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Alain Supiot, "L'inscription territoriale des lois" - IEA de Nantes PDF

20 Pages·2008·0.48 MB·French
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Preview Alain Supiot, "L'inscription territoriale des lois" - IEA de Nantes

15-a-Supiot:Mise en page 1 22/10/08 12:34 Page 151 L’inscription territoriale des lois Alain Supiot* D ANS le vocabulaire juridique, la notion d’espace n’était pas jusqu’à une date récente une abstraction cartésienne, susceptible de s’appli- quer à toute espèce de lieu. Son emploi était réservé aux parties du mondequi,n’ayantpasdelimitesdiscernablesetétantimpropresàla vie humaine, ne peuvent être durablement occupées: les mers et les océans,lesairsetl’universinterstellaire.Courammentemployées,les notions juridiques d’espace aérien ou spatial, maritime ou océanique, se trouvent toujours définies par opposition à la Terre. Cette dernière en revanche n’était pas appréhendée par le Droit comme un espace abstrait, mais comme un entrelacs de territoires, de domaines (public ou privés), de régions ou de pays, de ressorts, parfois de sites ou de zones (soumises à des règles dérogatoires). C’est l’Union européenne qui la première s’est définie juridiquement comme un «espace de liberté, de sécurité et de justice», sans limites discernables, et non plus comme un territoire ou un ensemble de territoires aux frontières clairement identifiables. Fait significatif: c’est seulement dans le contexte de la création d’un «marché unique» que la notion d’espace a commencé d’être employée pour désigner la terre et non pas seule- mentlecieloulesocéans.Cetteindifférenciationdeslieuxvadepair avecleprojetd’undroitglobal,quis’affirmeraitindépendammentdes ordresjuridiquesterritoriaux1. Il est permis de s’interroger sur le sens et l’avenir de cette aspira- tion contemporaine à un ordre juridique spatial, libéré de tout ancrage territorial. Le lieu de la civilisation, au sens juridique pre- *Institutd’étudesavancéesdeNantes(www.iea-nantes.fr).JetiensàremercierlaSociété desamisdeQufu,quim’adonnél’occasiondediscuterunepremièreversiondecetextelorsdu colloque«Espaceetcivilisation»,organisédu31maiau2juin2008àl’Institutderecherche Confucius(Qufu-Chine). 1.VoirnotammentG.Teubner,GlobalLawWithoutaState,DartmouthPubl.,1997,305p. 151 Novembre2008 15-a-Supiot:Mise en page 1 22/10/08 12:34 Page 152 L’inscriptionterritorialedeslois mier du mot civilisé (soumis à l’empire du droit civil), n’a à ce jour jamais été l’espace, par nature informe, des mers ou des airs, mais toujourslaterreferme.Civiliserl’espace,c’esttoujourslerapporterà des mesures terrestres et lui donner ainsi tout à la fois un être et une forme. Forma dat esse rei (la forme donne son être à la chose2): ce vieil adage du droit romain rend déjà compte du geste inaugural qui, dans toutes les mythologies, marque la naissance ou la renaissance du monde, en faisant surgir de la surface des eaux, les «eaux supé- rieures» du Ciel puis, entre Ciel et océan, la terre ferme. Ce geste fondateurestungestenormatif,quiassigneaumondeseslimitespre- mières et rend ainsi possible la mesure des choses. Limiter et mesu- rer sont les deux faces indissociables de l’activité du juriste comme du géomètre, ces deux figures se rejoignant dans celle de l’arpenteur qui, mesurant la terre, délimite ce qui revient à chacun et ce qui est communàtous. Ainsi le monde devient-il habitable, dans les sens multiples que charrie ce mot dérivé du latin habere (avoir, se tenir3). Habiter le monde, c’est s’y tenir en lieu sûr, y avoir son habitation. Pour cela, il faut lui donner forme, le revêtir d’habits humains, par des paroles qui nomment la plus infime de ses parcelles, et par des gestes qui y façonnent les paysages. Pour cela, il faut aussi se conformer à des habitudes communes, qui règlent la vie des habitants et tiennent compte de leur milieu écologique. Le monde habitable est celui dans lequel le rapport des hommes à la terre est institué par des règles qui assignentàchacununeplacevivable. Dans la tradition occidentale, ces règles participent de ce qu’on appelleleDroit,etquienglobeaussibienlesloispénalesetadminis- tratives que les lois civiles. Comme toutes les civilisations issues des religions du Livre, cette tradition porte en elle l’idéal d’une Loi sur- humaine, intemporelle et universelle qui, s’appliquant à tout homme et en tout lieu, pourrait ignorer la diversité des territoires. Mais le Droit moderne s’est construit sur un renoncement à cet idéal et sur l’inscription territoriale des lois. Répondant implicitement aux quoli- bets de Pascal sur les limites géographiques des lois humaines («Plaisante justice qu’une rivière borne! Vérité en deçà des Pyré- nées, erreur au-delà»), Montesquieu affirmait ainsi leur nécessaire relativitéenintroductiondesonEspritdeslois: Elles doivent être relatives au physique du pays; au climat glacé, brûlant ou tempéré; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa gran- deur;augenredeviedespeuples,laboureurs,chasseursoupasteurs, 2.Surcetadage,issudescommentateursduDigeste(35,2,80),voirH.RolandetL.Boyer, Adagesdudroitfrançais,Paris,Litec,3eéd,no137,1992,p.278. 3.VoirA.ErnoutetA.Meillet,Dictionnaireétymologiquedelalanguelatine,Paris,Klinck- sieck,2001,voir«Habeõ». 152 15-a-Supiot:Mise en page 1 22/10/08 12:34 Page 153 L’inscriptionterritorialedeslois ellesdoiventserapporteraudegrédelibertéquelaconstitutionpeut souffrir; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leur richesse, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières4. Dans les temps modernes, cette inscription territoriale des lois s’est trouvée liée à un ordre juridique qui faisait de l’État la clé de voûte des institutions. Le monde se présente alors comme un pavage d’Étatssouverains,rivauxdansletracédeleursfrontières,lecontrôle des mers et la colonisation des pays d’outre-mer, mais qui se recon- naissent mutuellement le droit d’imposer leur loi sur leur territoire national. Carl Schmitt a fait la théorie de cet ordre international dans son Nomos de la terre, en même temps qu’il en a diagnostiqué le pro- gressif délabrement5. Mais son nazisme l’a empêché de voir les causes profondes de la crise de cette organisation étatique du monde. Il l’attribue à la montée en puissance des États-Unis et au pacifisme abstrait des fondateurs de la Société des Nations, sans s’arrêter au retourdelacroyanceendesloisuniversellesetintemporelles,quiest la marque des grandes idéologies contemporaines, dont le national- socialisme et sa théorie du Lebensraum. Fondées sur des certitudes scientistes, ces idéologies sont portées à récuser toute idée de limite etdemesurehumaine. Le droit, disait Hitler, est une invention humaine. La nature ne connaîtnilenotaire,nilegéomètrearpenteur.Dieuneconnaîtquela force6. Si l’on peut parler ici de retour de la croyance en des lois surhu- maines, c’est qu’à l’instar des lois divines, les lois qui se réclament de la Science ne s’accommodent pas des frontières constitutives des États et que leur empire transcende toute espèce de limite territo- riale. Tout comme celle des dogmes de l’Église catholique, procla- mant qu’elle n’a pas de territoire7, la vérité prêtée aux «lois» de l’économie,delabiologieoudel’histoires’étendàtoutelasurfacedu globe. Toutefois, contrairement aux lois religieuses qui unifiaient l’Europe médiévale, les lois universelles qui sont invoquées de nos jours sont immanentes et non transcendantes. Elles ne se réclament pas du Ciel, mais de la Nature des choses et des hommes. Ce sont la biologie, l’économie ou l’histoire qui sont convoquées pour affirmer leur autorité sur le monde terrestre. Déjà à l’œuvre au XIXe siècle (notamment au plan théorique chez Comte ou Marx et au plan poli- 4.Montesquieu, l’Esprit des lois, I, 3, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «BibliothèquedeLaPléiade»,t.2,1951,p.238. 5.Carl Schmitt, Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europaeum, Köln, 1950,trad.fr.leNomosdelaterre,Paris,PUF,2001,363p. 6.AdolfHitler,Librespropossurlaguerreetsurlapaix,recueillissurl’ordredeMartinBor- mann,Paris,Flammarion,1952,p.69. 7.VoirP.Legendre,DominiumMundi.L’Empiredumanagement,Paris,Milleetunenuits, 2007,p.21. 153 15-a-Supiot:Mise en page 1 22/10/08 12:34 Page 154 L’inscriptionterritorialedeslois tique dans l’entreprise coloniale), cette normativité scientiste s’est épanouie au XXe siècle sous les espèces de la biologie raciale et du matérialisme historique ainsi que de leurs sous-produits politiques respectifs: le racisme, le darwinisme social et la lutte des classes. La différence de ces variantes du scientisme avec le prosélytisme reli- gieuxnedoitpasêtreoubliée.LafoidanscesloissansLégislateurne porte pas à convertir, mais à «supprimer les couches parasitaires de la société8», qui doivent être traitées comme des déchets9 destinés aux «poubelles de l’histoire10». Là se trouve sans doute la marque spécifique des massacres déments qui ont accompagné les diverses entreprisesimpérialesquiontdominél’histoiredusiècledernier. Ces empires se sont l’un après l’autre effondrés, et les pays qu’ils tenaient sous leur joug ont tous revêtu les habits de l’État-nation. L’État est donc aujourd’hui la clé de voûte de l’ordre juridique, aussi bien au plan interne qu’international, et c’est sous son égide que l’homme habite aujourd’hui la terre (I). Mais tout le monde sent bien que cet édifice institutionnel est fissuré et que la logique impériale est toujours à l’œuvre. Elle n’a plus le visage d’une puissance locali- sable qui prétendrait étendre sans cesse l’emprise territoriale de ses lois, mais plutôt celui d’une déterritorialisation des lois, menée au nom de la globalisation du monde (II). Cette déterritorialisation du Droit n’a pas plus d’avenir que la nostalgie d’un ordre purement interétatique. La seule chose certaine est que l’homme est un animal terrien et qu’il lui faudra retrouver le sens de la mesure pour redessi- nerunmondevivable(III). I – Habiter le monde: l’institution des territoires De même que toutes les cosmogonies font naître le Ciel et la Terre de l’Océan cosmique, de même elles s’accordent sur la substance ter- rienne de l’être humain. Adam, le premier homme des religions du Livre, tire son nom de la terre rouge (adama) avec laquelle Dieu le façonna et le nom de l’homme lui-même vient du latin humus (terre 8.Déclarationdesdroitsdupeupletravailleuretexploité,rédigéesousl’égidedeLénineet approuvéeparleCongrèsdessovietsle25janvier1918. 9.«Laguerrearetrouvésaformeprimitive.Laguerredepeupleàpeuplecèdelaplaceà uneautreguerre–cellequiviseàlapossessiondesgrandsespaces.Àl’originelaguerren’était rien d’autre qu’une lutte pour la possession des terres à pâtures. Aujourd’hui la guerre n’est plusqu’uneluttepourlapossessiondesrichessesnaturelles.Cesrichesses,parlavertud’une loi immanente, appartiennent à celui qui les conquiert […] Ceci est conforme aux lois de la nature[…]Laloidesélectionjustifiecettelutteincessanteenvuedepermettreauxmeilleurs desurvivre.Lechristianismeestunerébellioncontrelaloinaturelle,uneprotestationcontrela nature. Poussé à sa logique extrême, le christianisme signifierait la culture systématique du déchethumain»,A.Hitler,Librespropossurlaguerreetsurlapaix,op.cit.,p.51. 10.C’est Trotski qui employa le premier cette expression à destination des opposants au partibolchevikauseinduCongrèsdessoviets. 154 15-a-Supiot:Mise en page 1 22/10/08 12:34 Page 155 L’inscriptionterritorialedeslois humide):l’hommec’estceluiquivientdelaterre,etquiestdestinéà y retourner, à y être inhumé11. Né de la terre, il est toutefois animé d’un esprit divin, qui l’autorise à prendre possession d’elle, à la modeleràsonimageetàlaféconderparsonlabeur12.C’estcesecond versant–celuidela«prisedeterre13»,desaprisedepossessionpar le travail ou par les armes – qui a largement dominé l’Occident moderne, au prix d’un refoulement de l’appartenance de l’homme à la terre. Cette vision borgne, dont on peut conjecturer l’origine reli- gieuse14, n’aperçoit que l’empreinte de l’homme sur la terre et demeureaveugleàl’empreintedelaterresurleshommes. Pourrecouvrerunevuecomplète,ilfautprêterattentionauxcivili- sations qui ne sont pas encore devenues aveugles à la dimension ter- rienne de l’homme15. Celles d’Afrique noire sont sans doute demeu- rées les plus sensibles à tout ce que les hommes doivent à la terre16, etc’estsurcecontinentquel’ontrouvelesmanifestationsinstitution- nelles les plus subtiles de la complexité de leurs rapports. Ainsi dans touslespaysdel’ouestafricain,deuxmagistraturesdistinctesetcom- plémentairesprésidentauxrapportsfonciers:celleduchefduvillage et celle du «maître de la terre17». Cumulant les insignes du pouvoir etmarchanttoujourschaussé,lechefincarne«ledestind’unêtrequi par rapport au monde qui l’entoure, aurait choisi de n’avoir d’autre forme de relation que celle qui s’établit entre un chasseur et sa proie18». Vivant humblement et marchant pieds nus, le maître de la terre «a pour tâche essentielle d’assurer à chacun comme à l’en- semble du village une relation viable avec la terre19». Il préside aux rituels destinés à assurer sa fécondité et tranche les litiges relatifs à son usage ou sa répartition. Face à la figure prédatrice du chef, il 11.A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, op. cit., voir «Homõ»et«Humus». 12.C’estduresteunegrèvedesdieuxinférieurs,lasdedevoirtravailler,quijustifielacréa- tiondeshommes(faitsdeterremêléeausangd’undieusacrifié)danslamythologiemésopota- mienne(voirJ.BotteroetS.N.Kramer,Lorsquelesdieuxfaisaientl’homme.Mythologiemésopo- tamienne,ParisGallimard,1989,p.526sq.).Lelabourdelaterre,d’oùvientl’anglaislabour, estlaformepremièredesafécondationparletravailhumain.Travaillerlaterrec’estlapossé- der,etlesphilosophesdesLumièress’accordentàvoirdansletravaillepremiertitredepro- priété(voirlechapitrequeLockeconsacreàlapropriétédanssonTraitédugouvernementcivil [1690],trad.fr.,Paris,Flammarion,1992,p.162sq.). 13.SelonC.Schmitt,laprisedeterre(Landnahme)s’identifieauNomosdelaterre,i.e.à «l’acteoriginelfondateurduDroit»(voirleNomosdelaterre,op.cit.p.50). 14.Lechristianismeestàlafoisreligiond’unPèredivinsansfemmeetdel’Homme-dieu surterre. 15.Dimensiontrèsprésentedansl’Antiquitéeuropéenne,voirJ.Bachofen,DasMutterrecht [1861], trad. fr. le Droit maternel. Recherche sur la gynécocratie de l’Antiquité dans sa nature religieuseetjuridique,Lausanne,L’Âged’homme,1996,1373p.,spéc.p.74sq.:«L’Océanface àlaTerre,telestl’hommedevantlafemme.» 16.Voir O. Journet-Diallo, les Créances de la terre. Chronique du pays Jamaat, Brepols, Publicationsdel’Écolepratiquedeshautesétudes,2007,364p. 17.VoirsurlecasdupaysKasena,auBurkinaFaso:D.Liberski-Bagnoud,lesDieuxduter- ritoire.Penserautrementlagénéalogie,Paris,CNRS/Éd.delaMSH,2002,244p. 18.D.Liberski-Bagnoud,lesDieuxduterritoire…,op.cit.,p.100. 19.Ibid.,p.206. 155 15-a-Supiot:Mise en page 1 22/10/08 12:34 Page 156 L’inscriptionterritorialedeslois incarne l’autorité des pères et la stabilité des liens territoriaux. L’Afriquenousinviteainsiàdistinguer,dansnospropresinstitutions, cequiattachel’hommeàlaterre(A)etcequiluidonneprisesurelle (B). A) Dans l’ordre juridique, le rattachement de l’homme à la terre continuedesemanifesterdanslerèglementdedeuxquestionsfonda- mentales: celle de son identité, et celle de la détermination des lois qu’ildoitobserver. La question de l’identité concerne l’état des personnes et le ratta- chement territorial s’y trouve à l’œuvre dans ce que l’on appelle aujourd’huiledroitdelanationalité.Lemotvientduverbe«naître», et la nationalité situe chacun de nous, dès la naissance, à l’intersec- tion d’un territoire et d’une filiation. Le droit de la nationalité com- bine en effet, dans des proportions qui varient selon les pays, la considération du lieu de naissance (jus soli) et celle de la nationalité des parents (jus sanguinis), à quoi il faut ajouter la possibilité d’ac- quérir ultérieurement une ou plusieurs autres nationalités et d’avoir ainsi des terres d’adoption. Élément de l’identité, au sens juridique du mot, la nationalité est la source d’un statut personnel, c’est-à-dire d’unensemblenonnégociablededroitsetdedevoirsvis-à-visdel’É- tat ou des États dont on est ressortissant20. Ce statut peut limiter, voireinterdire,lacirculationdeshommeshorsduterritoireauquelils appartiennent21. Mais le plus lourd de ces devoirs est de défendre le territoire national et de s’exposer ainsi à «mourir pour la patrie22». C’est par millions que les mères patries ont ainsi englouti leurs enfantsdurantlesdeuxdernièresguerresmondiales23. Le rattachement de l’homme à la terre se présente sous un jour dif- férent lorsqu’il s’agit, non plus de dire qui il est, mais sous quelle loi 20.SelonlaCourdejusticedescommunautéseuropéennes(ci-aprèsCJCE),leliendenatio- nalitéestfondésur«unrapportparticulierdesolidaritéàl’égarddel’Étatetlaréciprocitédes droitsetdesobligations»(CJCE,3juin1986,aff.307/84,Commissionc/Républiquefrançaise, Recueildejurisprudence(ci-aprèsRec.)1986,1725;CJCE,16juin1987,aff.225/85Commis- sionc/Italie,Rec.1987,2625;CJCE,30mai1989,aff.33/88AlluéetCoonassuc/Universita deglistudidiVenezia). 21.L’histoiredudroitestriched’institutionsquiobligentlepaysanàdemeurersurlaterre qu’ildoitcultiver(colonat,servage:voirF.Girard,Manuelélémentairededroitromain,Paris, Rousseau, 5eéd. 1911, p. 132 sq.; add. C. Revillout, Étude sur l’histoire du colonat chez les romains,Paris,A.Durand,1856,44+64p.;FusteldeCoulanges,Recherchessurquelquespro- blèmesd’histoire,vol.1,Paris,Hachette,2eéd.1894,reprint,Bruxelles,Cultureetcivilisation, 1964,p.3-186).Danslemondecontemporaincetteassignationterritorialen’apasdisparu(voir parexemplelesobligationsderésidenceliéesàcertainsemplois),maisellerésulteplussou- ventdel’interdictiondepénétreroudedemeurerdansd’autresterritoiresquedel’interdiction dequitterlesien. 22.VoirE.Kantorowicz,“ProPatriaMori,inmedievalpoliticalthougt”,AmericanHistorical Review,56(1951),p.472-492,trad.fr.Mourirpourlapatrie,Paris,Fayard,2eéd.2004. 23.Onestimeà7,8millionslenombredesoldatstuésdurantlaPremièreGuerremondiale. Lasecondeavucroîtredefaçonvertigineuselenombredevictimescivilesdesdeuxsexes.La seule URSS a supporté la moitié du total des pertes humaines sur le continent européen avec 21millionsdemorts(11%desapopulation)dont13,6millionsdesoldatsetplusde7millions decivils(voirA.Bullock,HitlerandStalin.ParallelLives[1991],trad.fr.HitleretStaline.Vies parallèles,Paris,AlbinMichel/RobertLaffont,1994,t.2,appendice2,p.458-459). 156 15-a-Supiot:Mise en page 1 22/10/08 12:34 Page 157 L’inscriptionterritorialedeslois il vit. Est-il tenu toujours et partout par les lois de sa nation, ou bien doit-il observer les lois du lieu où il se trouve? La réponse à cette question a fait l’objet en Occident d’une évolution millénaire. L’inva- sion et la dislocation de l’Empire romain avaient conduit à la cohabi- tationenEuropedepopulationsquirelevaientdeloisdifférentes.Les nouveaux maîtres barbares étaient régis par leurs coutumes respec- tives, tandis que les descendants des sujets de l’Empire (et l’Église) demeuraient soumis à une «loi romaine» plus ou moins dégradée. Dans ce système, qui perdura du Ve au XIe siècle, chacun vit sous sa loi d’origine, c’est-à-dire celle de son ethnie24. Ce principe, dit de la personnalité des lois, s’éroda du fait du brassage des populations et de l’essor de la féodalité, qui conduisit à imposer les mêmes cou- tumes locales ou régionales, la même loi du territoire (lex loci), à tous les habitants d’une même seigneurie. S’affirma ainsi le principe dit de la territorialité des lois, dont l’essor accompagna celui des États nations25. Laterreseprésentealorscommeunpuzzled’ordresjuridiquesdis- tincts, chaque État déterminant souverainement les lois applicables sur son territoire. Mais les frontières qui les séparent ne sont pas étanches et il faut donc décider du juge compétent et de la loi appli- cable aux situations comportant un facteur d’extranéité. Les règles objectivesposéesàceteffetformentcequ’onappelleledroitinterna- tional privé, lequel en dépit de son nom était jusqu’à une période récente essentiellement interne et différait d’un État à un autre. Dans tous les pays cependant, l’intensité de l’emprise territoriale des lois nationales varie selon la nature des situations qu’il s’agit de régir. Cette emprise est maximale en matière d’immeubles, de responsabi- lité délictuelle ou de sécurité publique, et minimale s’agissant de régir les échanges internationaux, qui sont par nature susceptibles de rattachementàdesterritoiresdifférents26. B) L’emprise de l’homme sur la terre prend en droit moderne deux formes distinctes mais complémentaires: la souveraineté et la pro- priété. Toutes deux instituent un rapport exclusif entre le Souverain ou le propriétaire et les terres qu’il gouverne ou qu’il possède. Cette exclusivité est tout à fait nouvelle dans la longue histoire du Droit et pourrait bien n’en constituer qu’un épisode passager. Si l’on prend en effet une vue historique et comparative du droit foncier, les droits des 24.VoirL.Stouff,Étudesurleprincipedelapersonnalitédesloisdepuislesinvasionsbar- baresjusqu’auXIIesiècle,Paris,Larose,1894,102p. 25.Laclartédeceprincipen’estqu’apparente,carilareçuendroitinternationaldessens divers. V. P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, Paris, Montchrestien, 9eéd. 2007, no49sq.;D.BureauetH.MuirWatt,Droitinternationalprivé,Paris,PUF,2007,t.1,no329sq. 26.Voirl’article3duCodecivilfrançais:«Lesloisdepoliceetdesûretéobligenttousceux quihabitentleterritoire.Lesimmeubles,mêmeceuxpossédéspardesétrangers,sontrégispar laloifrançaise.Lesloisconcernantl’étatetlacapacitédespersonnesrégissentlesFrançais, mêmerésidantenpaysétranger.» 157 15-a-Supiot:Mise en page 1 22/10/08 12:34 Page 158 L’inscriptionterritorialedeslois hommessurlaterreontpresquetoujoursetpartoutdépendudesliens les unissant entre eux ou avec les dieux27. Car l’idée était ancrée que l’être humain, créature terrestre et mortelle, ne peut sérieusement prétendre exercer sur les éléments naturels un pouvoir souverain. Il tient toujours d’autrui son pouvoir sur la terre: d’un maître ou d’un dieu, qui lui en a concédé l’usage et est susceptible de le lui reprendre. Cette notion de tenure est liée dans l’histoire du droit occidental aux structures féodales qui, à des degrés divers (en France plus qu’ailleurs28), ont dominé la période médiévale29. Dans le monde féo- dal, ce sont les liens de dépendance entre les hommes qui détermi- nent leurs droits sur la terre. Cela vaut aussi bien pour l’exercice du pouvoir politique (que le suzerain n’exerce qu’indirectement sur le territoire de ses vassaux), que pour l’exercice du pouvoir économique qui (exception faite des alleux) se trouve partagé entre le domaine éminentduseigneuretledomaineutileduvassaloudutenancier.La tenure, qu’elle soit noble (le fief) ou roturière (la censive), est tou- jours une tenure-service, une concession grevée de charges, ce qui conduit à diviser les droits sur une même terre entre plusieurs per- sonnes. Mais ce type de montage juridique n’est pas propre à la féodalité occidentale, et on en trouve d’autres exemples plus récents. Ainsi dans l’Empire ottoman, les droits sur la terre se divisaient entre les cultivateurs qui lui étaient attachés et avaient – sous réserve de la faire fructifier – certains droits sur elle, des administrateurs régio- naux chargés de collecter les taxes sur les récoltes et enfin le Trésor impérial, titulaire d’un droit éminent30. Autre cas, étudié par Jacques Berque: celui des vallées du haut Atlas marocain, lieu de cultures irriguées en terrasses, où c’est une famille qui détient de génération en génération le droit éminent sur chaque parcelle, et peut toujours venir en revendiquer le rachat des mains de leur possesseur31. L’un des traits communs de ces différentes variantes est d’admettre que plusieurs personnes exercent simultanément des droits différents sur unmêmebienqui,lui,demeureindivisible. La perspective inverse s’est s’imposée avec le droit de propriété moderne: la terre a cessé d’être perçue comme le lieu de relations 27.AppliquantàlapropriétéunconceptdeKarlPolanyi,C.M.Hannparleàcesujetd’em- beddednessofproperty(voirC.M.Hann(ed.)PropertyRelations.RenewingtheAnthropological Tradition,CambridgeUniversityPress,1998,Introduction,spéc.p.9sq.). 28.A. Esmein, Cours élémentaire de droit français, Paris, Larose, 1898, p. 185 sq.; J.-F. Lemarignier,laFrancemédiévale.Institutionsetsociétés,Paris,ArmandColin,1970,p.161sq. 29.VoirM.Bloch,laSociétéféodale,Paris,AlbinMichel,1reéd.1939,rééd.1994,702p. 30.VoirM.MundyetR.SaumarezSmith,GoverningProperty,MakingtheModernState.Law, AdministrationandProductioninOttomanSyria,Londres/NewYork,IBTauris,2007,p.11sq. 31.J.Berque,«DocumentsancienssurlacoutumeimmobilièredesSeksawa»,Revueafri- caine,XCIII,1948,p.363-402,reprisdansOperaMinora,Paris,Bouchène,2001,t.1,p.359- 384. 158 15-a-Supiot:Mise en page 1 22/10/08 12:34 Page 159 L’inscriptionterritorialedeslois entre les hommes, pour être traitée comme une chose soumise à la volonté d’un seul. Renversement de grande ampleur, qui ne pouvait manquer d’avoir un impact considérable sur le modelage des milieux humains, et qui correspond dans l’ordre juridique à ce qu’Augustin Berqueappelled’unpointdevuegéographique«l’arrêtsurobjet32». Comme l’a montré Louis Dumont, l’idéologie économique implique que les relations entre les hommes soient subordonnées aux relations entre les hommes et les choses33. L’économie de marché a besoin de bienspropresàl’échange,nettoyésdetoutetracedelienspersonnels. Dans le code Napoléon le rapport direct des hommes avec les choses (objet du Livre II) est ainsi la base des rapports contractuels entre les hommes (régis, avec les successions, par le Livre III). À cette évolu- tion correspond celle qui, dans l’ordre politique, voit s’affirmer la figuredelasouveraineté,incarnéeparunÉtatgarantdurespectdela propriété privée. À l’intrication féodale du public et du privé succède leur nette différenciation. Le territoire national juxtapose, sans inter- stices34, le domaine public, régi par l’État, et les domaines privés soumis à la volonté souveraine de leurs propriétaires respectifs. Le domaine éminent de la puissance publique ne disparaît cependant pas tout à fait. La loi permet l’expropriation pour cause d’utilité publique moyennant indemnisation35 et l’État hérite en dernier res- sort des biens en déshérence. De façon plus générale, le droit de pro- priété ne peut s’exercer que dans le respect des lois36. Son exercice suppose en effet l’existence d’un État souverain qui garantisse que la propriété de chacun soit respectée de tous. Lorsque cette condition vient à manquer, la fiction d’un lien de droit direct et exclusif entre les hommes et les choses n’est plus tenable et ce sont les liens de dépendanceentreleshommesquireviennentaupremierplan37. 32.A. Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, p.69sq. 33.L.Dumont,HomoæqualisI.Genèseetépanouissementdel’idéologieéconomique,Paris, Gallimard,2eéd.1985,p.13. 34.D’oùlaquestiondurégimejuridiquedelafacepubliquedelapropriétéprivée.Laques- tions’estposéeparexempledesavoirsilepropriétaired’unimmeubleavaitundroitsurl’image desafaçade(lajurisprudencefrançaisel’ad’abordadmisavantdeserétracterparunarrêtde laCourdecassationdu7mai2004:voirY.Strickler,lesBiens,Paris,PUF,coll.«Thémis», 2006,no12,p.36sq.). 35.Voir Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, art. 17: «La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préa- lableindemnité.» 36.VoirCodecivil,article544:«Lapropriétéestledroitdejouiretdisposerdeschosesde lamanièrelaplusabsolue,pourvuqu’onn’enfassepasunusageprohibéparlesloisouparles règlements.» 37.Ainsiquel’observeA.Macfarlane:“Thedissolutionofthestateisnotagoodbasisfor modernprivateproperty,whichisultimatelyunderpinned,asLockeandhissuccessorsrecogni- zed,bypowerful,iflargelyinvisible,statepower”(dans“Themysteryofproperty:inhéritance andindustrializationinEnglandandJapan”,C.M.Hann,PropertyRelations…,op.cit.,p.104 sq.,citép.115). 159 15-a-Supiot:Mise en page 1 22/10/08 12:34 Page 160 L’inscriptionterritorialedeslois II – Globaliser le monde: la déterritorialisation des lois Les mots «globalisation» ou «mondialisation» sont plus des slo- gans que des concepts, car ils recouvrent un ensemble hétérogène de phénomènes qu’il conviendrait de distinguer soigneusement. L’aboli- tion des distances physiques dans la circulation des signes entre les hommesestunphénomènestructurel,quiprocèdedesnouvellestech- niques de numérisation. En revanche la mondialisation du commerce deschosesestunphénomèneconjoncturel,quiprocèdedechoixpoli- tiques réversibles (ouverture des frontières commerciales) et de la surexploitationtemporairederessourcesphysiquesnonrenouvelables (prix artificiellement bas des transports). C’est la conjugaison de ces deux phénomènes différents qui conduit à réduire l’hétérogénéité des signes et des choses en les rapportant à un même étalon monétaire, c’est-à-direàles«liquider»ausensjuridiqueduterme38. La terre n’échappe pas bien sûr à ce processus de liquidation et cesse d’être perçue comme un lieu d’où l’on vient et aux lois duquel on est soumis. Elle ne subsiste que comme objet de propriété, et se trouve comme telle soumise à des lois qui transcendent la singularité des territoires. Ce processus de détachement des lois de leurs racines territoriales n’est évidemment pas achevé (ni achevable, si ce n’est sous la forme apocalyptique d’une liquidation du monde). Mais il conduit à la dislocation des ordres juridiques territoriaux sous l’effet de la double poussée des lois personnelles, qui les minent de l’inté- rieur(A)etdesloisuniversellesquilesdémantèlentdel’extérieur(B). A) La personnalité des lois a d’abord fait retour dans l’ordre juri- dique occidental avec la colonisation, qui a maintenu les colonisés sous un statut d’indigénat différent des colonisateurs39. Il a gagné ensuite l’Europe elle-même, lorsque certains États ont fondé l’état des personnes sur leur appartenance raciale. L’Allemagne nazie fut évidemment le principal acteur de cette biologisation de la condition juridique des hommes. Elle n’eut certes pas le monopole du biolo- gisme et des discriminations raciales40, mais elle les conduisit à ses 38.Unedetteouunecréanceestditeliquidelorsqu’ellepeutêtreconvertieenunequantité déterminéedemonnaie.Laliquidationd’unbienconsisteàlerendrefongible,àleconvertiren droitsmonétaires(dansG.Cornu[sousladir.de],Vocabulairejuridique,Paris,PUF,1987,voir «Liquidation»et«Liquide»).Danslelangagecourantleliquidedésigneaussibienl’argent disponibleenespècesquetoutcequicoulecommedel’eauetn’apasdeformepropre. 39.Ainsi dans les colonies françaises, l’indigénat combinait statut personnel d’origine et nationalitéfrançaisediminuée.Réservéeaux«Françaisd’origine»,lacitoyennetéfutétendue enAlgérieauxjuifsindigènesparledécretCrémieuxen1870,puisauxétrangersnonmusul- mans (i.e. européens) en 1889. Des solutions semblables furent adoptées dans les colonies anglaises(voirsurlecasdel’Inde:VedP.NandaetSuryaPrakashSinha,HinduLawandLegal Theory,Dartmouth,Aldershot,1996,p.XIVsq.).Loindecontribueràuneérosiondeladiversité desstatutspersonnels,lacolonisationacontribuéàl’enracinerdanslaculturejuridiquedeces pays.Devenueindépendante,l’Algérieaainsifaitdel’originemusulmanelecritèred’attribu- tiondesanationalité(loidu27mars1963). 40.Voir l’utile mise au point d’André Pichot, la Société pure. De Darwin à Hitler, Paris, Flammarion,2000,458p.;etdumêmeauteur,Auxoriginesdesthéoriesraciales.DelaBibleà 160

Description:
Voir sur le cas du pays Kasena, au Burkina Faso : D. Liberski-Bagnoud, les Dieux du ter- . jours une tenure-service, une concession grevée de charges, ce qui.
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