THÈSE PRÉSENTÉE POUR OBTENIR LE GRADE DE DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX ÉCOLE DOCTORALE Sciences et Environnements SPÉCIALITÉ : Épistémologie et histoire des sciences par Marcin KRASNODĘBSKI L’Institut du Pin et la chimie des résines en Aquitaine (1900-1970) Volume 1 sous la direction de Pascal Duris (co-encadrant : Jérôme Pierrel) Soutenue le 18 novembre 2016 Membres du jury : Bernadette BENSAUDE-VINCENT, professeur émérite, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Rapporteur Pascal DURIS, professeur des universités, Université de Bordeaux Directeur Nathalie JAS, CR1, directrice de l’Unité RiTME (Risques, Travail, Marchés, État), UR 1323 Examinatrice Pierre LAMARD, professeur des universités, Université de Technologie de Belfort-Montbéliard Rapporteur Jérôme PIERREL, maître de conférences, Université de Bordeaux Examinateur Evelyne FARGIN, professeur des universités, Université de Bordeaux Invitée À Ania 3 Remerciements Je remercie vivement pour leurs conseils et leur confiance Pascal Duris et Jérôme Pierrel qui ont accepté la codirection de mes travaux. Ils ont toujours été présents pour me guider tout en me laissant une grande liberté et beaucoup d’initiative. Je remercie le cluster d’excellence LAPHIA pour le financement de cette aventure qu’est la rédaction de la thèse, en particulier Anne-Lise Bué pour le soutien administratif, et Eric Papon et Lioniel Canioni pour leur intérêt dans un projet en histoire des sciences. Je voudrais exprimer en particulier ma profonde gratitude au LAPHIA pour le financement d’un séjour aux États-Unis qui a permis de beaucoup enrichir cette étude. Ce séjour a été également rendu possible par la bourse de la Chemical Heritage Foundation et j’aimerais remercier Carin Berkowitz pour son accueil à Philadelphie, et Steven Usselman pour son accueil à Atlanta. Merci également à la Chaire de valorisation de la chimie du pin maritime de Fondation Bordeaux-Université, en particulier à Cathel Bousquet et à Céline Selleron, aussi bien qu’aux membres de l’INRA à Pierroton pour la possibilité de valoriser mes travaux. Je voudrais aussi souligner l’importance des entretiens avec les anciens directeurs de l’Institut du Pin, Claude Filliatre et Bernard de Jéso, qui m’ont permis de mieux comprendre les enjeux auxquels a dû faire face l’Institut. En outre, j’exprime ma gratitude à Berndt Reinmeuller qui a partagé avec moi sa collection sur la normalisation de l’essence de térébenthine, et au Musée du patrimoine à Mimizan pour m’avoir donné accès à sa collection du Bulletin de l’Institut du Pin. Ce travail n’aurait pas été non plus possible sans Alexandre Saffre, dont les recherches sur le Bulletin de l’Institut du Pin ont été incorporées dans cette thèse, Marie- Astride Rouchon qui a complété mes connaissances sur le bois et les carburants forestiers, et enfin Victor Vergèz qui a contribué au classement des archives de l’Institut du Pin. J’aimerais également remercier mes collègues du laboratoire, Benjamin Le Roux et Charlotte Girout, pour avoir créé dans notre équipe une atmosphère si propice aux échanges intellectuels. 4 Enfin, je voudrais exprimer ma gratitude aux membres du jury : Bernadette Bensaude- Vincent, Pierre Lamard, Nathalie Jas et Evelyne Fargin, pour avoir accepté de participer à ma soutenance, et de l’intérêt qu’ils ont porté à mon sujet. 5 Résumé La chimie des résines est née en France à Bordeaux au début du XXe siècle. La naissance de cette discipline qui étudie la composition, les propriétés et les applications de la résine de pin est inextricablement liée à l’établissement de l’Institut du Pin. L’Institut du Pin est une entité complexe. Ses origines remontent à 1900, moment où Maurice Vèzes, professeur de chimie minérale à la Faculté des Sciences de Bordeaux, établit le Laboratoire de chimie appliquée à l’industrie des résines afin d’aider l’industrie landaise à faire face à la crise sociale et économique. L’industrie des résines dans les Landes et en Gironde se développe grâce à la proximité de la forêt landaise, le plus grand massif forestier en France. La résine de pin peut être distillée en deux substances : l’essence de térébenthine, produit volatil composé de terpènes, et la colophane ou le brai, produit solide composé d’acides résiniques. L’essence de térébenthine est alors utilisée comme solvant dans les peintures et vernis, mais sa position sur le marché est menacée par l’émergence de l’industrie pétrolière qui offre des solvants de moins bonne qualité, mais beaucoup moins chers. Le laboratoire de Maurice Vèzes tente de faire face à ces difficultés économiques en élaborant de nouveaux produits résineux et en mettant en place un système de contrôle d’échantillons d’essence de térébenthine pour combattre la fraude. Sous l’impulsion d’un jeune chimiste, Georges Dupont, au début des années 1920, le laboratoire de Vèzes se transforme en laboratoire de l’Institut du Pin, un nouvel organisme hébergé dans les bâtiments de la Faculté des Sciences de Bordeaux, mais entièrement financé par les communautés locales, le gouvernement et les industriels. Sous la direction de Dupont, puis de Georges Brus, l’Institut du Pin devient rapidement un centre mondial de recherches sur la résine. Ses laboratoires sont visités par les étudiants de pays aussi éloignés que la Chine, et son organe de publication, le Bulletin de l’Institut du Pin, est lu par les ingénieurs des plus grandes entreprises chimiques françaises et les plus importants chercheurs en chimie des terpènes dans le monde. Une multitude de nouveaux dérivés des produits résineux voit le jour dans l’Entre- deux-guerres, entre autres grâce aux travaux de l’Institut du Pin : camphre synthétique, revêtements routiers, résinates, savons résineux, colles de papeterie, colophanes stabilisées ou polymérisées, etc. Mais l’Institut du Pin ne se limite pas seulement aux recherches appliquées. Bien au contraire, sa mission est également de faire avancer la science « pure ». 6 Ses contributions à l’étude de la structure des acides résiniques sont particulièrement importantes, compte tenu de leur complexité et de leur instabilité par rapport au traitement thermique qu’ils subissent lors de la distillation. À côté de la chimie proprement dite, l’Institut du Pin s’intéresse aussi aux techniques du « gemmage » et de la distillation. Il élabore de nouveaux appareils à distillation et essaie d’améliorer les pots à résine. Enfin, une des missions de l’institution bordelaise est de rassembler et synthétiser les connaissances existantes dans le monde entier sous forme de publications. Il fixe les frontières de la discipline de la chimie des résines et dissémine les savoirs auprès des industriels locaux. Une autre tâche très importante de l’Institut du Pin est de participer à la normalisation des produits résineux. Il contribue indirectement à la discussion sur la présence des résines dans les savons de Marseille 72 %, et directement à la mise en place de la « gamme » des couleurs des colophanes, un outil nécessaire en vue d’établir justement leur prix. L’Institut essaie aussi de normaliser l’essence de térébenthine pour faciliter la détection des fraudes. Il établit une liste des propriétés, telles que la densité, la température de distillation ou l’indice de réfraction, pour évaluer la qualité d’une essence de térébenthine correctement distillée. Ces propriétés sont entièrement retranscrites dans la loi sur la répression des fraudes dans les produits résineux publiée en 1930. La réflexion scientifique de l’Institut devient juridiquement contraignante et l’Institut du Pin devient le seul organisme d’expertise en matière de fraudes sur l’essence de térébenthine. Cette position privilégiée est néanmoins contestée après la Seconde Guerre mondiale, quand le directeur de l’Institut et doyen de la Faculté des Sciences de Bordeaux, Georges Brus, s’implique dans les négociations autour de la norme ISO sur l’essence de térébenthine. Bien que l’autorité de l’Institut du Pin semble incontestable en ce qui concerne la résine, les définitions commerciales françaises sont rapidement critiquées et rejetées par d’autres pays. La question fondamentale concerne l’origine de l’essence de térébenthine. Tant que la France défend le principe selon lequel l’essence de térébenthine est issue de la distillation de la gemme, d’autres pays considèrent que la térébenthine peut provenir aussi de la distillation du bois résineux, une technique inconnue en France, mais répandue aux États-Unis qui sont le premier producteur mondial de produits résineux. Contrairement à la France qui, tout au long du XIXe siècle, plante une forêt artificielle dans les Landes afin de l’exploiter pour la résine, les États-Unis possèdent des forêts de pins immenses dans les états du sud, entre autres en Géorgie et en Floride. Les Américains ne se 7 soucient pas de préserver cette richesse forestière et utilisent des méthodes très destructrices pour fabriquer la résine. Ils laissent des milliers d’hectares de pins coupés. La dévastation est telle qu’au début du XXe siècle, l’avenir de l’industrie résinière américaine est mis en question, point qui suscite l’émotion jusqu’au Sénat américain. La France est à l’époque présentée comme modèle à suivre en ce qui concerne les techniques forestières et les avancées en chimie. Les chercheurs américains éminents, entre autres le père de la papeterie américaine, Charles Herty, se rendent en France pour comprendre les raisons des succès français. Dans l’Entre-deux-guerres, la situation de l’industrie des résines outre-Atlantique est bouleversée. D’un côté, est établie une série d’institutions ayant pour but de la sauver. Certaines sont construites à l’image de celles en France (l’Institut du Pin d’Amérique), mais le rôle le plus important est joué par les laboratoires du Département de l’Agriculture à Washington et par sa station à Olustee en Floride. De l’autre côté, l’industrie chimique lourde, représentée par la Hercules Powder Company, découvre que le bois de pin mort peut être utilisé afin de produire des « térébenthines de bois » et des « colophanes de bois », très similaires en ce qui concerne leurs propriétés à celles extraites de la gemme. Grâce à l’augmentation rapide de l’investissement privé dans la recherche sur les résines, aussi bien qu’à l’amélioration du financement des institutions publiques, la chimie des résines connaît un essor formidable à la fin des années 1930 et au début des années 1940 en Amérique. Après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les chercheurs français qui se rendent aux États-Unis pour mettre à jour leurs connaissances. Quand Georges Brus défend les normes françaises sur l’essence de térébenthine devant la communauté internationale, les États-Unis sont le centre mondial d’expertise dans le domaine des résines et la France est reléguée au second plan. Face à la détérioration de sa position à l’international, l’Institut du Pin après la guerre essaie de reconstruire son identité. Sous l’Occupation il se rapproche de l’industrie pétrolière en tissant des liens avec la Société des pétroles Jupiter (rebaptisée ensuite la Shell française) pour élaborer des huiles de remplacement à partir des colophanes. La collaboration semble fructueuse, mais après la fin des hostilités, les prix du pétrole chutent et le projet est abandonné. L’Institut essaie ensuite de créer une industrie chimique lourde dans la région, avec l’aide d’un monopole local, l’Union Corporative des Résineux. Cette dernière finance abondamment les travaux de l’institution bordelaise. Les membres de l’Union, les entreprises locales, travaillent ensemble avec les chimistes universitaires sur la mise en place de 8 nouvelles grandes usines capables de fabriques de nouveaux produits. En outre, l’Institut du Pin n’hésite pas à s’impliquer aussi dans les projets peut-être moins importants du point de vue de l’industrie des résines, mais très prestigieux scientifiquement. Par exemple, il travaille avec le Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques sur les carburants de fusée à partir d’essence de térébenthine. L’Institut du Pin arrive à établir de nombreuses collaborations et à rester au cœur du tissu industriel de l’Aquitaine grâce aux financements importants de la part de l’industrie locale et de l’État. Avec des dizaines de chercheurs associés, il est aussi grand que les plus prestigieux laboratoires français après la Seconde Guerre mondiale. Cette situation est paradoxale, si on considère que la crise dans l’industrie des résines progresse à partir du moment où leurs prix chutent, en 1926. À partir de cette année, la production baisse et les prix fluctuent continûment. L’industrie perd beaucoup d’importance après la Guerre et meurt dans les années 1960 et 1970. Exactement à la même période, l’Institut du Pin connaît un essor sans précédent grâce aux subventions dans le cadre des IVe et Ve plans économiques. Son équipe est plus large que jamais et il déménage dans de nouveaux bâtiments sur le campus de la Faculté des Sciences de Bordeaux. En fait, si on retrace les prix et la production de l’industrie des résines, et si on les compare à l’évolution des budgets de l’Institut du Pin, on voit que l’Institut du Pin souffre de difficultés en temps de prospérité de l’industrie et qu’il s’épanouit pendant les crises économiques. Il semble que l’industrie se désintéresse de la science quand elle n’est pas menacée, mais quand les troubles financiers apparaissent, elle fait volontairement confiance aux promesses des scientifiques et investit dans la recherche. Cette corrélation inverse semble contredire des visions trop simplistes du modèle linéaire de l’innovation et de l’organisation de la politique de l’innovation. Comment expliquer l’émergence de la chimie des résines en Aquitaine et sa relation particulière avec l’économie régionale ? On peut tenter de formuler quelques réponses en ayant recours à la notion de triple hélice. Les initiatives au carrefour de l’Université, l’État et l’Industrie sont depuis peu fortement encouragées afin de rendre la science mieux ancrée dans l’environnement socio-économique local. L’histoire de l’Institut du Pin montre que la mise en place de ce type d’organismes hybrides peut aider à formuler une identité disciplinaire originale, inconnue ailleurs. C’est grâce à la fusion de trois acteurs que la chimie des résines se cristallise en France et non pas aux États-Unis ou en Allemagne. En même temps, la dépendance d’un district industriel local tout entier sur l’expertise de l’Institut du 9 Pin contribue à une certaine forme de passivité dans les relations science-économie dans la région, et à long terme, permet à l’Institut du Pin de profiter des crises économiques. En conséquence, l’histoire de cette institution peut intéresser non seulement la communauté des historiens des sciences, mais aussi ceux qui s’intéressent à la construction des politiques scientifiques. 10 Abstract Pine resin chemistry was born in France in the beginning of the 20th century. The birth of this academic discipline, devoted to the study of composition, properties and applications of pine resin, is intimately linked to the establishment of the Pine Institute. The Pine Institute was a complex entity reuniting a diversity of stakeholders. Its origins go back to 1900 when Maurice Vèzes, professor of mineral chemistry at the Faculty of Sciences in Bordeaux, created the Laboratory of Chemistry Applied to the Resin Industry in order to help the regional resin industry to fight the social and economic crisis. The resin industry in the departments of Landes and Gironde in Aquitaine in southwestern France developed thanks to the proximity of the Landes forest, the largest French forest up to this day. Pine resin can be distilled into two substances: turpentine spirit, a volatile distillate made of terpenes, and rosin, a solid substance made of resinic acids. Turpentine spirit was widely used as a paint solvent, but its market position was threatened by the rise of the petroleum industry offering low quality but cheap alternatives. The Laboratory of Maurice Vèzes aspired to counter these economic difficulties by inventing new resinous products and opening new market outlets. Moreover, it tried to protect turpentine spirit by establishing a sample control system to detect counterfeit attempts. Spurred on by Georges Dupont, a young ambitious chemist, the Vèzes’ laboratory transformed into the Pine Institute, an organism hosted in the buildings of the Faculty of Sciences but entirely financed by local communities, the government and the industry. Managed by Dupont from 1922, and later by a specialist in terpene chemistry, Georges Brus, the Pine Institute quickly became the world centre of resin-related research. Its laboratories were visited by students from all corners of the world and its internal publication, the Bulletin de l’Institut du Pin, was read by the engineers from the largest French chemical companies as well as by the most important specialists in terpene chemistry. In the inter-war period, a whole new range of resin-based products was put on the market: synthetic camphor, road coatings, resinates, resin soaps, paper varnishes, stabilized rosins, polymerized rosins etc. The Pine Institute was involved in their development but it went beyond applied research and never neglected “pure” science. For example, its contributions towards the discovery of the architecture of resinic acids are hard to overestimate, taking into account their complexity as well as their instability in high
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