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Abba, Père, L'Esprit-Saint nous fait crier Abba PDF

28 Pages·1994·2.168 MB·French
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Preview Abba, Père, L'Esprit-Saint nous fait crier Abba

père Marie-Dominique Philippe, o.p. Abba, Père ! Traduction de l’article paru dans Le Fou de la lumière, Revue de philosophie et d’art sacré. Sagesse et art chrétien, Cenves, 69840 Juliénas n° 12 (oct 1992) sous le titre : « Abba, Père ». L’Esprit Saint nous fait crier : «Abba ! ». Ephèse éditions, 1994 Version revue et corrigée 1. « ABBA, PERE » L’Esprit Saint nous fait crier : « Abba ! » Pour saint Thomas, ce passage de l’épître aux Romains1 exprime l’expérience la plus profonde et la plus intime de toute notre vie chrétienne, le sommet de la vie mystique2. Quand nous pouvons, sous le souffle de l’Esprit Saint, dire avec Jésus : «Abba, Père ! » — non pas seulement le dire des lèvres, mais le dire dans le silence de l’amour, comme un cri d’appel —, nous faisons l’expérience divine de notre filiation, de notre naissance à la vie divine ; nous entrons dans la génération étemelle du Verbe de Dieu, du Fils qui est « dans le sein du Père ». Nous sommes saisis par le Christ, pris par lui (c’est le propre de la grâce chrétienne) pour qu’il prenne possession de notre cœur profond, de notre volonté, afin que nous puissions avoir « les mêmes sentiments que lui »3, le même cri d’appel que lui, et dire en toute vérité : «Abba, Père ! ». Voilà ce que nous allons essayer de regarder ; on peut dire que c’est au point de départ et au terme de tout ce que nous avons vu précédemment en considérant les divers aspects de la paternité4. Au point de départ et au terme parce que ce qui va demeurer éternellement, c’est ce cri d’appel. Eternellement, dans le Ciel, nous ne cesserons de dire « Père » et nous le dirons dans la lumière et la splendeur de la vision béatifique, en regardant le Père et en comprenant qu’il n’y a rien de plus grand que lui5. Et nous dirons « Père » dans la lumière que Jésus nous donne, cette lumière qui vient du Fils, « lumière de la lumière » (comme le dit le Credo) ; nous le dirons dans sa lumière et nous découvrirons éternellement ce que nous entrevoyons dès cette terre dans l’obscurité de la foi et dans l’amour. Nous découvrirons éternellement qu’il n’y a rien de plus grand que de dire « Père » ; que le Verbe étemel, le Fils qui est dans le sein ’RoS, 14-15 ; cf. Ga4, 6. 2En commentant Ro 8, 15, saint Thomas dit que ce cri (clamor) exprime l’intensité avec laquelle le cœur est tendu vers Dieu au delà de toute parole, intensité d’amour telle qu’on ne peut plus que crier. Saint Thomas se réfère à Ex 14, 15, où, à Moïse qui ne lui avait pourtant adressé aucune parole,Yahvé dit : «Pourquoi cries-tu vers moi ? », signifiant par là (commente saint Thomas) l’intimité d’amour qui tourne vers lui le cœur de Moïse. Or une aussi grande intensité ne peut venir que de la ferveur de l’amour filial, ferveur analogue à celle des Séraphins d’Isaïe : brûlant du feu de l’Esprit Saint, « ils crient l’un à l’autre : Saint, saint, saint ! » Is 6, 3 ; SAINT THOMAS, Comm. Rom. VIII, n° 644 ; cf. Comm. Gai. IV, no 215). Or on sait que saint Thomas se sert de ce passage d’Isaïe pour montrer que la contemplation de Jean, le disciple à qui Jésus « a révélé ses secrets de façon toute spéciale », est le sommet de la contemplation chrétienne (voir Prologue du Commentaire sur l ’Evangile de saint Jean, vol. I, n° 1 à 11, Le Cerf 1998, pp. 37-42), l’intimité à laquelle l’Esprit Saint nous donne accès en mettant en nous l’amour filial qui nous fait crier «Abba » (Comm. Rom., n° 645). Cet «Abba » est la seule parole conjointe au silence étemel du Verbe, du Fils bien-aimé « dans le sein du Père » (Jn, 1, 18). 3Phi 2, 5. 4Cette prédication, qui date du 16 mai 1982, venait au terme d’un cycle de conférences sur la paternité données aux A.F.C. de Paris. 5 « Voir le Père [et donc déjà le contempler dans la foi, qui est tout ordonnée à la vision béatifique] est la fin de tous nos désirs et de tous nos actes, de sorte qu’il n’y a rien à chercher au delà» (SAINT THOMAS, Commentaire sur 1’Evangile de saint Jean, X, n° 1883 ; cf. I Sent., dist. 15, q. 4, a.l.) 1 du Père, lui aussi, éternellement, regarde le Père, et que l’Esprit Saint lui aussi, éternellement, regarde le Père, et que le Père est éternellement leur source de lumière et d’amour. Nous comprenons alors que tout le mystère de l’incarnation est là pour nous révéler le Père6 ; que le don de l’Esprit Saint qui nous est fait, c’est pour découvrir le Père ; que toute l’Ecriture nous est donnée pour que nous comprenions le regard d’amour du Père sur nous et son attraction d’amour. Toute l’Ecriture est là pour nous faire entrer dans cette attraction d’amour : au Ciel nous comprendrons cela en pleine lumière. Ici, sur terre, c’est dans l’obscurité de la foi ; mais nous savons que dire « Père », c’est vraiment ce qu’il y a de plus grand. Si Jésus est l’Epoux, c’est pour que nous puissions avec lui dire « Père » ; si l’Esprit Saint nous est donné et nous enveloppe de son amour, c’est pour que nous puissions, avec lui, dire « Père ». C’est pour cela que dans notre oraison, notre prière, il faut toujours revenir là. Il faut demander à l’Esprit Saint de nous donner cette expérience. Il faut lui demander de nous faire saisir cette filiation d’amour dans laquelle nous sommes. Car nous y sommes ; mais il faut demander à l’Esprit Saint de nous éclairer et de nous faire comprendre que c’est là l’essentiel de notre vie chrétienne, que c’est cela, en définitive, qui est toute notre vie chrétienne, et que c’est à partir de là, à partir de cette filiation d’amour et en elle, que tout le reste s’éclaire. Il faut demander cela, car c’est une grâce. L’Esprit Saint veut nous donner cette expérience d’amour ; il veut nous faire comprendre cela plus profondément que nous ne l’avons compris jusqu’à maintenant, il veut nous faire entrer dans ce mystère de filiation, et que nous puissions dire en toute vérité « Père », à la chapelle et aussi en écoutant la prédication. Le prédicateur est obligé de parler; les auditeurs ont le privilège de se taire... c’est plus contemplatif! Nous pouvons, et nous devons contempler en disant «Père». Nous devons entrer dans cette contemplation d’amour en comprenant qu’il est là et qu’il nous donne sa lumière, qu’il nous communique son amour, pour que nous puissions le regarder en toute vérité et dire : « Père ! Abba, Pater ! ». Relisons le passage de l’Epître aux Romains : Il n’y a donc maintenant aucune condamnation pour ceux qui sont en Christ Jésus. Car la loi de l’esprit de vie en Christ Jésus t’a libéré de la loi de péché et de la mort. Car ce qui était impossible à la Loi, que la chair rendait impuissante, Dieu l’a fait : en envoyant son propre Fils dans une chair semblable à celle du péché et pour le péché, il a condamné le péché dans la chair, afin que la justice exigée par la Loi fut accomplie en nous, qui ne nous conduisons pas selon la chair mais selon l’esprit. Car ceux qui vivent selon la chair pensent aux choses de la chair ; ceux qui vivent selon l’esprit, aux choses de l’esprit. Car les pensées de la chair, c’est la mort ; les pensées de l’esprit, c’est la vie et la paix. C’est pourquoi les pensées de la chair sont hostiles à Dieu, car elles ne se soumettent pas à la loi de Dieu ; elles ne le peuvent même pas. Ceux qui sont dans la chair ne peuvent donc plaire à Dieu. Pour vous, vous n’êtes pas dans la chair, mais dans l’esprit, s’il est vrai que l’Esprit de Dieu habite en vous. Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, il ne lui appartient pas. Que si Christ est en vous, le corps est mort à cause du péché, mais l’esprit est vie à cause de la justice. Et si l’Esprit de Celui qui a relevé Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a relevé d’entre les morts Christ Jésus fera vivre aussi vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous. 6Cf. Jn 14, 7-10. 2 Ainsi donc, frères, nous sommes redevables, non à la chair pour vivre selon la chair. Car si vous vivez selon la chair, vous devez mourir ; mais si par l’esprit vous faites mourir les actes du corps, vous vivrez. Tous ceux en effet qui sont menés par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. Aussi bien n’avez-vous pas reçu un esprit de servitude pour retomber dans la crainte, mais vous avez reçu un esprit d’adoption filiale, par lequel nous crions: «Abba ! Père!». L’Esprit lui-même témoigne avec notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. Or, si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers, héritiers de Dieu et cohéritiers de Christ, s’il est vrai que nous souffrons avec lui pour être aussi glorifiés avec lui7. Saint Paul commence par montrer la différence entre l’esprit et la Loi, puis il montre ce qu’est cet esprit qui nous est donné. Ce n’est pas un esprit de crainte mais un esprit d’adoption ; et cet esprit d’adoption filiale, c’est l’Esprit de Dieu qui nous est donné, qui nous est communiqué et qui nous permet de dire en toute vérité : «Abba, Père ». C’est l’Esprit qui témoigne avec notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. Voilà l’œuvre commune de notre effort et du Saint-Esprit. Π y a là comme « nœud » qui se réalise : quand nous disons «Abba, Père», c’est l’œuvre de l’Esprit Saint et de notre propre volonté, de notre bonne volonté. Il y a un autre lieu (les deux sont toujours à mettre en parallèle) où nous est montré ce mystère : Mais lorsque vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, né sous la Loi, pour racheter ceux qui étaient sous la Loi, pour que nous recevions l’adoption. Et parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, qui crie : “Abba ! Père !” De sorte que tu n’es plus esclave, mais fils, et si tu es fils, tu es aussi héritier de par Dieu8 Nous retrouvons le même thème : la liberté des enfants de Dieu face à l’esclavage. Dans le monde d’aujourd’hui il est très important de bien comprendre la libération de l’esclavage. Un fils est libre, et nous ne pouvons découvrir le Père que dans cette liberté d’amour. Si le père est tyran, il fait des esclaves, et les esclaves ne disent pas : «Abba, Père ». Ce sont les enfants libres qui peuvent dire : «Abba, Père » ; et l’enfant libre est héritier... Il y a un troisième lieu, et il n’y en a que trois, comme l’ont noté les exégètes qui se sont intéressés à ce mot «Abba», mot araméen exprimant l’intimité: l’équivalent de « Papa »9. « Père », c’est déjà un peu solennel. « Papa », c’est plus simple. On devrait traduire «Papa». Ce mot araméen ne se trouve nulle part dans l’Ancien Testament, et on ne le rencontre que trois fois dans le Nouveau : dans l’Epître aux Romains, dans l’Epître aux Galates, et la première fois (sans doute) dans l’Evangile de saint Marc. C’est à Gethsémani. Après avoir rapporté les paroles de Jésus : « Mon âme est triste à en mourir ; demeurez ici et veillez », Marc poursuit : « S’étant avancé un peu, il tombait à terre et priait pour que, s’il était possible, cette heure passât loin de lui. Il disait : “ Abba ! Père ! tout t’est possible ; écarte cette coupe de moi” »10. 7Ro 8,1-17. 8Ga4,4-7. 9Voir notamment J. JEREMIAS, Abba. Jésus et son Père. Seuil 1972. 10Mc 14, 36. 3 C’est bien le Saint-Esprit (auteur principal de l’Ecriture, comme le dit saint Thomas) qui a permis cette triple révélation de « Abba, Père ». Si donc nous voulons entrer dans ce mystère dont saint Thomas nous dit qu’il est le plus profond de toute notre vie chrétienne, il nous faut être très attentifs aux «pistes» qu’indique l’Esprit Saint. Or l’Esprit Saint en indique trois. Le secret de Jésus à l’Agonie C’est donc Jésus qui, le premier, a révélé comment il s’adressait à son Père ; et c’est Jésus dans le mystère de l’Agonie, au moment où il n’en peut plus, au moment où son âme est triste à en mourir et où il demande aux Apôtres de rester avec lui. Car Jésus a voulu avoir besoin de la présence des Apôtres, il a voulu connaître parfaitement la faiblesse du cœur de l’homme. Mais les Apôtres ne comprennent pas. Nous sommes tous comme cela. Ils ont suivi Jésus pendant trois ans : ils devraient donc pouvoir comprendre ? Mais non : trois ans de noviciat avec Jésus et ils ne comprennent pas, ils restent les mêmes... Nous resterons les mêmes jusqu’à la fin de notre vie ; quand Jésus nous demandera de l’accompagner et de prier, nous lui dirons : « Je suis trop fatigué ! ». Cependant nous voulons entendre Jésus nous révéler ce qu’il y a de plus profond dans son cœur — son lien intime avec le Père — parce que nous pressentons, dans la foi, que c’est ce qu’il y a de plus profond dans notre cœur. Pourquoi ? Parce que ce qu’il y a de plus profond dans notre cœur, c’est ce qu'il y a de plus profond dans le cœur du Christ. Un «profond » autre que celui-là, ce n’est pas notre cœur dans ce qu’il a de plus intime, de plus divin ; ce sont encore des choses périphériques. Ce qu’on appelle la « psychologie des profondeurs » atteint tout autre chose que la véritable profondeur de notre cœur, celle dont nous parlons ici et qui n’est finalement — osons le dire — que la profondeur du cœur de Jésus en nous. C’est cela qu’il faut essayer de saisir pour pénétrer un peu dans ce mystère de «Abba, Père ». Ce qu’il y a de plus profond dans notre cœur, c’est le cœur de Jésus qui s’empare de notre cœur et le fait « un » avec le sien. Car c’est cela le désir du Christ sur nous. Le cœur du Christ, le cœur blessé de l’Agneau, est plus présent à notre cœur que notre cœur transformé par la grâce n’est présent à lui-même. Il faut essayer de saisir cela tous les jours dans l’oraison. Car c’est bien cela, l’oraison : c’est vivre cette intimité profonde, cette unité, avec le cœur du Christ. Il ne faut pas chercher autre chose, il faut constamment revenir là : c’est le lieu de l’oraison. Comprendre qu’il y a (si nous le voulons !) cette intimité entre notre cœur et le cœur de Jésus, une intimité telle que le cœur du Christ est plus présent à notre cœur que notre cœur n’est présent à lui-même, dans l’ordre de la grâce. Or qu’est-ce qui est le plus présent au cœur du Christ ? Qu’y a-t-il de plus profond dans son cœur ? C’est son lien avec le Père. Je parle ici du cœur humain du Christ, et non du mystère du Verbe de Dieu. Le Verbe, le Fils, est « dans le sein du Père, in sinu Patris »n, et par le mystère de l’incarnation le cœur blessé de l’Agneau est dans le sein du Père, puisque le Verbe assume la nature humaine d’une manière telle que, dans le Christ, elle ne fait plus * nJn 1, 18. 4 qu’un avec le Verbe de Dieu (mystère d’unité personnelle que les théologiens ont appelé « union hypostatique »). Si donc ce qu’il y a de plus secret dans le Verbe, c’est d’être dans le sein du Père, ce qu’il y a de plus intime et de plus profond dans le cœur de l’Agneau, dans le cœur de Jésus, c’est d’être dans le sein du Père. Et c’est là que Jésus appelle son Père, c’est là qu’il dit : « Abba, Papa ! ». Le Père est toujours intimement présent au cœur de Jésus, il ne le quitte jamais, et cependant le cœur de Jésus doit l’appeler. Et il l’appelle au moment où il connaît la plus grande tristesse, la plus grande détresse, la plus grande solitude, un isolement à l’égard de ses Apôtres et à l’égard de tous les hommes — «J’attendais de la compassion, et rien ! des consolateurs, je n’en ai pas trouvé » . C’est à ce moment-là que, sous le souffle de l’Esprit Saint, Jésus dit : «Abba, Père ». A la Croix, avant de dire : « Père, en tes mains je remets mon esprit »1 132, Jésus dira : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?»14, et à l’Agonie il dit: «Abba, Père ». Il faut mettre en parallèle ces deux textes, pour essayer de pénétrer dans le mystère de l’abandon que Jésus a connu à l’Agonie et à la Croix, et découvrir ce qu’il y a de plus vulnérable dans le cœur de Jésus. Ce qu’il y a de plus vulnérable dans le cœur de Jésus, c’est là où il y a le plus d’amour, parce que plus on aime, plus on est vulnérable. Et où y a-t-il le plus d’amour dans le cœur de Jésus ? Dans son lien avec le Père, lien intime vécu in sinu Patris. Qu’est-ce que cela indique ? En commentant cette expression du Prologue de saint Jean, saint Thomas nous dit que in sinu Patris indique ce qu’il y a de plus intime dans la simplicité même du Père15. Cette simplicité fait que tout est intime dans le Père : sa paternité ne connaît pas de distractions. Pensons à un enfant qui est auprès de son père pendant que celui-ci travaille : sentant bien qu’il reste extérieur à son père, qu’il n’est pas dans son intimité, il le tire par la manche : « Je suis là, Papa, regarde-moi ! »; ou bien il dit des choses pour attirer l’attention de son père, pour que son père le regarde. Mais le père est occupé à son travail, ou à autre chose, et l’enfant sent tout de suite qu’il n’est pas entièrement présent, et que ce qu’il y a de meilleur dans son père n’est pas entièrement tourné vers lui. Dieu, lui, est simple. Il n’y a donc pas en lui de multiples demeures. Quand Jésus dit qu’il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père16, il dit bien : « dans la maison du Père », qui est la Jérusalem céleste, et non : in sinu Patris, « dans le sein du Père ». Le Père, lui, parce qu’il est simple, parce qu’il est Amour, se donne en plénitude à son Fils. C’est pour exprimer ce don plénier que saint Jean dit que le Fils est « dans le sein du Père », pour montrer la très grande intimité et montrer que, au moment même (si l’on ose dire) où le Père se donne totalement, le Verbe, le Fils, demeure dans cette fécondité du Père. Le Père se donne en ce sens que tout lui-même est don ; et le Verbe demeure dans cette plénitude du don, il reçoit tout et demeure dans cette plénitude du don. 12Ps 69,21. 13Lc 23, 46. Luc emploie ici le mot grec πάτερ, comme un peu plus haut, au verset 34 : « Père, pardonne leur... » et comme saint Jean en 12, 26 : « Père, sauve-moi de cette heure... », etc. Voir J. JEREMIAS, op. cit., ch. 4. 14Mt27, 46; Mc 15, 34. 15Voir Commentaire sur l’Evangile de saint Jean, I, nos 218-220 ; op. cit., pp. 138-139. 16Cf. Jn 14, 2. 5 Ce qui est vrai du Verbe est vrai — toute proportion gardée — de l’humanité sainte et du cœur de Jésus. Parce qu’il subsiste dans le Verbe, le cœur de Jésus reçoit toute la lumière du Verbe, tout l’amour du Verbe, il reçoit la plénitude de la lumière et de l’amour. Et si le cœur de l’Agneau est blessé, c’est pour nous faire comprendre l’intensité de son amour pour celui qui est la Source unique d’où provient toute lumière, toute vie, tout amour. Le cœur de Jésus est lié au Père, il lui est lié dans l’Esprit même du Père qui ne fait qu’un avec son Esprit : ils ont le même Esprit d’amour et le cœur de Jésus, dans son amour, est lié au Père dans cet Esprit. Dans la foi nous pouvons (il ne faut jamais l’oublier) entendre Jésus dire dans son cœur : «Abba, Père ! ». Nous devons tout le temps revenir là, puisque c’est Jésus qui nous apprend à regarder le Père et à l’aimer, à dire «Abba, Pater ». Il s’agit pour nous de vivre cela avec Jésus, et donc de saisir ce qu’il y a de si grand quand, dans un cri d’appel, Jésus, dit : « Abba, Papa ! ». Jésus sait que le Père est constamment attentif, qu’il n’est jamais distrait ; il sait que le Père est là, présent : le Père est toujours là. Mais lui l’appelle dans son cœur d’homme, dans son cœur de Fils, dans son cœur de prêtre ; il l’appelle dans son cœur de victime d’amour. Il réclame la présence du Père : « Abba ! ». Il réclame le regard du Père, il réclame que le Père soit là tout entier pour lui : « Abba ! ». Quand Jésus, du haut de la croix, dit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », il ne dit pas : «Abba » mais « mon Dieu ». C’est très important pour que nous saisissions ce qui a été vécu dans la très grande intimité de l’Agonie. L’Agonie est en effet un mystère de très grande intimité, un mystère de contemplation. C’est le mystère du Fils bien- aimé face au Père. La Croix aussi est un mystère d’intimité, mais elle n’est pas que cela, elle est aussi un mystère qui est vécu face à tous. On le sait bien, et c’est pour cela que c’est si dur... A la Croix, Jésus dit : «Mon Dieu, mon Dieu, pour m’as-tu abandonné? ». C’est l’humanité sainte du Christ qui s’adresse à son Dieu. C’est Jésus qui, en tant qu’homme, adore et s’adresse à la toute-puissance du Père en reconnaissant l’apparente absence de cette toute- puissance. Le Père laisse les hommes se venger sur Jésus à cause de leur jalousie. Le Père se tait. Il y a là un très grand silence... Des sept paroles du Christ en croix, celle qui se rapproche le plus du « Abba » de l’Agonie est sans doute le « J’ai soif »17. Car lorsque Jésus dit «Abba », il veut exprimer le désir le plus grand de son cœur ; or le désir le plus grand de son cœur, c’est l’amour du Père, et c’est d’être lui-même tout amour pour le Père. Il y a là (entre « Mon Dieu, mon Dieu » et « Abba ») un contraste qui est très éloquent pour nous et qui nous aide à entrer dans cette intimité si mystérieuse. Ce qu’il y a de plus vulnérable dans le cœur de Jésus, ce qu’il y a de plus aimant et de plus brûlant, c’est son lien avec le Père. Il est le Fils bien-aimé en qui le Père a mis toutes ses complaisances18. C’est le Père lui-même qui dit cela : « Celui-ci est mon Fils, le bien-aimé... ». Jésus est le Fils, le bien- aimé, il est la complaisance même du Père, c’est-à-dire que le Père l’aime d’un amour unique. Tout l’amour qu’il pouvait donner à son Fils bien-aimé, tout l’amour qu’il a donné au Verbe, 17Jn 19, 28. 18Cf. Mt 3, 17 ; 17, 5 ; Mc 1, 11 ; Le 3, 22. 6 le Père le donne à Jésus, à l’humanité sainte de Jésus ; autrement, il ne pourrait pas dire que Jésus est son Fils, le bien-aimé, en qui il a mis toutes ses complaisances. Pour qu’il puisse dire cela, il faut que tout l’amour qu’il a pour son Verbe, son Fils bien-aimé, soit communiqué en plénitude au cœur de Jésus. Quelle est la réponse de Jésus ? Au Baptême, à la Transfiguration, il se tait ; à l’Agonie il y a un appel : « Père ! ». C’est la réponse. Essayons de comprendre un peu ce qui est contenu dans cet «Abba » du Fils bien- aimé. C’est l’amour, évidemment ; c’est la réponse à l’alliance que le Père fait avec son Fils bien-aimé, Vagapètos en qui il a mis toutes ses complaisances, le bien-aimé, l’unique, « celui 19 que son cœur aime » . Et Jésus appelle. Jésus ouvre son cœur par l’amour en disant : «Abba, Pater ! ». Voilà la réponse de Jésus, sa réponse dans l’amour. Cette réponse a été faite tout de suite au Baptême, mais dans le silence. Ici, elle est donnée pour nous, pour que nous comprenions l’intensité de l’amour de Jésus pour le Père. Cette réponse est donnée au moment de l’Agonie. C’est important, parce que c’est seulement au moment où l’on souffre d’une manière particulièrement forte, où le poids de la douleur est particulièrement intense, qu’on peut livrer certains secrets — on le sait bien. Il faut le poids de souffrance de l’Agonie — «Mon âme est triste à en mourir» — pour que Jésus dise : « Abba », pour que Jésus regarde le Père en tout petit enfant. Un homme, quand il souffre très intensément, quand son âme est triste à en mourir, quand il est en face de l’échec de toute sa vie, connaît alors une fragilité extrême. Or, humainement parlant, ce que Jésus vit à l’Agonie est l’échec le plus total qui soit. C’est un échec qui n’est pas seulement humain : c’est l’échec de l’Envoyé du Père, de Celui qui est venu pour glorifier le Père et nous sauver, et qui n’a voulu que cela. Pour le cœur du Christ, le mystère de la Croix est terrible, parce que c’est, en apparence, l’échec. Et il connaît la faiblesse des hommes, il sait combien les hommes ont de la peine à dépasser les apparences, et donc à dépasser ce que peut représenter l’échec extérieur pour découvrir la vérité profonde. Voilà pourquoi c’est si dur, si lourd pour lui qui vient nous sauver, qui vient nous montrer la voie, nous indiquer où est le Père... Il y a là un mystère de très grande tristesse, de tristesse divine. N’en restons pas à l’angoisse. L’Agonie est un mystère ; or l’angoisse n’est pas un mystère, on le sait bien. L’Agonie du Christ assume l’angoisse, oui, mais on ne comprend rien à ce mystère d’Agonie si on reste au niveau de l’angoisse, parce que l’angoisse est d’ordre psychologique. Si on reste au niveau psychologique, on ne comprend rien au mystère du Christ, parce que le Christ vit tout en tant que Fils bien-aimé relié au Père. Ce qui est vrai, c’est qu’il a porté toute l’angoisse des hommes, toute la tristesse des hommes, tout leur malheur. Cela il l’a porté totalement, jusqu’au bout ; mais il l’a porté dans Γamour, et c’est pour cela que c’est une tristesse divine, un mystère. A ce moment-là Jésus connaît dans son âme une expérience nouvelle, une expérience qu’il n’a encore jamais connue jusque-là : cette expérience de l’agonie, cette expérience de la tristesse, de la solitude — de * 19Cant 1, 7 ; 3, 1-4. 7 l’abandon des hommes. Et cette expérience est vécue dans l’amour. C’est pour cela qu’il dit : « Père, Abba » — la parole du tout petit... Quand on souffre à l’extrême, on redevient comme un tout petit enfant, dans une très grande fragilité ; et là, il y a une double fragilité : celle qui provient de l’amour, qui est la vulnérabilité, et la fragilité de celui qui doit porter la tristesse du monde, l’angoisse du monde. Dans ce mystère de Gethsémani, il y a comme un abîme dans le cœur de Jésus, un abîme de tristesse, de fragilité : « Père, Abba ». Essayons d’approfondir davantage, en comprenant que cet appel, c’est l’appel du pauvre. Car le tout-petit, c’est le pauvre. Jésus ne retourne pas à la crèche, c’est évident. Cela n’a rien d’un retour psychologique à la petitesse ! Jésus, à l’Agonie, est plus petit dans son expérience humaine, dans l’expérience de son cœur ; il connaît une petitesse plus grande que celle qu’il a connue à Bethléem. A Bethléem il connaît la petitesse d’un enfant qui est totalement remis entre les mains de ses parents. A Gethsémani, il connaît la petitesse de celui qui entre dans une pauvreté unique, dans la pauvreté divine : le dépouillement absolu de celui qui n’a plus aucun droit. En un rien de temps, tout ce qu’il a fait est comme abandonné, brûlé, détruit, il n’a plus que le Père. Certes le Père est tout pour le Fils ! Mais dans son âme humaine, Jésus vit comme une souffrance de « n’avoir plus que le Père »... Pour mieux saisir ce cri de l’enfant qui dit « Père », regardons d’autres cris, dans l’Ancien Testament, qui peuvent nous aider à comprendre. Il y a d’abord le cri du petit Ismaël, si extraordinaire . Certes le cri du petit Ismaël s’adresse à sa mère, car son père, Abraham, l’a bien abandonné. Pauvre Abraham ! Il entendait peut-être le cri de l’enfant au fond de son cœur... Toujours est-il qu’il y a le cri de ce petit Ismaël, et la mère est tellement fatiguée d’entendre ce cri (parce qu’elle ne peut rien faire) qu’elle s’éloigne pour ne plus l’entendre ; et c’est à ce moment-là que Dieu entend le cri de l’enfant. Le cri de l’enfant, c’est bien «Abba ». Tout est contenu dans ce mot : c’est un cri. C’est le cri de l’enfant pauvre qui a soif, qui n’en peut plus, qui est tout proche de la mort, et donc qui tombe en agonie. Cet enfant est en agonie, il va mourir, et le Père l’entend... Il y a aussi le cri du petit Isaac (Abraham a entendu ces deux cris) : « Père »2 210. Le petit Isaac, quand il est tout proche de la montagne de Moriyya, dans cette dernière journée de marche où l’on sent un poids très lourd interpelle Abraham : « Père ! ». Mais c’est tout à fait autre chose, ce n’est pas un cri de détresse, c’est le cri de l’enfant qui pressent un grand mystère. Les enfants ressentent souvent certaines choses que les grandes personnes ne ressentent plus, sauf si elles ont un cœur d’enfant de Dieu. Un enfant sent tout de suite qu’une situation est anormale et qu’elle est grave. C’est pour cela qu’il y a ce cri, qui veut réveiller le père comme père. Isaac veut réveiller ce qu’il y a de plus affectif, de plus aimant, de plus profond dans le cœur de son père. Ce père a l’air tellement absent ! Il a l’air d’être tellement plongé dans ses idées, dans sa tristesse. Là, l’enfant ne porte pas la tristesse du père, mais il pressent qu’il y a quelque chose de grave, et il interroge ; car quand on pressent quelque chose 20Cf. Gn21, 14 sq. 21Gn22, 7. 8

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