UNIVERSITÉ DE STRASBOURG ÉCOLE DOCTORALE DES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES UMR 7044 THÈSE présentée par : Alexis KLEIN soutenue le : 29 mai 2015 pour obtenir le grade de : Docteur de l’université de Strasbourg Discipline/ Spécialité : Histoire ancienne PHARNABAZE ET LES PHARNACIDES Une dynastie de satrapes sur les rives de la Propontide aux Ve et IVe siècles av. J.-C. THÈSE dirigée par : Madame LENFANT Dominique Professeur, université de Strasbourg RAPPORTEURS : Monsieur AVRAM Alexandru Professeur, université du Maine Monsieur BRUN Patrice Professeur, université de Bordeaux III AUTRES MEMBRES DU JURY : Madame JACQUEMIN Anne Professeur, université de Strasbourg Madame LEROUGE-COHEN Charlotte Maître de Conférences, université de Paris Ouest-Nanterre 1 À ceux qui ont pris le train un peu trop en avance 2 Pharnabase Dans l'éclat où je passe ma vie, Je redoute à la fois l'imposture et l'envie, Leurs traits également m'attaquent chaque jour, Et ma fortune en craint un funeste retour. Ainsi pour les forcer l'une et l'autre à se taire, J'observe tous mes pas avec un oeil sévère, Je crains à tous moments qu'un trop vaste pouvoir Me porte quelque jour à trahir mon devoir, Ou que, persuadé qu'on ne peut le détruire, Je néglige les soins que je dois à l'Empire ! Quelque soit pour nous la tendresse des rois, Un moment leur suffit pour faire un autre choix ; En vain nous prétendons par d'assidus services, D'un monarque inquiet arrêter les caprices ; Un seul mot contre nous à propos avancé, Un seul de nos projets par le sort renversé, Détruit dans un instant toute la confiance Que nous donnaient trente ans de peine et de prudence ; Et souvent pour remplir les emplois les plus grands, On y place après nous d'indignes concurrents Qui pour toute vertu ne possèdent peut-être Que l'art de savoir feindre et de flatter leur maître. Mille exemples connus de ces fameux revers Sur ce péril pressant tiennent mes yeux ouverts, Et me font redoubler le zèle qui m'anime ; Mais du bonheur public je deviens la victime, Et mon cœur accablé des efforts que je fais Donne à tous un repos qu'il ne goûte jamais.1 1 Extrait de la tragédie Alcibiade de J. G. de Campistron (mise en scène pour la première fois le 28 décembre 1685), Acte 1, scène 1, v. 13-40. Cette tirade est inspirée du dialogue entre le satrape Pharnabaze (II) et le roi de Sparte Agésilas rapporté par Xénophon (Xén. Hell. IV 1, 29-38) et par Plutarque (Plut. Agés. 12, 1-9). 3 Remerciements Avant toute chose, j’aimerais renouveler mes remerciements à ma directrice, Madame Dominique Lenfant, qui m’a guidé et suivi depuis mon master, pour m’avoir constamment soutenu tout au long de ce long parcours par sa confiance et sa patience, sans pour autant manquer de souligner avec intérêt mes erreurs ou mes lacunes et de me pousser à les rectifier. En un second temps, j’aimerais remercier Madame Gül Gürtekin Demir et Monsieur Gürcan Polat pour leur accueil très chaleureux à Izmir et pour avoir mis à ma disposition les travaux de leurs étudiants. Il est regrettable que les questions abordées ici ne m’aient pas permis d’en faire un plus ample usage. Un grand merci va également au « peuple » de la MISHA, tant enseignant qu’étudiant, parmi lequel nombreux se reconnaîtront, qui pour un conseil, qui pour un encouragement, qui pour une discussion. Ce sont ces petites choses quotidiennes ou inattendues qui entretiennent les braises d’un foyer. Je n’oublie pas les amis extra muros pour des raisons semblables, auxquelles on pourrait ajouter un enrichissement personnel par la confrontation de points de vue ou même pour me faire méditer sur la question : « Mais une thèse, ça sert à quoi ?! ». Dans le détail, je dois remercier Monsieur Cédric Brélaz pour ses conseils en matière de numismatique et d’épigraphie, Yannick Müller pour m’avoir fait découvrir l’article d’A. B. Bosworth sur l’émasculation des Chalcédoniens, Luboš Malý pour ses relectures minutieuses et Sébastien Guichon pour son hospitalité. Pour finir, je souhaiterais remercier mon père pour m’avoir inspiré la passion pour l’histoire et l’obstination et ma mère pour le goût des langues et la persévérance. 4 Introduction En parcourant l’histoire du monde grec antique, il est difficile de ne pas rencontrer dans les pages des manuels historiques et des sources le personnage du satrape Pharnabaze2. Acteur de premier plan dans les Helléniques de Xénophon, il est également très présent dans la Guerre du Péloponnèse de Thucydide. Ces deux auteurs en particulier en ont fait un des principaux interlocuteurs des Grecs avec le monde perse. En tant que satrape de Phrygie Hellespontique, il représentait l’une des portes pour accéder aux fastes de la cour de Suse, incarnant ainsi, à première vue, une image devenue un lieu commun familier pour les « Occidentaux » rêvant des divans ottomans, une situation courante au XVIIIe siècle ap. J.-C. et qui se retrouve aussi bien chez des auteurs comme Jean Thévenot que de nos jours chez de nombreux érudits férus du monde « oriental ». Thucydide et Xénophon en ont également fait l’antagoniste du satrape de Lydie Tissapherne, en insistant sur la rivalité que les deux hommes nourrissaient3. L’« infâme » et « mishellène » Tissapherne incarne, souvent encore aujourd’hui, dans l’imaginaire du chercheur en histoire antique le rival par excellence des Grecs ; ambitieux et « fourbe », il s’oppose idéalement aux valeurs communautaires de la cité grecque. Nous devons bien évidemment nuancer ces vues, qui tiennent plus du portrait pittoresque que 2 Heckel (2009), p. 55 : « Pharnabazus (the famous satrap of Hellespontine Phrygia) ». 3 Th. Petit a proposé deux généalogies pour ce personnage (Petit (1979), p. 3-4 ; p. 6), qui feraient descendre Tissapherne de Hydarnès, un compagnon de Darius Ier sur la base de la proximité onomastique entre Tissapherne et Sisamnès, fils d’Hydarnès (Hdt. VII 66 ; Pour Th. Petit, ces noms dérivent tous deux du préfixe « ciçra »). Or, il nous faut noter que Pharnabaze (II) avait un oncle nommé « Susamithres » (Nep. Alc. 10). Il serait intéressant que des linguistes s’interrogent sur l’étymologie de ce nom, ainsi que sur sa possible proximité avec le suffixe « ciçra » (Justi (1895), p. 164 ; Petit (1979), p. 7 ; Schmitt (2002), p. 73-74). Par ailleurs, le suffixe « phernès » ne va pas sans rappeler un préfixe répandu chez les Pharnacides. Si cette similitude s’avérait exacte, cela signifierait que Tissapherne et Pharnabaze (II) ont pu être liés par d’autres liens que leur rivalité. 5 dressent certaines sources grecques du personnage de Tissapherne que de la réalité de l’homme4. Pharnabaze est présenté par ces auteurs comme tout l’opposé : satrape bienveillant, amateur de la culture hellénique, sachant se dévêtir de sa pompe, sympathique et honorable5. Pourtant, ce personnage très célèbre, sur lequel de nombreux auteurs se sont penchés au cours de leur réflexion, n’a jamais bénéficié d’une étude exclusive6. Cette lacune dans la recherche est d’autant plus étonnante que la famille dont il est issu, les Pharnacides, a pu se vanter de détenir le contrôle de la satrapie de Daskyleion7 (dite aussi de Phrygie Hellespontique) pendant une grande partie de la domination achéménide, qui s’est étendue de 556 à 333 av. J.-C.8. Il s’agit d’une situation tout à fait exceptionnelle, étant donné que les satrapes étaient souvent remplacés, tout particulièrement dans des satrapies stratégiques pour la sauvegarde de l’Empire. Nous tâcherons dans cette étude de retracer l’histoire de la famille des Pharnacides, tout en la rattachant à l’histoire de la satrapie de Phrygie Hellespontique et en soulignant les liens indissociables qui unissaient ces hommes à ce territoire. Il sera question de présenter les personnes du satrape Pharnabaze et de sa parenté, mais également de placer leur histoire dans un contexte politique, incluant l’administration intérieure de la province, ainsi que leurs rapports avec 4 Petit (1979), Walser (1984). 5 Walser (1984), p. 110. 6 Krumbolz (1883), Nöldeke (1884), Buchholz (1894), Beloch (1923), Lewis (1976), Moysey (1979), Walser (1984), Sekunda (1988), Weiskopf (1989), Briant (1996), Hyland (2008). Ces auteurs ont tous analysé le personnage de Pharnabaze et tiré des conclusions qui ont fait école. Pourtant, ces réflexions et propositions se placent en marge d’une thématique plus vaste et non dans une monographie spécifique, qui se consacrerait uniquement à ce satrape. Dès lors, leur analyse ne peut prétendre être complète et répondre à toutes les questions, qui apparaissent lorsque l’on se focalise exclusivement sur le sujet. 7 Le nom « Daskyleion » vient du père du roi lydien Gygès, Daskylos (Plut. Mor. 599 E). 8 Klinkott (2005), p. 48. 6 l’étranger et la cour centrale. En étudiant en détail le parcours, le cadre clientélaire et les difficultés des satrapes, cette analyse espère apporter une contribution à une meilleure compréhension de la fonction de satrape, en partant d’un angle d’approche individuel et familial, circonscrit à un territoire précis. Mais avant toute chose, il faudra présenter et poser les bases afin de fournir les cadres nécessaires pour appréhender le sujet donné et en comprendre plus aisément les problèmes et les solutions discutées. C’est pourquoi, il faut tout d’abord passer par une définition des termes du sujet, suivie d’une délimitation justifiée du champ géographique et chronologique auquel il s’applique, ce à quoi s’ajoute une présentation de l’état de la recherche ainsi que des sources sur lesquelles il se fonde. En dernier point, il sera question de synthétiser ces informations et d’en déduire une méthode d’approche pertinente et à même de répondre aux questions intrinsèquement contenues dans la question au sujet de l’existence et du parcours des Pharnacides. 7 A. Définition des termes du sujet Avant de commencer, il nous faut définir notre champ d’étude et justifier notre intitulé « Pharnabaze et les Pharnacides : une dynastie de satrapes sur les rives de la Propontide ». Ces termes nécessitent une explication, étant donné qu’ils peuvent se référer à des objets distincts. 1. « Pharnabaze » Si le terme « Pharnabaze » ne semble pas avoir besoin d’une explication, il nous faudra malgré tout apporter quelques précisions. En effet, il y a trois « Pharnabaze » au cours de la période achéménide9. Ils sont tous les trois liés par le sang et seront donc traités en détail. Pharnabaze, fils de Pharnakès, auquel cette étude se consacre principalement, que nous nommerons par commodité Pharnabaze (II), a vécu à la fin du Ve et au début du IVe siècle. av. J.-C.10. La première mention dont nous disposons apparaît en 413 av. J.-C. pendant la troisième phase de la guerre du Péloponnèse, dite la « guerre de Décélie », lorsque les Perses se mêlent à ce conflit initialement grec11. Ses traces se perdent en 373 av. J.-C., après une expédition manquée en Égypte, codirigée par le chef mercenaire Iphicrate12. 2. « Pharnacides » Le terme « Pharnacides » nécessite également une précision13. On entend par là tous les descendants de Pharnakès (I), le bisaïeul (ou trisaïeul, comme nous le 9 RE (1938), col. 1842-1848. 10 Schmitt (2002), p. 75-77 pour un bref résumé de son parcours et des considérations étymologiques sur son nom ; À l’avenir tous les Pharnacides se verront apposer un numéro en cas d’homonymie. Afin de ne pas créer une confusion avec des rois, ce numéro est mis entre parenthèses. 11 Thuc. VIII 6, 1-2. 12 Diod. XV 43, 6. 13 La partie I. A. 2. traite plus amplement de l’origine et de l’autre emploi de ce terme ; les arbres généalogiques sont présentés dans les annexes. 8 verrons par la suite) de Pharnabaze (II), par lequel on désigne cette famille, parce qu'il est le plus ancien représentant connu de nos sources. Certains auteurs modernes utilisent néanmoins le terme « Artabazides », préférant faire remonter la famille à Artabaze (I), le premier satrape de Daskyleion14. Il n’y a pourtant aucune différence réelle entre les deux emplois si ce n’est que le deuxième terme relie intrinsèquement les Pharnacides à leur rôle de satrapes de Phrygie Hellespontique. Or, comme les Perses n’étaient pas désignés par un nom de famille, exception faite pour les inscriptions royales, il est problématique d’englober tel ou tel individu dans cette famille. Nous reconnaîtrons donc arbitrairement comme Pharnacides tous les individus, hommes ou femmes, pouvant faire remonter leur lignage à Pharnakès (I), à condition que l’état des sources nous permette de le déterminer. 3. « Satrape » Il semble indispensable à ce stade de donner une précision, bien qu’elle puisse paraître redondante au lecteur informé. On entend par « satrape » un gouverneur exerçant sa fonction exclusivement dans le cadre de l’Empire achéménide. Par dérivation, ce terme est parfois appliqué dans d’autres contextes, qui font écho par leur nature à la situation de l’Empire et à son système administratif et tributaire. Le terme « satrape » est d’origine iranienne et comporte plusieurs implications. Le xšaçapāvā, attesté à deux reprises dans l’inscription du Roi Darius Ier à Béhistoun (DB III 14 et 56), a par son étymologie une connotation bien précise15. Il dérive de la racine xšay, signifiant le fait de « régner » (xšaça étant par extension « le royaume »), et du terme pāvā, qui peut se traduire par « le protecteur »16. Nous obtenons le sens : 14 Petit (1990), p. 181-185. 15 Kent (1953), p. 125-127; Lenfant (2015), p. 108: « La fonction de satrape était une singularité de l’empire perse, sans précédent ni correspondant connu ». 16 Klinkott (2005), p. 28-29. 9 « le protecteur du royaume »17. Le satrape n’est donc pas un seigneur propriétaire d’un fief, mais le lieutenant du Grand Roi chargé de garantir ses intérêts et la stabilité de l’Empire18. Cette stabilité se structure par le maintien de la paix, par la protection des frontières et probablement par des fonctions d’arbitrage non attestées clairement dans les sources, à l’exception du litige opposant les cités ioniennes de Milet et de Myous en 392 av. J.-C., résolu par le satrape Strousès19, et finalement par la perception du tribut (vp. bāji/φόρος20). C’est cette dernière prérogative qui est souvent mise en avant par la recherche pour distinguer un satrape d’un gouverneur21. Ce rôle spécifique apparaît très clairement dans les sources grecques, notamment dans le récit de Thucydide, lorsque le Roi Darius II exige que les cités d’Ionie payent rétroactivement le tribut, qu’elles avaient cessé de verser durant leur appartenance à l’empire athénien22. 17 Benveniste (1969), Vol. II, p. 19 ; Petit (1979), p. 15-16 : « protecteur de l’empire » ; Klinkott (2005), p. 29-31. 18 Bien qu’il n’y ait pas d’équivalent en vieux-perse pour le terme « empire » ou « empereur » (Lenfant (2015), p. 99), la titulature des Rois achéménides (xšayaθiya xšayaθiyanam, « le roi des rois ») répond aux critères qui distinguent un empire d’un royaume. 19 Tod n°113 ; Picirilli (1973), p. 158-159 ; Picard (1980), p. 242 ; Briant (1996), p. 511. 20 Klinkott (2005), p. 162-163 : le terme φόρος désignait à l’origine le tribut volontaire, opposé au tribut forcé envers des peuples sujets (le δασμός). Or, il semble avoir progressivement remplacé le deuxième. Cf. Sancisi-Weerdenburg (1998), p. 23-25. 21 Petit (1979), p. 16-17 : « Au satrape incombaient les tâches administratives et fiscales (levée du tribut annuel) et la sécurité des frontières » ; Briant (1996), p. 579 : explique le verbe dérivé satrapeuein par l’obligation pour les hyparques de « verser les tributs de leurs territoires et de fournir des contingents militaires » aux satrapes, qui par extension ont les mêmes devoirs envers le Roi (cf. Xén. Hell. III 1, 10- 12). 22 Cf. Briant (1996), p. 653-656. L’empire athénien s’est construit à partir de la Ligue de Délos, qui avait pour but d’assurer la défense commune des cités grecques contre un éventuel retour des Perses après les Guerres médiques. La Ligue de Délos est initialement parvenue à détacher les cités ioniennes de la domination perse. Or, peu à peu cette alliance s’est développée en une structure autoritaire, qui 10
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