BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE LA LOGIQUE DE HEGEL ET LES PROBLÈMES TRADITIONNELS DE L’ONTOLOGIE UNtVERSITÄ DI PADOVA ISTITUTO DI STORIA DELLA FILOSOFIA PIAZZA CAPITANIATO 3-TEL. 662560 1 8837 PARIS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J.'VRIN 6, place de la Sorbonne, Ve 1987 La loi du 11 mais 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées i l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, «toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicitei» (alinéa I** de l’ar ticle 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Pénal. © Librairie Philosophique J. VRIN, 1987 Printed bi France ISBN 2-7116-0960-X UXORI DILECnSSIMAE. AVANT-PROPOS Pourquoi parler d’une œuvre philosophique ? Pourquoi ne pas parler directement de ce dont, dans cette œuvre, il s’agit, de la «chose même» '(Sache selbst), comme dit parfois Hegel? Question difficile que je ne vais évidemment pas traiter ici: considérons simplement que les grandes œuvres ont beaucoup à nous dire et qu'il n'est pas facile d’entendre exactement ce qu’elles nous disent. Il faut donc tenter de les expliquer. Mais est-ce à dire que l'œuvre considérée n'ait pas assez bien dit ce qu'elle avait à dire? Espérer faire mieux, n'est-ce pas une prétention déri soire? Ce n’est pourtant pas à exclure totalement: une grande œuvre peut présenter des imperfections, des obscurités, des lacunes. Mais les imperfec tions ne sont pas seules en cause. La présence d'un implicite fait sans doute partie de la nature de la parole philosophique. Le lecteur de l'œuvre a néces sairement à refaire un cheminement, à redire à sa manière ce qu'il entend, à se le réapproprier. Ce travail peut comporter plusieurs étapes. D'une manière ou d’une autre, il n’est possible que s’il procède d'une libre spontanéité de la pensée. Il faut retourner ce qui était dit plus haut: sans une compréhension commençante de la «chose même», il n’est pas possible d’entendre ce que dit l’œuvre philosophique. Mais, à moins de verser dans un dogmatisme contraire à la nature de la pensée, il faut reconnaître que le terme de la compréhension est visé, non atteint. La compréhension se réalise d’abord dans l’interrogation. S’il me faut préciser le genre du présent travail, je proposerai: explica tion interrogative. Le titre « La Logique de Hegel et les problèmes tradition nels de l’ontologie » voudrait, comme je le redirai et le justiiîerai dans l’Introduction, désigner le fil conducteur de cette explication. Que faut-il entendre, par «la Logique de Hegel»? Sous le nom de «logique», Hegel a conçu une discipline dont la nature tient de près au contenu de toute sa philosophie : je reviendrai sur ce point dans l’Introduc tion. Deux œuvres majeures en ont été la réalisation. D’abord la Science de la Logique (Wissenschaft der Logik)\ le premier livre de la première partie (La théorie de l’être) paraît en 1812, le second livre (La théorie de l’essence) en 1813; la seconde partie (La théorie du concept), parfois désignée comme troisième livre, en 1816. Avant sa mort, Hegel se proposait de donner de l'ouvrage une nouvelle version : seul a été refait le premier livre de la pre mière partie, paru en 1832. A la suite de Véra, on a souvent désigné cet ouvrage, du nom de Grande Logique. D’autre part, en 1817, Hegel publie YEncyclopèdie des Sciences Philo sophiques en abrégé (Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im 10 AVANT-PROPOS Grundrisse), dont la première partie s’intitule : La science de la Logique <Die Wissenschaft der Logik')\ une deuxième édition, sensiblement modifiée et enrichie, paraît en 1827, une troisième, peu différente de la précédente, en 1830. Hegel a de plus laissé des manuscrits, assez élaborés mais non portés au point d’achèvement, se rattachant à la « logique » : d’une part ceux rédigés en 1804-1803, connus sous le nom de Logique de Iéna. d’autre part une partie des textes rédigés de 1808 à 1813, en vue de cours professés au gymnase de Nuremberg, connus sous le titre de Propêdeutique philosophique. Quel que soit l’intérêt de la Logique de Iéna, le fait est que la pensée de Hegel n’y a pas atteint sa maturité. Je la laisse, pour cette raison, en dehors du champ que je prends en considération. Les textes de la Propêdeutique se rattachent à la période de maturité, mais restent mineurs, quoique parfois éclairants. Par « la Logique de Hegel », j’entends un objet idéal dont les réalisations majeures sont la Grande Logique et la Science de la Logique de Y Encyclo pédie. H s’agit donc d’une création singulière de la pensée, d’un monument philosophique singulier et historiquement situé, distinct de ses réalisations lit téraires mais présent en elles et accessible par elles. L’expression privilégiée en reste pour moi la Grande Logique, où l’ample mouvement de la pensée hégélienne est préservé, qui est brisé par le découpage en brefs paragraphes àe.YEncyclopédie, bien que celle-ci contienne des pages d’une belle venue et de précieux condensés. De la Logique de Hegel — parfois nommée simplement Logique — dont j’écris le nom avec une majuscule, je distingue la logique (sans majus cule) considérée comme une discipline philosophique conçue par Hegel, à côté de la phénoménologie de l’esprit, de la philosophie de la nature, de la philosophie de l’esprit. Je dirai par exemple : « le commencement, la fin, les parties de la Logique», mais «l’objet de la logique» — le contèxte montrant alors qu’il s'agit de la logique au sens donné par Hegel à ce mot. * * * Si mon travail peut être de quelque aide à mon lecteur, c’est parce qu’il résulte de ma propre démarche. On constatera que je fais peu de références aux travaux de mes devanciers. Ce n’est pas que je méconnaisse ma dette à l’égard d’un bon nombre d’entre eux, qui m’ont aidé, à des titres divers, à accomplir mon propre cheminement. Il faut cependant marquer les limites de ce qu’en pareille matière on peut raisonnablement attendre des travaux antérieurs. Il n’en va pas des questions mettant en jeu la compréhension philosophique comme des ques tions scientifiques, où l’on peut considérer que chacun apporte sa pierre à un édifice collectif qui devient bien, commun et où, par suite, il convient de déterminer l’état de la question à un moment donné avant d’accomplir un nouveau progrès. Cette façon de procéder peut, jusqu’à un certain point, convenir dans les cas où il s’agit d’expliciter les connexions internes d’une œuvre philosophique prétendant à une forme de cohérence de type mathématique ; ou bien lorsque le préalable philologique prend de très grandes proportions ; ce n’est pas le Cas de Hegel et ce n’est pas ce dont il s’agit ici. Il se peut aussi qu’une recherche ait été initialement AVANT-PROPOS 11 provoquée par la lecture de travaux qui ont paru discutables où insuffi sants : en ce cas, la discussion tient une place essentielle dans le nouveau travail. Ce n'est pas mon propre cas. On comprendra donc que la bibliographie que je présente à la fin de l'ouvrage soit délibérément sélective. La sélection, en pareil cas, est nécessai rement préorientée : celui qui se proposerait de tout lire ne trouverait plus le temps d'écrire. Ne figurent donc que des ouvrages que j'ai effectivement consultés de façon plus ou moins approfondie, qui m'ont, à des titres et à des degrés divers, été de quelque aide, fût-ce négativement, et dont il me paraît que mon éventuel lecteur pourrait également tirer profit. Le choix a été fait en fonction du sujet que j'ai traité : j'ai pu écarter des titres d'ou vrages dont je reconnais la valeur intrinsèque. Le présent ouvrage a été rédigé entre 1980 et 1985. Je n'ai consulté aucune étude hégélienne parue après 1979; aucune ne figure donc dans ma bibliographie. Si certaines des pages qui suivent se trouvent proches d’ou vrages parus depuis cette date, il s'agit d’une rencontre, que j'espère heureuse. En ce qui concerne les œuvres de Hegel d'une part, les œuvres et auteurs divers d'autre part, la bibliographie ne comprend que ceux effectivement cités. Les citations de la Grande Logique sont faites d'après la récente édition critique des Gesammelte Werke ; «pendant, pour la commodité du lecteur, je rétablis l'orthographe moderne. L'Encyclopédie est citée d'après la version de 1830. Je donne ma propre traduction des textes allemands, latins ou grecs que je cite ; néanmoins, je fais réference à une traduction existante pour le cas où le lecteur voudrait retrouver l'environnement de la citation. Il se peut que ma traduction coïncide avec celle du traducteur auquel je renvoie ; il se peut qu’elle en diffère plus ou moins. Dans tous les cas, j'en assume la responsabi lité. La référence à la traduction existante est indiquée entre parenthèses, sauf dans le cas où c'est toute la suite des références qui est elle-même entre parenthèses. On trouvera dans la bibliographie l'explication des sigles et abré viations utilisés ainsi que l’indication des éditions et traductions auxquellés je fais référence et les équivalents français des titres allemands non traduits dans les notes. Un Appendice donne quelques explications sur certains mots et locutions et sur les traductions adoptées pour eux ; je n’ai pas voulu donner aux articles dont il se compose la forme d’études érudites. * * * Cet ouvrage a été présenté comme thèse pour le doctorat d’État; quel ques retouches ont été apportées pour la publication. J’exprime ma gratitude à tous ceux qui, à des titres divers, m’ont aidé : d’abord M. Jacques D’Hondt, professeur à l’Université de Poitiers, qui a accepté d’être le lecteur dont les remarques judicieuses tempèrent la solitude de l’auteur sans atténuer sa responsabilité; M. Jacques Brunschwig, profes seur à l’Université de Paris X-Nanterre, à qui je dois de nombreux éclaircis sements sur la philosophie grecque ; M. Herbert Holl, maître de conférences à l’Université de Nantes, qui m’a fait bénéficier de sa compétence de germa niste; et tant d’autres que je ne puis tous nommer. 12 AVANT-PROPOS Je remercie également les institutions auxquelles je suis redevable: le Centre National de la Recherche Scientifique, auquel je dois d’avoir pu commencer, puis terminer mes travaux ; la Faculté de Philosophie et Sciences Humaines de l’Université de Picardie, qui a facilité leur achèvement ; le Cen tre de Recherche et de Documentation sur Hegel et Marx de l’Université de Poitiers, le Hegel-Archiv de rUniversité de Bochum, le Centre de Recherches pour la Pensée Médiévale de rUniversité de Paris I Panthéon-Sorbonne, la Bibliothèque des Lettres de l’École Normale Supérieure, qui ont mis à ma disposition leurs richesses bibliographiques et documentaires. Ma reconnaissance va aussi à ceux qui ont disparu; Jean Hyppolite, qui avait dirigé mes premières recherches ; Martial Gueroult, qui les avait encou ragées et soutenues ; Martin Heidegger, à qui je dois, parmi plusieurs rencon tres, un très précieux entretien sur Hegel. INTRODUCTION Que veut être la Logique de Hegel et qu’est-elle effectivement? En quoi est-elle concernée par les problèmes traditionnels de l’ontologie? On verra qu’en répondant à la première question, on se prépare à répondre à la seconde. A partir de là se dessinera la figure de la recherche ici entreprise. * * * Lorsqu’il adopte le mot « logique », Hegel se réfère à une discipline sup posée connue ; son apport consistera à en approfondir et élargir l’intention et à la reconstruire sur cette base nouvelle. Mais est-ce' bien ce qui a lieu en fait? Il faut d’abord reconnaître que la logique, au sens usuel présupposé par Hegel, ne se laisse pas aisément définir ; ajoutons que la définir correctement ne serait pas encore penser son essence ou, comme dirait Hegel, la concevoir. On a aujourd'hui des raisons de penser que la discipline qui avait longtemps existé sous le nom de «logique» n’a atteint la pleine conscience de son propre sens que dans sa réalisation moderne, parfois nommée « logis tique»: ce mot, démarqué du grec λογιστιχή, évoque notamment le calcul1. Jusqu’à quel point l’intention de la logique pouvait être et était effecti vement comprise à l’époque de Hegel et par Hegel lui-même, c’est une ques tion qui peut rester ouverte. S’il s’agit de déterminer le concept de la logique qui a fourni à Hegel un point de départ, on pourrait dire, en première approximation, que la logique est la science des formes nécessaires de la pensée et qu’elle se propose principalement d’établir des règles de déduction des propositions. En fait, c’est le premier élément : science des formes néces saires de la pensée, qui permettra de passer à la « logique » hégélienne. Mais aussitôt des questions philosophiques surgissent : qu’est-ce au juste que la forme? guejaut-il entendre par «pensée»? comment faut-il entendre le singulier : la pensée ? s’agit-il de la pensée humaine en général? de la pen sée finie en général? ou de toute pensée, y compris la pensée! infinie, à sup poser qu’il y ait lieu d’en envisager l’existence ou la possibilité? Il ne faut pas répondre trop vite, d’autant qu’il n’est pas certain que les réponses 1. On trouvera dans YEsquisse d’une histoire de la logique, de H. Scholz, un exposé magis tral du devenir de la logique envisagé de ce point de vue. 14 INTRODUCTION adéquates se laissent enfermer dans des formules simples. Du moins peut-on trouver des éléments de réponse dans les textes de la Grande Logique où Hegel s’explique sur cette «logique» rénovée qu’il va exposer: les Préfaces de 1812 et 1832 et Y Introduction, peu modifiée en 1832. Aux yeux de Hegel, la logique usuelle souffre d’une double insuffisance : insuffisance dans la conception même de la logique, en tant qu’on voit en elle une science purement formelle ; insuffisance dans la mise en œuvre, en ce qu’on y traite de « déterminations fermes » festen Bestimmungen> — formes de concepts, de jugements, de raisonnements — qui restent juxtaposées, exté rieures les unes aux autres. Les deux insuffisances sont inséparables : si les déterminations paraissent n’être que des formes sans contenu, c’est qu’elles sont abstraites et témoignent par là du besoin qu’elles ont d’un complément pour devenir vraiment elles-mêmes; mais, en vérité, elles ont déjà ce carac tère de réalité qu’on attend d’un contenu, et le contenu qui leur manque encore n’est autre que leur unité organique et concrète, qui demeure à l’arrière-plan de leur extériorité réciproque. Rendues à leur unité, elles ne sont plus que des moments qui s’appellent les uns les autres et passent les uns en les autres2. Explication sans doute incomplète, car Hegel se doit de rendre compte aussi de ce qu’il y a de légitime à opposer forme et contenu : c’est un point qui devra être considéré en son temps3 ; mais en tout état de cause, cette opposition ne peut être, aux yeux de Hegel, que limitée et subordonnée. Ce que Hegel' retient de la conception usuelle de la logique, c’est: science de la pensée pure (plus littéralement, du penser pur)4, ou même: science pure3. Mais il faut aussi préciser que la pensée pure n’est pas pour la science un objet observé du dehors. La science de la pensée est la pensée s’exposant à elle-même, consciente de soi. Aussi est-elle également science du pensé. Les locutions « science de la pensée pure », « science pure », sont à rap procher de «philosophie spéculative»; la philosophie spéculative est identi fiée à la métaphysique. Aussi Hegel écrit-il que la science logique « constitue l’authentique métaphysique ou philosophie spéculative pure»6. Que disent ces deux mots et que dit leur conjonction? Hegel suppose admis le sens du mot « spéculatif »7. Ce sens n’est pour tant pas fixé absolument. Le latin speculatio reprend le grec θεωρία. Ce mot dit le regard qui demeure présent à ce qu’il voit. Mais ce regard n’esf vrai ment lui-même que lorsque la vue n’est plus celle des yeux, livrée à l’ici- maintenant et manquant de stabilité — manque qui affecte solidairement le voir et le vu —, mais celle que Platon attribuait aux géomètres et aux calcu lateurs qui, disait-il dans la République, « cherchent à voir ces choses-là mêmes 2. Cf. notamment W.tLL·, GW II, p. 19 (LJ I, 1, pp. 16-17); GW 21, pp. 31-32; L I, pp. 28-29. Sur le mot « moment », cf. Appendice. 3. Cf. infra, ch. 8, A. 4. W.dJL, GW II, p. 30 (U I, I, p. 33); GW 21, p. 45; L I, p. 42. 5. W.dL., GW 11, p. 21 (U I, 1, p. 19); GW 21, p. 33;LI,p. 30; GW 11, p. 30 (U I, 1, p. 33). 6. W.dL, GW 11, p. 7 (LJ I, 1, p. 5); L I, p. 5. 7. Π en est de même lorsque apparaît le mot «spéculatif» Am» la Préface de la Phénomé nologie de resprit {Phäno. d. G., pp. 47, 51 ; H I, pp. 49, 54).
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