pays de l’Europe (Note du traducteur). 4 par mois, il n’y a pas autre chose à faire. C’est bien sim- ple ! — Admettons que tu aies les cinq cents roubles d’un coup ou les vingt-cinq par mois, mais la femme dont je te parle est intelligente et fière. Te résoudras-tu à lui offrir de l’argent ? Et sous quelle forme ? Samoïlenko allait répondre, quand une grosse lame les recouvrit soudain, courut jusqu’au rivage et en rebondit avec fracas au milieu des rochers épars. Les deux amis regagnèrent la rive et se mirent à se rhabiller. — Il est en effet assez difficile de vivre avec une femme qu’on n’aime pas — dit Samoïlenko, en secouant le sable de ses souliers ; — mais il faut pourtant raisonner avec humanité, Vania. Pour moi je cacherais soigneusement à la femme la fin de mon amour, et je continuerais de vivre avec elle jusqu’à ma mort. Mais il eut aussitôt honte de ses paroles, et, se repre- nant, ajouta : — Mais je n’aurai jamais, d’ailleurs, affaire avec les femmes. Qu’elles aillent toutes au diable ! Les amis, une fois rhabillés, se dirigèrent vers le casino. Samoïlenko était là dans son élément, et y avait même des vases exprès pour lui. Chaque matin, on lui apportait sur un plateau une tasse de café, un verre haut à facettes avec de l’eau et de la glace, et un petit verre de cognac. Il commençait alors par avaler le cognac ; puis il buvait le café très chaud, et enfin l’eau et la glace, et cela devait être excellent, car, après cette absorption, ses yeux deve- naient doucereux, huileux ; il se passait lentement la main sur les favoris, et disait, en regardant la mer : — Quel beau point de vue ! 5 Après une longue nuit, passée en de tristes et inutiles pensées qui l’empêchaient de dormir et augmentaient en- core, lui semblait-il, la chaleur et l’obscurité, Laïevski se sentait abattu et mou. Il ne se trouva guère mieux après son bain, ni après son café. — Poursuivons notre conversation, Alexandre Davi- dovitch, — dit-il ; — je ne te cacherai pas, mais t’avouerai bien franchement au contraire, comme à un ami, que cela va très mal avec Nadiéjda Fédorovna... très mal ! Excuse-moi de te révéler ainsi mes secrets ; mais j’ai besoin de causer. Samoïlenko, pressentant la suite de l’entretien, baissa les yeux et frappa des doigts sur la table. — J’ai vécu deux années avec elle, et j’ai cessé de l’aimer, — continua Laïevski, — ou plutôt, j’ai fini par comprendre que l’amour n’avait jamais existé... Ces deux années furent une duperie. Laïevski avait l’habitude en causant d’examiner soi- gneusement les paumes de ses mains, de ronger ses on- gles ou encore de chiffonner ses manchettes avec ses doigts ; et il ne s’en faisait pas faute en ce moment. — Je sais parfaitement que tu ne peux m’être d’aucun secours, — dit-il, — mais je te le raconte, parce que, pour les hommes ratés et inutiles comme nous, le salut est dans la conversation. Je dois généraliser chacun de mes actes, je dois trouver l’explication et la justification de ma vie inepte dans quelques théories, dans des types de la lit- térature, dans cette raison, par exemple, que, nous autres nobles, nous sommes dégénérés, et cætera... Ainsi, la nuit dernière, je me suis consolé, en pensant tout le temps : ah ! comme Tolstoï a raison, impitoyablement 6 raison ! Et cette réflexion m’a beaucoup soulagé. D’ailleurs, frère, c’est là un bien grand écrivain ! Samoïlenko, qui n’avait jamais lu Tolstoï, mais avait, chaque jour, le dessein de le lire, fut un peu déconcerté, et dit : — Oui, les autres écrivains peignent d’après leur ima- gination, lui seul copie la nature... — Mon Dieu ! — soupira Laïevski, — à quel point sommes-nous gâtés par la civilisation ! Je me mis à aimer une femme mariée ; elle m’aima aussi... D’abord, ce fu- rent des baisers, et de douces soirées, et des serments, et Spencer, et l’idéal, et des intérêts communs... Quel men- songe ! Nous crûmes fuir le vide de notre vie intellec- tuelle ; mais nous nous trompions nous-mêmes, car, en réalité, nous ne faisions que fuir le mari. Et notre avenir se dessina ainsi : aller au Caucase, où, durant le temps nécessaire pour faire connaissance avec l’endroit et avec les gens, je prendrais un emploi de fonctionnaire ; puis, nous achèterions un coin de terre, et, travaillant à la sueur de notre front, nous y cultiverions un vignoble, un champ, et le reste. Si, à ma place, il se fût agi de toi- même ou de ton ami Von Koren, vous eussiez ainsi vécu avec Nadiéjda Fédorovna au moins trente ans, et vos descendants auraient hérité d’un riche vignoble et de mille déciatines3 de terrain semés de maïs ; mais, pour moi, je défaillis dès le premier jour. En ville, c’était l’ennui, la chaleur torride, l’isolement ; quant à la cam- pagne ; elle était infestée de scorpions, de serpents et d’animaux nuisibles, et au delà s’étendait le désert borné de montagnes. Des gens étrangers, une nature étrangère, 3 Le déciatine vaut environ 1 hectare. 7 une civilisation pitoyable, tout cela, frère, n’est pas aussi agréable que de se promener en pelisse sur la perspective Nevski en donnant le bras à Nadiéjda Fédorovna, et en rêvant aux pays chauds. Ici, il faut lutter non pour la vie, mais pour la mort, et vois quel beau guerrier je suis ! Un pauvre neurasthénique, un fainéant... Dès le premier jour, j’ai compris le néant de mes projets d’une existence laborieuse et de la culture d’un vignoble. En ce qui concerne l’amour, je puis te dire que vivre avec une femme qui a lu Spencer et est venue pour vous au bout du monde, n’est pas plus intéressant que de le faire avec une Akoulina ou une Anphise quelconque. Dans les deux cas, cela sent le fer à friser, la poudre et les médi- caments ; ce sont les mêmes papillotes, chaque matin, et la même duperie. — On ne peut pas vivre en ménage sans fer à friser — dit Samoïlenko, rougissant d’entendre Laïevski lui parler aussi librement d’une dame qu’il connaissait. — Je re- marque, Vania, que tu n’es pas aujourd’hui de bonne humeur... Nadiéjda Fédorovna est une femme char- mante, instruite, et toi tu es un homme très intelligent... Pourquoi ne feriez-vous pas un bon couple ? Il est vrai que vous n’êtes pas mariés — continua Samoïlenko en lorgnant les tables voisines, — mais cela n’est pas de vo- tre faute... il faut être exempt de préjugés et se tenir au niveau des idées en cours... Moi-même je tiens pour le mariage civil, oui... Mais, à mon avis, une fois qu’on s’est unis, il faut le rester jusqu’à la mort. — Sans amour ? — Laisse-moi t’expliquer — dit Samoïlenko. — Il y a huit ans, nous avions ici comme agent un vieillard fort 8 intelligent ; et voici ce qu’il disait : « Dans la vie de fa- mille, la qualité primordiale est la patience. » Com- prends-tu, Vania ? Non pas l’amour, mais la patience... L’amour ne peut durer bien longtemps. Tu as vécu deux années avec l’amour, et maintenant ton existence fami- liale entre dans une période où, pour conserver l’équilibre, tu dois mettre en œuvre la patience... — Le conseil de ton vieillard est pour moi une absurdi- té. Il peut faire l’hypocrite, s’exercer à la patience et re- garder l’homme qui n’aime pas comme un sujet néces- saire pour son exercice ; mais je ne suis pas encore tombé aussi bas ; quand je voudrai m’exercer à la patience, je m’achèterai des altères de gymnastique, ou un cheval dif- ficile, mais je laisserai en paix mon prochain. Samoïlenko commanda au garçon du vin blanc et de la glace. Quand ils eurent vidé chacun leur verre, Laïevski demanda subitement : — Dis-moi, s’il te plaît, ce que c’est que le ramollisse- ment du cerveau ? — C’est... comment t’expliquer ?... une maladie, où la cervelle devient plus molle... comme si elle se liquéfiait. — C’est guérissable ? — Oui, si la maladie est soignée à temps... Des dou- ches froides, un vésicatoire... Allons, tu as quelque chose au dedans de toi... — Oui... Tu vois quelle est ma situation. Je ne puis vi- vre avec elle ; c’est au-dessus de mes forces. Tant que je suis avec toi, je philosophie, je souris, mais une fois ren- tré chez moi, je perds courage. Et c’est au point que, si on venait me dire, par exemple, que je dois vivre encore un mois avec elle, il me semble que je me tirerais une 9 balle dans la tête. Et pourtant il est impossible de me sé- parer d’elle... Où se réfugierait-elle ? Chez qui irait-elle ? Tu ne trouves rien... Et voilà ce que je te demande : que faire ? — Oui, — grogna Samoïlenko, qui ne savait que ré- pondre. — Et elle t’aime ? — Oui, elle m’aime, parce qu’un homme est nécessaire à son âge et à son tempérament. Il lui serait aussi difficile de me quitter que de laisser là sa poudre et ses papillotes. Je suis pour elle une partie intégrante de son boudoir. Samoïlenko resta interloqué. — Tu n’es pas de bonne humeur aujourd’hui, Vania. Tu n’as peut-être pas dormi. — Oh ! très mal dormi... En général, frère, je me sens mal à l’aise... La tête est vide, le cœur engourdi, je suis faible... Il me faut fuir ! — Où cela ? — Là-bas, vers le nord. Vers les pins, vers les champi- gnons, vers le monde et les idées... Je donnerais la moitié de ma vie pour être en ce moment dans le gouvernement de Moscou ou dans celui de Toula, pour me baigner dans une rivière, pour avoir froid, vois-tu, pour me promener doucement avec un étudiant, fût-ce le plus bête, et cau- ser, bavarder... Et la bonne odeur du foin, t’en rappelles- tu ? Et le soir, quand on se promène dans un jardin, que de la maison arrivent les sons d’un piano, qu’on entend le passage d’un train... Laïevski sourit de plaisir ; dans ses yeux pointèrent des larmes, et, afin de les cacher, il se retourna vers une table voisine pour prendre des allumettes. 10
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