Collectif Présentation de l’Association des AMIS DE DRIEU LA ROCHELLE Le 3 janvier 1893, à l’entresol d’un immeuble haut et blanc de la rue de Mau- beuge, à Paris, naissait Pierre Eugène Drieu la Rochelle. Un siècle plus tard – jour pour jour – se créait à Bruxelles une association. Son ambition : faire connaître la personnalité et l’œuvre de celui qui, au sortir des charniers du premier conflit mondial, s’écriait : « Je suis fanatiquement de ceux qui veulent que la vie continue ». Car les quidams qui sont à l’origine de cette « fraternelle » se définis- sent à leur tour comme ivres de vie et affamés de beauté. Drieu ne leur apparaît pas sous les traits du littérateur ou de l’idéologue : il a le visage juvénile du poète, les yeux brillants du visionnaire. Il est plus présent, plus actuel que jamais. Amer et rieur, lucide et mystique, ce dandy impénitent a marqué d’une griffe de fer les Lettres françaises. Ses principaux essais (Mesure de la France, L’Europe con- tre les Patries, Notes pour comprendre le Siècle) avivent notre conscience européenne et jalonnent la longue route qu’il reste à parcourir pour que s’affirment – au sein d’un continent libéré – peuples et cultures. Ses romans les plus accomplis (Le Feu follet, Beloukia, Mémoires de Dirk Raspe) sont autant de cris d’amour blessé. Amour d’une femme ou d’un idéal. Sentiment mutilé par l’égotisme – mais néanmoins « plus fort que la mort »… Cercle littéraire, l’Association des Amis de Drieu la Rochelle ne vise pas à regrouper un quarteron d’amateurs de papier jauni. Et ne sera jamais le cénacle d’exé- gètes pédants ! La création des « Amis » est l’histoire d’une passion sans cesse grandissante. D’une passion et d’une gratitude, ses fondateurs estimant avoir une dette envers l’artiste magicien, disciple de Nietzsche et de Baudelaire. Trois ou quatre de ses livres – lus voici longtemps déjà – martelèrent leur vision de l’univers et leur enseignèrent le res- pect des gens. Ces derniers mots feront sans doute grimacer cyniques, sectaires et bla- sés. Qu’importe... Plus qu’au créateur de rêves, à l’Européen exemplaire, leur affection va à l’individu Drieu. A l’être de chair et de sang. Pourquoi ? Parce que nul plus que lui ne mérite le qualificatif d’honnête homme. Telle fut l’opinion de Malraux – son adversaire aux heures sombres de la guerre civile. L’opinion de Berl et de Chardonne. Celle de Montherlant aussi. L’Association édite à périodicité variable des documents d’archives. Elle dif- fuse textes et articles introuvables en librairie. Dans les Archives Drieu la Rochelle s’expriment aussi les adhérents qui le souhaitent. Les thèmes privilégiés (outre la per- sonnalité et l’œuvre de Drieu) sont d’ordre historique ou métapolitique : la Troisième République, la vocation impériale de l’Europe unitaire, la genèse et le développement des idées non conformistes qui façonnèrent l’esprit particulier des années 1914-1945… Assurés de votre soutien, nous irons jusqu’au bout du chemin. Tête haute. Aux côtés de celui qui, pour la postérité, restera l’un des témoins essentiels de la première moitié du XXe siècle. Renseignements et adhésions : A. D. L. R. www.drieu.be [email protected] Daniel Leskens Pierre Drieu la Rochelle – 24 avril 1915 – LETTRE À JEAN BOYER Octobre 1914 : Drieu regagne le front en Champagne. Le 29, il est blessé au bras gauche et évacué à Toulouse, où il restera hospitalisé trois mois durant. Au début de 1915, après une nouvelle opération au bras, il est renvoyé au dépôt de son régiment, à Falaise, avant de rejoindre en mai le 176e R.I. en partance pour les Dardanelles (note A.D.L.R.). Falaise. 28 Cie. Je suis très heureux d’avoir de vos nouvelles et d’aussi bonnes. Franchement, je vous envie : je pressens si vivement la perpétuelle émotion qui laboure votre intelli- gence et votre volonté. Au retour, vous nous partagerez la moisson. Oui, Barrès a ravagé ces provinces. Mais le voile de dénuement qui a menacé de recouvrir pour nous définitivement ces lieux est le signe de sa puissance. Royalement, il a pressuré et épuisé. Il a accaparé tout le mysticisme de cette terre où est la pierre de touche de notre grandeur. Entre elle et nos cœurs il avait mis le réseau obsédant de ses phrases. Mais depuis août, nous avons vécu ; la lettre est morte pour nous, remplacée par l’acte divin. Tout l’actif de la pensée de Barrès est passé dans nos faits de soldats et le reste est resté enclos dans les livres où nous ne les chercherons plus. Vénérons Barrès et dans la première splendeur de sa pensée conquise et accom- plie. Il convenait aussi que le 2 août nous tournions nos faces vers lui alors que la Fata- lité a fait retentir cet appel aux soldats qu’il avait évoqué vainement mais avec un si bel orgueil d’espérance vingt ans auparavant. Il convenait encore après la Marne et l’Yser d’admirer le couronnement magnifique apporté à l’œuvre de cet homme, pour qui les événements sont venus témoigner, dans une succession qui se prête si étonnamment à la légende miraculeuse. Fermons les yeux sur le journaliste d’aujourd’hui. Il a fait à L’Echo sa besogne de tranchées et c’est bien, mais sans plus. Mais quelle vie magnifique cet homme aura connue ! C’est un Chateaubriand fortuné. D’abord anarchiste, dans ses débuts angois- sés à Paris, comme le René des Essais dans son agonie de Londres. Mais affirmant déjà cet orgueil qu’il n’avait besoin que d’agrandir pour en faire son nationalisme. Puis res- taurant le génie du patriotisme et du catholicisme, n’évitant pas l’écueil de l’Académie mais au moins celui du ministère. Et je crois que la République d’après la Grande Guerre vaudra plus que la monarchie d’après 1830. 1 Et le parallèle à grandes lignes, on pourrait le pousser par plus d’un trait secon- daire : par exemple, comparer La Vie de Rancé et La Colline inspirée ! En face de Chateaubriand, il accumule avec insolence trop de chances. Il est si bien servi par les événements, comme par exemple de ne pas rencontrer de maître de l’action, qui réduise en poussière humiliée la moindre velléité de domination réelle comme il advint de René avec Napoléon. (Je suis curieux d’évaluer Delcassé (1), un de ceux que la guerre accomplit aussi – sans compter les ratés de tous les ordres qui meurent au champ d’honneur et qui peu- vent faire une belle fin après n’avoir eu qu’un commencement et pas de suite. J’en con- nais aussi dont il faut souhaiter la mort, peut-être...) Barrès restera la preuve patente d’un des sursauts de la nation française, avec des œuvres moins connues : Paul Adam et Péladan (!) Je vais partir prochainement, mais non pas en qualité d’interprète. J’ai été reçu à l’examen mais on n’obtiendra pas ma nomination parce que je suis de l’active. Il y a de récentes circulaires qui l’interdisent formellement. D’autre part, j’ai négligé, pensant être interprète, de me faire mettre aux pelotons des E.O.R. J’ai lâché la proie pour l’ombre. Mais je vais aller trouver de nouvelles proies et le soleil dans la tranchée où je serai dans la quinzaine. Quand vous me réécrirez, donnez-moi des nouvelles de votre cousin et de votre ami Berl. La vie du dépôt est démoralisante : on n’y travaille pas et on y trouve la catégo- rie la plus inférieure des embusqués, de pauvres êtres falots qui s’accrochent désespé- rément à un hôpital auxiliaire ou à un bureau de comptabilité. Mais Falaise a de char- mantes églises, des environs agréables, quelques familles dont l’accueil n’est pas à dédaigner. Enfin, j’ai fait connaissance d’ici avec un garçon de valeur et quelques com- parses suffisants. Mes félicitations sincères et parfaitement envieuses pour votre citation. J’ambi- tionne avec une pleine naïveté galons, décorations, citations. Et dire que nous ne nous reverrons pas avant plusieurs mois. Mais, ne croyez- 2 vous pas, quelles belles luttes s’ouvriront pour nous après la guerre. Heureux ceux qui pourront manier la plume et la parole après le fusil : le royaume de l’action sera à eux. Bien à vous. ____________________ (1) Théophile Delcassé (1852-1923) fut ministre des Affaires étrangères de 1898 à 1905. Durant cette période, il resserra l’alliance franco-russe et scella l’Entente cordiale avec l’Angleterre. Vivement criti- qué pour avoir abandonné la colonne Marchand à Fachoda et signé la Convention de Londres (21 mars 1899) cédant la vallée du Nil aux Britanniques, il adopta une attitude intransigeante lors de l’incident de Tanger (31 mars 1905), au risque de provoquer un conflit armé avec l’Allemagne. Il fut à nouveau minis- tre des Affaires étrangères en 1914. Son départ du cabinet Viviani en octobre 1915 provoqua la chute du gouvernement. Dès lors, il n’eut plus qu’une activité politique réduite et quitta le Parlement après la Grande Guerre. Membre de la loge La Fraternité latine, Delcassé, journaliste d’extraction modeste, dut sa brillante car- rière à la protection et à la bienveillance des Frères .∙. Léon Gambetta et Jules Ferry (note A.D.L.R. éta- blie d’après Henry Coston : Dictionnaire de la Politique française (tome II) – Publications H.C. – 1972). ♦ Cette lettre a été publiée dans Le Magazine Littéraire n° 143 (décembre 1978). 3 Pierre Drieu la Rochelle – 29 septembre 1915 – LETTRE À JEAN BOYER Drieu avait rencontré Jean Boyer à l’Ecole des Sciences politiques, en 1910. Durant la Grande Guerre, les deux hommes échangèrent une abondante correspondance. En 1924, lorsqu’il publiera Plainte contre Inconnu, Drieu dédiera à Jean Boyer la quatrième nouvelle du recueil : Anonymes. Dans cette lettre de 1915, Drieu, blessé et évacué à Falaise, fait allusion à la bataille de Charleroi (note A.D.L.R.). Mon cher Boyer, Je suis très long à me remettre d’aplomb. Je viens de faire une paratyphoïde qui a été bénigne mais qui m’a fatigué et amaigri. Je suis tout désorienté physiquement. Spirituellement, je trouve dans cette guerre, comme tout le monde je crois, des causes d’affermissement et d’éclaircissement. D’abord, j’ai constaté dans une épreuve qui me semble définitive puisque c’était celle de la mort imminente qu’il n’y avait en moi aucune vie intérieure, au sens mysti- que, aucune ressource d’émotion et de prière. En dehors des moments où j’avais peur et où alors je n’avais que peur, où toute pensée était abolie en moi par la domination stupéfiante de la crainte physique, de l’ago- nie nerveuse – je n’ai connu que le calme, l’indifférence, aucune attente de bonheur, ou une modification quelconque de ma sensibilité, la certitude horriblement dogmatique et nullement troublée que la mort est une abolition radicale de la conscience – oui, j’ai constaté un tel état d’âme sous la voûte croulante des obus – et j’ai été étonné, car aupa- ravant je n’étais pas sûr du tout de mon agnosticisme et le prix infini de la guerre pour moi était cette épreuve de la mort imminente. A Charleroi, quand j’ai reçu un éclat dans la tête, j’ai cru mourir. Voilà ce que j’ai enregistré : – 1°) quelle chance, me voilà enfin sorti de cet enfer, tant pis pour la France ; – 2°) enfin je vais savoir ce que c’est que cette fameuse mort ; – 3°) tiens, je ne meurs pas. C’est regrettable. Ici je serais mort sans angoisse. Je voudrais approfondir avec vous la signification de ces expériences qui m’ont laissé insatisfait et humilié. Je vous serre les mains. 4 Pierre Drieu la Rochelle USINE = USINE S.I.C. nos8-9-10 – août/septembre/octobre 1916 Comme les courroies de transmission dans l’usine familière, les obus croisent le réseau industrieux de leurs trajectoires par-dessus la tête des Hommes – les Hommes, rompus séculairement aux besognes qui, dans l’horizon et les années, tournent en cercle, tranchent la Terre de leurs rangs frangés de pioches et la volonté des maîtres siffle en eux, insinuant coup de fouet. ____________________ ♦ Ce poème a été traduit en catalan par Joaquim Folguera (traduction publiée dans La Revista du 1er avril 1917, sous la rubrique « Poesia futurista ») (note A.D.L.R.). 5 Pierre Drieu la Rochelle PAROLES AU DÉPART Extrait d’Interrogation – Editions de la N.R.F. – août 1917 Et le rêve et l’action. Je me paierai avec la monnaie royale frappée à croix et à pile du signe souverain. La totale puissance de l’homme, il me la faut. Pas seulement l’évocation par l’esprit, mais l’accomplissement du triomphe par l’œil et l’oreille et la main. Je ne puis me situer parmi les faibles. Je dois mesurer ma force. La force de l’ennemi est devant moi comme une pierre. Il faut que je sente sa résistance, il faut que j’y heurte mes os. Que je sois brisé. Je serai brisé ou je briserai. Nécessité nourricière : là-bas je trouve la vie de ma pensée. Peut-être je ne suis pas très fort, si j’ai besoin de cette expérience corporelle ? D’autres jouissent de la force de leur esprit dans les maisons loin de la guerre. Je hais que le vulgaire les appelle lâches. Mais moi, il faut que je connaisse la vie avec mes entrailles. Quand la colique les agrippe et les tord d’une poigne acharnée, Si je dis encore « vive la France », si je signifie encore « vive la guerre », Alors je suis à mon affaire, je connais la condition du monde autour de moi, je sais ce que je vaux et ce qu’est la valeur. De nouveau règne l’action. L’audace d’une génération s’est levée que la gageure a séduite de jumeler par son vouloir le rêve et l’action. Non, je ne puis être celui qui renonce et qui se satisfait de la seule magnificence que confine le rêve. O mon idée, je pousserai plus avant dans la saisissante réalité ta rectitude. L’événement va mordre sur le trait que tire mon vouloir comme l’eau-forte dans le cui- vre. Morsure atroce dans ma chair. J’ai dit. Et je vais être seul parmi les troupes d’hommes aux chagrins sourds, aux déses- 6 poirs âcres comme leurs pipes remâchées. Je serai sur les terrains vagues et abstraits où toute herbe est extirpée par le fer. Là, toute vie est broyée au centre de l’explosion ou déchiquetée à l’extrême jet de l’éclat. Je vais me trouver dans la terre mouvante, oscillante, montante et descen- dante, écrasée sous ses propres masses retombantes et lapidée par ses propres cailloux, et dans cet air vivant qu’on sent pâtir autour de la tête comme l’épaisseur sensible d’une chair. Brusquement à une gare, je connaîtrai que je suis dans le royaume où s’est exilée la jeunesse des hommes pour méditer la douleur neuve et le sens de son effort inconnu. Là, retirés du monde qu’ils ont créé, les hommes sont accroupis, cadavres de demain parmi les cadavres d’hier. Là, toute vie, toute vérité s’est retraite. Fait décisif, qui pose sa borne à la frontière de ce royaume : il n’est aucune vie à l’arrière, aucune vérité. Tout y est marqué par la totale ignorance. De notre côté se manifeste l’inénarrable révélation. Nous plaignons ceux de l’arrière, touchés de l’inexorable bassesse, précipités au néant. Nul miracle de l’esprit ne peut, somme toute, les sauver. Entre dans les ordres – infanterie, artillerie. Prends cellule dans le poste d’écoute ou la sape – là commence l’abominable souffrance liminaire. Ou élève-toi, si tu en es digne, dans l’avion. Au sommet de la bataille, à la clef de la voûte sonore, au comble du cri humain. 7 Pierre Drieu la Rochelle PLAINTE DES SOLDATS EUROPÉENS Extrait d’Interrogation – Editions de la N.R.F. – août 1917 Par le travers de l’Europe, nous sommes des millions et seuls. Multitude solitaire, qui divulguera notre peine inconnue ? Ennemis de cette tranchée-ci et de la tranchée d’en face Tous ensemble isolés au milieu du monde. Au milieu de l’implacable sollicitude du monde. O monde, tu couves notre gloire, comme la mère assure à ses enfants la vie dou- loureuse et mortelle. Et nous nous battons jour après jour embauchés bons ouvriers à cette besogne d’entre-massacre. Partage de l’humanité par la guerre : Les combattants et les non-combattants. Ceux qui sont blessés et tués, ceux autour de qui l’air est tranquille. Ceux qui ont un lit chaud et dorment leur saoul, ceux qui ont les veilles froides. Ceux qui aiment de près, ceux qui aiment de loin leurs aimés. Il n’est que ce partage tranché. Peu importe les grammaires, les bibles et les drapeaux. Chez nous comme chez eux, les combattants sont : Les fantassins Certains du génie et de l’artillerie Les cavaliers quand ils ne sont pas à cheval Les aviateurs qui ne s’embusquent pas dans un nuage. Les non-combattants sont : Les neutres Les civils et les hommes d’Etat Les femmes, les enfants, les vieillards Les embusqués Certains généraux et officiers d’état-major Les combattants pour un moment à l’abri. Or tous ceux-ci sont les maîtres et les combattants sont soumis à leur écrasante injonction. 8
Description: