VOLUME XXIX:1 –PRINTEMPS 2001 Le renouvellement de la profession enseignante : tendances, enjeux et défis des années 2000 Rédacteurs invités: Maurice TARDIF, Université de Montréal (Québec), Canada Claude LESSARD, Université de Montréal (Québec), Canada Joséphine MUKAMURERA, Université de Sherbrooke (Québec), Canada 1 Liminaire 86 Les futurs enseignants confrontés aux TIC: Continuités et ruptures dans l’évolution actuelle changements dans l’attitude, la motivation et du métier d’enseignant lespratiques pédagogiques Maurice TARDIF, Université de Montréal (Québec), Thierry KARSENTI, Université de Montréal (Québec), Canada Canada Claude LESSARD, Université de Montréal (Québec), Lorraine SAVOIE-ZAJC, Université du Québec à Hull Canada (Québec), Canada Joséphine MUKAMURERA, Université de Sherbrooke François LAROSE, Université de Sherbrooke (Québec), (Québec), Canada Canada 13 L’influence des normes d’établissement dans 125 Les défis de l’enseignement en milieu francophone la socialisation professionnelle des enseignants: minoritaire: le cas de l’Ontario le cas des professeurs des collèges périphériques Diane GÉRIN-LAJOIE, Université de Toronto (Ontario), français Canada Agnès van ZANTEN, Centre national de la recherche 141 De l’histoire et de l’avenir de la formation des scientifique, Observatoire sociologique du change- maîtres au Canada anglais: la tradition dans la ment – Fondation nationale des sciences politiques, pratique des formateurs des maîtres France David N. BOOTE, University of Central Florida, USA 36 La construction sociale de la profession Marvin F. WIDEEN, Simon Fraser University enseignante: un réseau d’histoires (Colombie-Britannique), Canada Isabel LELIS, Pontifícia Universidade Católica do Rio Jolie MAYER-SMITH, University of British Columbia de Janeiro, Rio de Janeiro, Brésil (Colombie-Britannique), Canada Jessamyn O. YAZON, University of British Columbia 52 La profession enseignante en France: permanence (Colombie-Britannique), Canada et éclatement Vincent LANG, France 175 Au-delà des renforcements intrinsèques: les relations émotionnelles des enseignants avec leurs élèves 70 Pluralité des mondes et culture commune: Andy HARGREAVES, University of Toronto (Ontario), enseignants et élèves à la recherche de normes Canada partagées Yves DUTERCQ, chargé de recherche, Groupe d’études 200 Les transformations actuelles de l’enseignement: sociologiques, INRP, Paris, France trois scénarios possibles dans l’évolution de la profession enseignante Claude LESSARD, Université de Montréal (Québec), Canada Maurice TARDIF, Université de Montréal (Québec), Canada VOLUME XXIX:1 –PRINTEMPS 2001 Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française dont la mission est d’inspirer et de soutenir le développe- ment et l’action des institutions éduca- tives francophones du Canada. Directrice de la publication Chantal Lainey, ACELF Présidente du comité de rédaction Mariette Théberge, Université d’Ottawa Comité de rédaction Gérald C. Boudreau, Université Sainte-Anne Lucie DeBlois, Université Laval Simone Leblanc-Rainville, Université de Moncton Paul Ruest, Collège universitaire de Saint-Boniface Mariette Théberge, Université d’Ottawa Directeur général de l’ACELF Richard Lacombe Conception graphique et montage Claude Baillargeon pour Opossum Responsable du site Internet Anne-Marie Bergeron Lestextes signés n’engagent que la responsabilitéde leurs auteures et auteurs, lesquels en assurent également la révision linguistique. De plus,afin d’attester leur recevabilité, au regard des exigences du milieu universitaire, tous les textes sont arbitrés, c’est-à-dire soumis à des pairs, selon une procédure déjà convenue. La revue Éducation et francophonie est publiée deux fois l’an grâce à l’appui financier du ministère du Patrimoine canadien etdu Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. 268, rue Marie-de-l’Incarnation Québec (Québec) G1N 3G4 Téléphone: 418 681-4661 Télécopieur: 418 681-3389 Courriel: [email protected] Dépôt légal Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives du Canada ISSN 0849-1089 Liminaire Continuités et ruptures dans l’évolution actuelle du métier d’enseignant Maurice TARDIF,professeur, directeur du CRIFPE CRIFPE, Faculté des sciences de l’éducation, Université de Montréal (Québec), Canada Claude LESSARD,professeur, directeur du LABRIPROF CRIFPE,Faculté des sciences de l’éducation, Université de Montréal (Québec), Canada Joséphine MUKAMURERA Facultédessciences de l’éducation, Université de Sherbrooke (Québec), Canada Préambule Longtemps assimilé à une vocation, voire à du maternage, représentant un métier peu valorisé et peu rémunéré qui exigeait un faible niveau de formation, et cela un peu partout au Canada et dans les autres sociétés occidentales, l’enseigne- ment est devenu depuis une cinquantaine d’années une occupation plus stable et plus spécialisée dans laquelle il est possible de faire carrière et qui exige une forma- tion universitaire supérieure ou l’équivalent. Cette évolution de l’enseignement s’inscrit dans l’évolution plus globale des systèmes scolaires à partir de la Seconde Guerre mondiale, qui vont rapidement se démocratiser pour s’ouvrir à l’ensemble des enfants, tout en se bureaucratisant et en se modernisant. L’école traditionnelle se transforme alors en «école de masse» ouverte à tous, placée sous la responsa- bilité directe des États nationaux qui, pour la plupart, vont investir massivement en éducation et mettre en œuvre des réformes importantes autant des structures volume XXIX, printemps 2001 1 www.acelf.ca Continuités et ruptures dans l’évolution actuelle du métier d’enseignant scolaires que des curriculums et des idéologies pédagogiques (éducation nouvelle, centration sur l’enfant, psychologie de l’apprentissage, humanisme scientifique, etc.). Cette évolution de l’enseignement répond aussi aux transformations de la société elle-même, car celle-ci s’est complexifiée à tous les points de vue. Elle exige des nouvelles générations une formation de plus en plus longue, tant sur le plan des normes qui président à l’organisation de la vie sociale et à l’exercice de la citoyenneté que sur le plan des compétences nécessaires au renouvellement des fonctions socio- économiques. De plus, tous les observateurs s’accordent pour dire que cette évolu- tion est loin d’être terminée. Elle s’accélère au contraire et les conditions écono- miques, sociales et culturelles dans lesquelles évoluent les enseignants changent à vue d’œil, les forçant à s’adapter sans cesse à des problèmes inédits et à relever de nombreux et nouveaux défis. L’expansion extraordinaire des connaissances et le foisonnement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, la transformation des structures familiales et communautaires, la mouvance des repères culturels et moraux, l’appauvrissement des enfants, le pluralisme culturel et le relativisme éthique, les comportements anomiques et l’usage de la drogue chez les jeunes, les mutations du marché de l’emploi constituent quelques-uns de ces problèmes et défis parmi tant d’autres. Cette évolution de plus en plus rapide et d’ap- parence parfois chaotique de la société se répercute directement sur l’enseignement, transformant aussi bien les conditions d’accès à la profession que son exercice, ainsi que les cheminements de carrière de ses membres et leur identité professionnelle. À cause de tous ces changements, l’époque est définitivement révolue où il suffisait de connaître les rudiments d’une matière et quelques recettes permettant de contrôler des élèves turbulents pour se voir aussitôt accorder le titre d’enseignant. En effet, on sait désormais que le travail enseignant représente une activité profession- nelle complexe et de haut niveau, qui fait appel à des connaissances et des compé- tences dans plusieurs domaines: culture générale et connaissances disciplinaires; psychopédagogie et didactique; connaissance des élèves, de leur environnement familial et socioculturel; connaissance des difficultés d’apprentissage, du système scolaire et de ses finalités; connaissance des diverses matières au programme, des nouvelles technologies de la communication et de l’information; savoir-faire en ges- tion de classe et en relations humaines,etc.) Cette activité professionnelle nécessite aussi des aptitudes et des attitudes propres à faciliter l’apprentissage chez les élèves: respect des élèves; habiletés communicationnelles; capacité d’empathie; esprit d’ou- verture aux différentes cultures et minorités; habiletés à collaborer avec les parents et les autres acteurs scolaires, etc.; ainsi qu’une bonne dose d’autonomie et l’exercice d’un jugement professionnel respectueux autant des besoins des élèves que des exigences de la vie scolaireet sociale. Bref, l’enseignement est devenu un travail spécialisé et complexe, une activité exigeante réclamant, chez celles et ceux qui l’exercent, l’existence d’un véritable professionnalisme. volume XXIX, printemps 2001 2 www.acelf.ca Continuités et ruptures dans l’évolution actuelle du métier d’enseignant Quelques transformations récentes de l’enseignement On constate que cette évolution d’ensemble de l’enseignement est marquée depuis les années 1980 et surtout depuis le début des années 1990 par des transfor- mations plus récentes encore: • On observe aujourd’hui une tendance importante à un renouvellement des agents scolaires partout en Amérique du Nord. Bien que les données à ce pro- pos soient difficiles à interpréter car plusieurs facteurs sont en cause, on s’at- tend à ce que 30% à 40% des enseignants nord-américains prennent leur retraite au cours de la présente décennie. Mais à quel rythme, par qui et com- ment seront-ils remplacés? On l’ignore pour le moment. Comme V. Lang le souligne dans son article, la situation est sensiblement la même en France où plus de 40% des enseignants doivent partir dans les dix prochaines années. Conjuguée au renouvellement des enseignants, la lente et difficile insertion de nouveaux agents scolaires, à commencer par les jeunes enseignants, soulève toute la question de leur préparation à un métier de plus en plus complexe. Au Canada, ces dernières années, plusieurs provinces ont réduit leur corps enseignant, comme c’est le cas en Ontario (-4,5%) et au Québec (-2,5%). La pré- carité d’emploi s’accroît, les cheminements dans l’enseignement se font plus instables alors que les phases d’insertion s’allongent et que les carrières dans l’enseignement deviennent plus éclatées et imprévisibles. On retrouve dans plusieurs pays des phénomènes similaires liés aux difficultés d’insertion des nouvelles générations d’enseignants, aux problèmes de rétention, aux compres- sions budgétaires, au nouveau «public management»qui s’installe à l’intérieur des établissements et qui affecte la sélection du personnel scolaire, le roulement et la mobilité des enseignants, etc. Aux États-Unis, seulement la moitié des diplômés d’un programme de formation d’enseignants accède à l’enseigne- ment; de cette moitié, 50% quittent le métier au cours des cinq premières années de pratique, ce qui est un taux de perdition de 75%. • Depuis le début des années 1980 et encore plus fortement au début des années 1990, les vagues de compressions budgétaires en éducation ont frappé dure- ment les enseignants qui doivent affronter des défis et des problèmes de plus en plus nombreux mais avec des ressources moindres. Dans plusieurs pays, les enseignants se sentent souvent isolés, essoufflés et partout leur message est le même: ils manquent de temps pour tout faire et leur niveau de stress augmente devant les obstacles et difficultés multiples qu’ils rencontrent dans leur travail quotidien. Sur le plan quantitatif (heures, semaine de travail, nombre d’élèves par groupe, etc.), la tâche des enseignants n’a guère varié depuis les années 1960, mais il en va autrement sur le plan qualitatif, car plusieurs facteurs con- tribuent à l’alourdir et à la complexifier. Par exemple, les groupes d’élèves sont plus hétérogènes qu’auparavant et leurs besoins sont plus diversifiés. De plus, particulièrement au secondaire et dans les grands établissements, la rigidité et la fragmentation de l’organisation de l’enseignement rendent plus difficile le contact personnalisé avec les élèves et leur encadrement. Dans plusieurs pays, volume XXIX, printemps 2001 3 www.acelf.ca Continuités et ruptures dans l’évolution actuelle du métier d’enseignant on constate aussi un appauvrissement d’une partie importante des enfants, notamment ceux qui vivent dans les familles monoparentales. Il en découle que la charge de travail des enseignants est plus lourde qu’avant mais surtout plus prenante, plus accaparante et plus exigeante, tandis que les moyens et les financements ont diminué comme une peau de chagrin. • Le désengagement relatif des États dans le financement de l’éducation s’est traduit aussi par le développement de nouveaux modes de régulation des sys- tèmes scolaires qui ont des effets importants sur les enseignants: la décentrali- sation; la mise en place de systèmes d’indicateurs de rendement et de perfor- mance; la rationalisation du travail des agents scolaires; la reddition de comptes dans le cadre de contrats de réussite; la place plus grande occupée par les parents et les communautés locales dans la gestion des établissements; la com- pétition entre les établissements; l’essor des projets pédagogiques locaux; l’au- tonomie «obligée» des acteurs de la base, etc. Il y a fort à parier que de telles tendances vont redessiner peu à peu le paysage organisationnel et le discours idéologique sur l’enseignement au cours des prochaines années,modifiant en profondeur les modalités mêmes d’exercice de la profession enseignante. Par exemple, jadis conçue comme un service public, l’éducation est désormais de plus en plus considérée comme un investissement, ce qui se traduit par des mesures et des exigences nouvelles face au travail des enseignants: ils doivent être performants et viser l’excellence; adhérer à un professionnalisme carac- térisé par un engagement passionné, une exigence élevée et une éthique du service à l’égard de leurs «clients». Cette évolution heurte jusqu’à un certain point les anciennes formes de solidarité et de défense internes au corps enseignant, à commencer par le syndicalisme, mais aussi les visions plus socio- communautaires et politiquement engagées du métier d’enseignant. • En Amérique du Nord et en Europe, le mouvement de professionnalisation de l’enseignement constitue également un élément qui peut modifier cette occu- pation dans la prochaine décennie. Au Canada, la création d’ordres profession- nels des enseignants en Colombie-Britannique (1986) et en Ontario (1996) ainsi que la tentative de création en cours au Québec vont dans le sens général de ce mouvement de professionnalisation de l’enseignement. Onretrouve des initia- tives apparentées dans d’autres provinces (Alberta, Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse), qui visent à hausser les standards de formation à l’enseigne- ment et à mieux en contrôler la qualité. La professionnalisation s’accompagne aussi d’efforts importants pour décentraliser les systèmes éducatifs, réduire la bureaucratie, accroître l’autonomie et la responsabilité des acteurs sur le ter- rain. Cependant, ces objectifs demeurent encore pour la plupart à l’état d’idéaux. En effet, au Canada, il n’est pas évident que les relations de travail au sein des systèmes scolaires, les vagues successives de compressions budgétaires et l’alourdissement de la tâche des enseignants vont dans ce sens.On retrouve sensiblement les mêmes phénomènes dans plusieurs autres pays. • Sous l’effet des technologies de l’information et de la communication, les bases techno-pédagogiques de l’enseignement commencent à se transformer. volume XXIX, printemps 2001 4 www.acelf.ca Continuités et ruptures dans l’évolution actuelle du métier d’enseignant Longtemps métier de parole placé sous l’autorité de l’écrit et du livre, l’en- seignement a passé par-dessus la fausse révolution audiovisuelle sans en être durablement affecté, mais tout porte à croire que les technologies de la commu- nication auront un impact beaucoup plus profond et durable, car elles peuvent vraiment modifier en profondeur les formes de la communication pédagogique ainsi que les modes d’enseignement et d’apprentissage en usage dans les écoles depuis quatre siècles. Elles peuvent aussi, ce qui est complètement nouveau par rapport à la pseudo-révolution audiovisuelle, transformer l’organisation même de l’enseignement et du travail enseignant. Dans différents pays, on tente actuellement des expériences d’enseignement qui ne sont plus basées sur la coprésence des enseignants et des élèves au sein de classes traditionnelles. À l’heure actuelle, il est difficile d’entrevoir exactement les formes et l’ampleur que prendront dans un proche avenir ces expériences. Mais, d’ores et déjà, on peut faire l’hypothèse plausible qu’elles vont se tailler une place de plus en plus importante. • Profession au cœur même de la transmission des savoirs scolaires (connais- sances, disciplines, normes, valeurs, etc.) et de leur acquisition par les nouvelles générations, l’enseignement est profondément affecté par la crise du savoir dans notresociété moderne avancée ou, comme on dit volontiers aujourd’hui, postmoderne.Cette crise n’est pas bien sûr celle de la production du savoir, qui fonctionne aujourd’hui comme jamais à plein régime, mais bien celle de sa valeur au sein du monde social, communautaireet individuel. Ilsemble que le savoir ait perdu sa force d’unification et qu’il existe désormais uniquement sous les modes de la dispersion, de la fragmentation et de l’éclatement. Les bases mêmes de la formation scolaire deviennent alors problématiques tandis que les contenus et les modes de connaissance que les enseignants doivent présenter aux élèves s’avèrent incertains, contestables et contestés. • Enfin, profession fondée sur une incontournable responsabilité éthique envers les jeunes qu’elle prend en charge, l’enseignement est confronté à des phé- nomènes comme l’appauvrissement des enfants, l’exclusion, l’éclatement des modèles d’autorité, ainsi qu’à une certaine dualisation des sociétés. En effet, si la structure du monde du travail a beaucoup évolué depuis le tournant du siècle, il y a néanmoins, aujourd’hui, de plus en plus d’exclus, de chômeurs et d’assistés sociaux, des jeunes sans travail et sans avenir. La «société du savoir» semble vouloir se structurer en marginalisant et en excluant de sa dynamique de croissance une portion importante de la population et notamment une part importante des jeunes générations. Alors les anciens clivages, qu’on croyait dis- parus lors des années de croissance glorieuse (1950-1980), réapparaissent sous des formes qui, bien que peut-être postmodernes, engendrent le même lot tra- ditionnel d’inégalités sociales, de souffrance, de perte de sens, de violence et de conduites extrêmes. Nul besoin d’être devin ou sorcier pour prédire que ces tendances vont se main- tenir, s’accentuer et s’amplifier au cours de la prochaine décennie. volume XXIX, printemps 2001 5 www.acelf.ca Continuités et ruptures dans l’évolution actuelle du métier d’enseignant Un métier à évolution lente malgré tout? Pourtant, il serait illusoire de croire que l’école et l’enseignement changent au même rythme et s’adaptent rapidement à tous ces phénomènes dont certains peuvent d’ailleurs être contradictoires. Dans une remarquable étude sur l’évolution de l’enseignement de 1890 à 1990 aux États-Unis, Larry Cuban (1993), historien américain de l’éducation, a montré que la très grande majorité des enseignants enseignent aujourd’hui à peu près comme leurs prédécesseurs enseignaient il y a un siècle. Or, lorsqu’on connaît la somme de changements et de réformes qui a marqué l’école américaine au XXesiècle, ce constat est pour le moins étonnant. Pour certains chercheurs en éducation (Hargreaves, 1994), le système scolaire semble un véritable dinosaure. Érigé à l’époque de la société industrielle moderne, il continue sa course comme si de rien n’était et semble avoir beaucoup de peine à intégrer les changements en cours. Bref, il apparaît comme une structure figée une fois pour toutes, une organisation fossilisée. Sans aller jusque-là, on observe cependant que l’enseignement, malgré les changements et les réformes des dernières décennies, malgré les nouvelles ten- dances actuelles qui se dessinent, a beaucoup de mal à échapper aux formes établies du travail enseignant: apprentissage du métier sur le tas; valorisation de l’expé- rience; métier à forte dimension féminine; classes fermées qui absorbent l’essentiel du temps professionnel; individualisme en enseignement et donc peu de collabora- tion entreles pairs; pédagogie traditionnelle; vision souvent statique du savoir sco- laire; faible connaissance des cultures non européennes; etc. Ces phénomènes recoupent les conclusions de nombreuses recherches menées en France et ailleurs (États-Unis, Canada, Grande-Bretagne, etc.) sur les pratiques pédagogiques des enseignants de métier: loin d’adhérer massivement aux changements et d’épouser spontanément les nombreuses réformes, les enseignants apparaissent volontiers «traditionnalistes» et souvent méfiants envers les tentatives de transformation de leur métier. Certes, ils ne rejettent pas automatiquement les efforts pour «améliorer» leurs pratiques et les adapter aux dernières innovations pédagogiques; cependant, s’ils changent, c’est toujours en intégrant le nouveau à l’ancien et en incorporant l’innovation aux traditions établies. Autrement dit, si les enseignants transforment leurs pratiques pédagogiques et les adaptent, ce n’est jamais que lentement et comme à reculons. Bref,traversée et marquée par des tendances lourdes porteuses de transformations profondes aussi bien de l’école que de l’univers du travail enseignant, la profession enseignante demeure en même temps par bien des côtés une occupation traditionnelle et en continuité avec le passé,une sorte de métier artisanal qui survit tant bien que mal au sein de la grande industrie scolaire de l’école de masse. Partant de ce constat, le propos de ce numéro thématique s’intéresse donc, sous l’angle des continuités et des ruptures, aux évolutions qui façonnent actuellement la situation de la profession enseignante, notamment au Canada mais aussi dans les autres pays qui vivent des expériences comparables. volume XXIX, printemps 2001 6 www.acelf.ca Continuités et ruptures dans l’évolution actuelle du métier d’enseignant Les responsables de ce numéro thématique ont par conséquent invité des chercheurs de différents pays et de divers horizons disciplinaires (sociologues, histo- riens, pédagogues, psychologues, didacticiens, etc.) qui, partant de travaux de re- cherche, d’études de systèmes, de situations ou de cas, ainsi que de données solide- ment établies, se sont efforcés de dégager et de préciser ce qui leur semble être des tendances lourdes, des enjeux importants ou des défis incontournables qui caractérisent et caractériseront l’évolution de la profession enseignante au cours de la décennie qui commence. Contenus du numéro Ce présent numéro s’ouvre sur un article d’Agnès van Zanten, sociologue de l’éducation en France. Zanten s’intéresse ici à la socialisation professionnelle des enseignants du secondaire en France qui travaillent dans des collèges réputés «diffi- ciles», situation que l’on retrouve bien sûr dans plusieurs pays et particulièrement dans les grandes zones urbaines défavorisées. Se situant dans une perspective inter- actionniste, elle propose de concevoir l’établissement comme «un cadre central dans l’émergence de normes professionnelles contextualisées en milieu urbain défa- vorisé». Elle s’attache à montrer les écarts entre la conception dominante et officielle du rôle des enseignants et leurs conditions réelles et difficiles d’exercice du métier; ces écarts renforcent l’importance d’une socialisation au sein même des établisse- ments, laquelle est susceptible d’engendrer de profondes révisions identitaires. L’article montre que ces révisions identitaires procèdent, d’une part, d’une «régula- tion autonome» reposant surtout sur les interactions avec les élèves et avec des col- lègues plus anciens qui ont su vivre, malgré les difficultés quotidiennes, une carrière somme toute positive et, d’autre part, d’une «régulation contrainte» provenant des enseignants plus jeunes et des chefs d’établissement. Toutefois, ces deux types de régulation laissent, comme l’indique bien van Zanten, irrésolue toute la question des difficultés du métier d’enseignant dans ces établissements particulièrement diffi- ciles. Ces éléments d’analyse permettent de mieux comprendre les liens entre l’iden- tité, la socialisation professionnelle et la réalité des établissements. Ils mettent en lumière le rôle structurant des contextes quotidiens du travail dans la construction des identités enseignantes,et l’importance fondamentale du rapport aux élèves et, secondairement, du rapport aux collègues. Directrice du département d’éducation de l’Université pontificale catholique de Rio de Janeiro, Isabel Lelis raconte l’histoire de la profession enseignante brésilienne en montrant que celle-ci est d’abordet avant tout une construction issue d’un véri- table réseau d’histoires de vie où s’entremêlent l’histoire sociale des enseignantes, l’histoire des femmes, leurs histoires familiales, personnelles et professionnelles, mais aussi l’histoiredes luttes des enseignantes dans un contexte de sélection sociale et scolaire impitoyable, l’histoire des résistances de la profession enseignante face à la déqualification dont elle est l’objet de la part du pouvoir public et de l’université. Utilisant la notion d’habitus professionnelinspirée des idées de Pierre Bourdieu, Lelis volume XXIX, printemps 2001 7 www.acelf.ca Continuités et ruptures dans l’évolution actuelle du métier d’enseignant montre que celui-ci est différencié en fonction des trajectoires de vie des enseignantes, de leur enracinement social et de leur expérience de la résistance face àcertains pouvoirs (État, université, etc.). De ce point de vue, il y aurait lieu de con- cevoir un professionnalisme enseignant lui-même pluriel, comportant des formes particulières de vivre le travail, qui ne sont pas nécessairement visibles, ni revêtues de caractéristiques communes. Vincent Lang présente un brillant raccourci de l’évolution récente du corps enseignant en France et des enjeux les plus importants qui marquent sa situation actuelle. Comment penser, après les nombreux bouleversements qu’a connus le sys- tème scolaire français (massification, démocratisation, bureaucratisation, nouvelles idéologies pédagogiques, etc.), la dialectique identitaire des changements et des continuités qui structure cet imposant corps professionnel qui possède, à l’inverse des corps enseignants nord-américains, une vieille et longue histoire, mais sans unité professionnelle? En effet, historiquement, la profession enseignante n’a jamais eu d’unité en France, particulièrement au secondaire, et entre le secondaire et le pri- maire. Lang offre d’entrée de jeu quelques repères sociographiques sur les enseignants en France, sur les générations qui se succèdent et s’additionnent, sur l’évolution des conditions de leur recrutement et les transformations de leurs forma- tions initiales.Ilsouligne que les nouvelles formations et les IUFM peuvent êtrelus comme des terrains d’unification de la profession enseignante. Pourtant, on conti- nue toujours d’observer un éclatement de l’unité postulée des corps enseignants (primaire/secondaire, ancien/nouveau, titulaire/agrégé, etc.), débouchant aujour- d’hui sur un travail collectif de réélaboration du sens du métier. Mais ce sens du métier ne peut pas se construire indépendamment des autres acteurs de la quotidienneté avec lesquels travaillent les enseignants, à commencer par les élèves. Comme le rappelle Yves Dutercq, il ne peut pas exister, au sein des établissements scolaires et des classes, de situations d’enseignement sans un partage minimal de normes sociales entre les acteurs qui y sont engagés et qui cocons- truisent ensemble ces mêmes situations. Ce constat soulève par conséquent toute la question du partage de normes entre les enseignants d’un même établissement, mais aussi entre ces enseignants et leurs élèves: comment se réalise aujourd’hui un tel partage,alors que l’institution scolaireet la société elle-même sont travaillées et tiraillées de l’intérieur par une multiplicité de normes parfois sans commune mesure entre elles? C’est à cette question que s’attaque l’article de Dutercq, en se situant dans la lignée de la tradition ethnographique anglo-saxonne, mais en cherchant aussi à élargir ses perspectives en prenant en compte la pluralité des «mondes» (famille, quartier, bande de copains, etc.) dans lesquels vivent les élèves, mondes qu’ils amènent avec eux dans les classes et les établissements puisqu’ils sont consti- tutifs de leur subjectivité et de leurs représentations. Menant son étude dans un éta- blissement situé dans une zone difficile, Dutercq met en évidence les processus de négociation maître/élèves qui sous-tendent l’enseignement en classe et les rapports dans l’établissement. Ces processus correspondent à la recherche «d’un accord entre des mondes au départ très étrangers les uns aux autres» et seule l’atteinte d’un certain équilibre dans les situations d’enseignement en classe permet d’établir un volume XXIX, printemps 2001 8 www.acelf.ca
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