Hermēneus. Revista de Traducción e Interpretación Núm. 12 - Año 2010 ALLUSIONS ET TRADUCTION: LA GRANDE ILLUSION1 Corinne WECKSTEEN Université d’Artois, Lille-Nord de France INTRODUCTION Parler d’imitation lorsque l’on évoque la traduction semble relever de la tautologie, tant la traduction a longtemps été définie par des métaphores aux connotations plus ou moins péjoratives, qui mettaient l’accent sur le rapport que la traduction entretient avec l’imitation et le double, qu’il s’agisse de «pâle reflet», de l’«envers d’un tapis» ou de «mauvaise copie». Faut-il pour autant croire que la traduction n’est qu’une piètre reproduction, un faux, une contrefaçon, et qu’elle ne peut pas être le lieu où se développe une certaine forme de création et d’invention, voire d’inventivité? Encore faut-il savoir ce qui est en jeu dans la traduction. Que s’agit-il de reproduire et selon quelles modalités? Ce questionnement soulève, bien entendu, un ensemble de problèmes d’ordre théorique souvent débattus, dont l’ampleur dépasse le cadre de cet article, mais nous essaierons d’apporter quelques éléments de réponse en nous intéressant au problème de l’allusion et à son traitement en traduction. Nous présenterons tout d’abord un préambule théorique sur l’allusion, qui la situera entre l’imitation et l’invention. Nous nous attacherons ensuite aux problèmes que posent au traducteur les allusions culturelles, tant au niveau de leur repérage que de leur rendu. Ceci nous conduira à envisager les stratégies employées par rapport à la problématique de l’imitation et de l’invention: faut-il parler d’imitation, de reproduction à l’identique ou plutôt de l’ordre de l’analogie? Dans quelle mesure le traducteur peut-il/doit-il s’approprier le texte afin de recréer sinon l’allusion elle-même, du moins l’effet qu’elle produit, les valeurs (culturelles et connotatives) qu’elle véhicule, en allant peut-être jusqu’à l’adaptation? Quels sont les moyens qu’il a à sa disposition pour donner l’illusion du déjà-vu, du déjà-entendu? Autant de questions auxquelles nous essaierons de répondre grâce à quelques exemples tirés de romans anglais et américains contemporains traduits en français. 1 Ceci est la version écrite d’une communication présentée lors des journées d’étude «Imitation et/ou Invention» organisées à l’Université du Littoral Côte d’Opale (Boulogne sur Mer, France) par le centre de recherches LCEM (Langues, cultures, éducation et mutations) les 7 et 8 avril 2006. - 1 - Hermēneus. Revista de Traducción e Interpretación Núm. 12 - Año 2010 1.- L’ALLUSION: ENTRE IMITATION ET INVENTION 1.1.- DEFINITION ET CARACTERISTIQUES L’allusion ressortit au thème plus général de l’intertextualité et entretient des rapports avec la citation, en ce que certaines citations font partie du bagage cognitif et culturel commun à l’ensemble d’une communauté linguistique2, et peuvent donc être considérées comme des allusions3. Ainsi, on peut dire que l’allusion constitue une forme de palimpseste et tient en partie de la mimésis, puisqu’il s’agit d’une imitation (plus ou moins fidèle) d’un énoncé (plus ou moins) connu qui s’insère dans un nouveau cadre, ce qui nous fait dire qu’elle se situe entre l’imitation, par le recours à du déjà-dit, et l’invention, par l’usage créatif qui en est fait dans le nouveau contexte où elle apparaît. On sent déjà poindre certains des problèmes que le phénomène va poser au traducteur, puisqu’il semble qu’il faille reproduire/imiter, dans un autre cadre linguistico-culturel, ce qui est déjà de l’ordre de l’imitation, et l’on va se trouver dans une structure spéculaire, où les miroirs risquent fort d’être déformants, même si un certain décalage est immanent à l’opération même qu’est la traduction. En outre, on peut opérer des recoupements entre l’allusion et la connotation4, qui jouent toutes les deux sur l’implicite. C’est ce que laisse entendre la définition du Petit Robert: «allusion: Manière d’éveiller l’idée d’une personne ou d’une chose sans en faire expressément mention ; parole, écrit utilisant ce procédé. ⇒ insinuation, sous-entendu». D’ailleurs, on trouve pour l’allusion des métaphores souvent employées dans les études concernant la connotation. Ainsi, dans son ouvrage intitulé Culture Bumps, qui est la version révisée de sa thèse de doctorat, Ritva Leppihalme déclare dans sa préface: Allusions are one type of culture-bound elements in a text. They are expected to convey a meaning that goes beyond the mere words used. (Leppihalme 1997:viii) [nous soulignons] Plus loin, elle envisage les allusions comme «[...] small stretches of other texts embedded in the text at hand, which interact with and colour it, but may be meaningless or puzzling in 2 Josette Rey-Debove montre le rapport qui existe entre connotation autonymique, citation et culture. Elle indique: «Il s’en faut que l’intonation spéciale soit bien produite, et bien perçue par l’allocutaire: la connotation autonymique doit souvent s’aider d’une mimique particulière, d’un sourire entendu, etc., mais surtout d’une communauté de connaissances, de souvenirs et de goûts. L’emploi-citation, sans commentaire métalinguistique, est immédiatement dépisté, même dépourvu d’intonation spéciale, lorsqu’il s’agit du patrimoine culturel commun (un dire célèbre connu de tous). C’est alors une citation au sens culturel du terme, et dans cet emploi, une crypto-citation (Mayenowa, 1970, p. 655)» (Rey-Debove 1997 [1978]:261) [nous soulignons]. A notre avis, on peut émettre quelques réserves quant à l’évidence et à l’immédiateté du «dépistage», même au niveau intralinguistique. En effet, une citation est toujours susceptible de ne pas être perçue, étant donné que l’on ne peut que postuler l’existence d’un patrimoine culturel commun et qu’il est difficile d’en fixer les limites. 3 Comme c’est le cas pour toute notion, signalons que les conceptions varient d’un auteur à l’autre: «[...] the use of the term ‘allusion’ varies to a certain degree from scholar to scholar. Allusion is more or less closely related to such terms as reference, quotation or citation, borrowing (even occasionally plagiarism) and the more complex intertextuality, as well as punning and wordplay (for modified allusions) [...]» (Leppihalme 1997:6). 4 Basil Hatim et Ian Mason associent d’ailleurs intertextualité, connotation et connaissance (collective) sociale: «The intertextual process of citation, then, is not simply a question of association of ideas, something that is subjective and arbitrary. On the contrary, it is a signifying system which operates by connotation. It requires a social knowledge for it to be effective as a vehicle of signification» (Hatim et Mason 1990:129). - 2 - Hermēneus. Revista de Traducción e Interpretación Núm. 12 - Año 2010 translation»5 (Leppihalme Ibid .: 3), tout en précisant qu’elle a une conception plus englobante de l’allusion: «The term [allusion] refers here to a variety of uses of preformed linguistic material (Meyer 1968) in either its original or a modified form, and of proper names, to convey often implicit meaning [...]»6 (Leppihalme: Ibid.). Il revient donc au lecteur de repérer et de reconstruire ce sens caché: An important aspect in alluding is the capacity of literature [...] to involve the reader in a re-creation by hinting at half-hidden meanings which the reader is expected to recover and then use for a deeper understanding of the work. (Leppihalme Ibid.: 8) Quant au traducteur, au-delà de la phase de repérage et d’interprétation qu’il partage avec tout lecteur du texte de départ (TD), il doit tenter de reproduire (ou faut-il dire recréer?) un énoncé qui préserve si possible les valeurs connotatives et l’implicite culturel présents en filigrane dans le TD. 1.2.- TYPOLOGIE(S) Les allusions peuvent se présenter sous plusieurs formes. Ritva Leppihalme (Ibid .: 10-11) propose une typologie en trois points, qui distingue les allusions créatives (certaines utilisant des noms propres, d’autres constituant des citations sans nom propre), les allusions stéréotypées, qui sont en quelque sorte des allusions mortes (par analogie avec les métaphores mortes) mais qui incluent également des allusions verbales comme les proverbes ou les clichés, et enfin les comparaisons semi-allusives et adjectifs éponymes. En ce qui nous concerne, nous nous concentrerons sur l’étude des allusions créatives sans nom propre figurant dans le TD, même si nous serons amenée à parler des allusions stéréotypées lorsqu’il s’agira de commenter les stratégies de traduction adoptées. On peut également classer les allusions selon leur degré de fidélité à l’énoncé dont elles sont issues. Fabrice Antoine définit deux types d’allusions: «directe ou indirecte, que l’on peut appeler aussi primaire ou secondaire, ou encore au premier degré ou au second degré» (Antoine 1998: 48). Les définitions qu’il propose, établies dans le cadre d’une étude sur la traduction des titres de presse, peuvent s’appliquer de façon plus générale à notre propos: L’allusion directe donne l’élément culturel dans son intégralité, sous sa forme canonique peut-on dire, sans autre modification qu’un éventuel ajout d’adjectif, de complément de nom ou d’une éventuelle substitution de déterminant. [...] L’allusion indirecte ou secondaire, elle, est opaque car travaillée ; elle ne reprend pas l’élément culturel sous sa forme canonique car elle est croisée avec les divers procédés récurrents décrits précédemment [inclusion, enchaînement, substitution]. Ces combinaisons enrichissent le feuilletage de sens du titre en l’opacifiant. (Antoine 1998:48-49) 5 Nous soulignons. 6 Nous soulignons. - 3 - Hermēneus. Revista de Traducción e Interpretación Núm. 12 - Año 2010 1.3.- FONCTIONS Il semble impératif de conserver les fonctions essentielles de l’allusion culturelle. La première d’entre elles semble être la stratification du sens qu’elle opère, qui établit une connivence entre l’auteur et le lecteur7: Les allusions culturelles sont [...] souvent des sortes de messages pour les connaisseurs ; elles donnent de la profondeur au sens ou à la portée du message. (Ballard 2003:173) Cette connivence intervient essentiellement aux niveaux culturel et ludique. Les allusions culturelles sont une façon détournée pour l’auteur d’instaurer une forme de rapport avec le lecteur, en jalonnant le texte de sous-entendus dont le décodage suscitera un sentiment d’appartenance à un groupe privilégié ayant les mêmes références socio-culturelles8, la gratification étant encore plus grande pour le lecteur qui saura d’où l’allusion est tirée. C’est ce que souligne Fabrice Antoine dans l’une de ses définitions du «lexiculturel»: Le lexiculturel est donc ce qui, au-delà des mots, des lexies, s’actualise spontanément chez le locuteur natif. Le lexiculturel appartient donc au non-dit, et il constitue, de façon flagrante dans le cas des titres de presse, une sorte de valeur ajoutée aux mots. En ce sens, il flatte le lecteur encore davantage que le simple jeu de mots: là où il se disait, «je décode le jeu de mots, donc j’ai de l’humour», il se dit «je décode l’allusion culturelle, donc je suis cultivé». (Antoine Ibid .:50) En outre, Ritva Leppihalme rappelle la parenté étymologique entre l’allusion et le jeu: «The etymology of the term ‘allusion’ shows a connection with the idea of play: ad + ludere alludere. While not all use of allusion is playful, humour is clearly one of its functions» (Leppihalme Ibid .: 5-6) tandis que Fabrice Antoine souligne la façon dont l’allusif, le culturel et l’humour sont liés9. 7 Ritva Leppihalme déclare: «In general, it may be said that allusions are used because of the extra effect or meaning they bring to the text by their associations or connotations» (Leppihalme 1997: 34). Basil Hatim et Ian Mason, quant à eux, établissent une distinction entre associations et connotations: «The intertextual process of citation, then, is not simply a question of association of ideas, something that is subjective and arbitrary. On the contrary, it is a signifying system which operates by connotation. It requires a social knowledge for it to be effective as a vehicle of signification» (Hatim et Mason 1990:129). 8 Ce sont ces valeurs socioculturelles des allusions, qui en constituent les connotations, que le traducteur doit s’efforcer de repérer et de restituer: «From the point of view of translation, what is important is that the analysis of the ST requires recognition of connotative meaning by the translator. Of course it is not possible to put subjective associations and collective connotations into totally separate compartments. Nevertheless, it can no doubt be accepted that while the translator cannot control, and should not even attempt to control, the subjective associations and interpretations of individual readers, s/he needs to be aware of and sensitive to the more collective connotations –the ‘socially constant meaning’ (Turk, 1991:123)– of allusive names and phrases» (Leppihalme 1997:36). 9 Fabrice Antoine indique: «La charge lexiculturelle peut se concentrer en des chaînes de mots qui en évoquent d’autres [...], où elle provient de la multiplicité d’échos et de références, d’allusions implicites ou explicites à des faits littéraires, politiques, historiques, géographiques, cinématographiques, etc. Ces chaînes de mots peuvent être des citations, dont la charge sera plus discrète si la citation n’est pas faite sous sa forme canonique, mais sous une forme tronquée ou encore sous une forme qui résulte de manipulations, volontaires ou non: le culturel prend ici une dimension humoristique, ou l’humour une dimension culturelle. Dans ces cas, de chaînes de mots qui, pris isolément, n’ont pas forcément de dimension lexiculturelle, c’est la mise en chaîne, donc la forme de la chaîne, qui confère une dimension lexiculturelle à l’énoncé: le tout n’est pas la somme de ses parties, l’addition fait valeur ajoutée et les mots ne s’auréolent d’un sens supplémentaire que parce qu’ils se trouvent associés à tels autres plutôt qu’à tels autres encore. Le lexiculturel est la référence silencieuse née de cette association ; il est présence-absence typique: absent du mot, présent dans les mots» (Antoine 1999:13). - 4 - Hermēneus. Revista de Traducción e Interpretación Núm. 12 - Año 2010 L’effet humoristique sera souvent créé par le décalage entre la perception du lecteur cultivé et celle d’un personnage: In scenes where responses to allusions are inappropriate or aggressive, the author appears to be inviting the reader to be a member of an in-group of educated persons chuckling over the comic lack of education or sophistication of others, as the effect of the inappropriate response is humorous [...]. (Leppihalme Ibid.:49) Ritva Leppihalme (Ibid.:31-55) distingue quatre autres fonctions, même si elle note que la typologie proposée est approximative et que les catégories se chevauchent. Les allusions peuvent avoir une fonction thématique (importante pour l’interprétation au niveau macro-textuel), une fonction humoristique (parodie, ironie), dont on vient de voir le rôle dans la création de la connivence auteur-lecteur, une fonction de caractérisation des personnages et une fonction d’indicateurs de relations interpersonnelles. Pour notre part, nous insisterons en particulier sur la nécessité de préserver l’implicite des allusions et l’impression de déjà-vu ou de déjà-entendu, car c’est cela qui crée la connivence entre auteur et lecteur et provoque l’effet escompté. 2.- REPERAGE Avant d’envisager les façons de rendre l’allusion dans une langue étrangère, il convient de signaler que le travail du traducteur commence bien évidemment par une phase de repérage et d’analyse. Si tout nom propre, aisément repérable grâce à la majuscule, est susceptible d’être un vecteur d’allusion, la détection peut s’avérer plus problématique pour les allusions qui figurent sous forme de citations: A name may signal allusion by itself [...]. Even if the name is unfamiliar, the receiver is likely to see the allusive intention, though s/he may miss its point. The recognition of a KP [Key- Phrase] allusion as an allusion [...] may be more strongly dependent on familiarity. (Leppihalme Ibid.:62) Or, même pour quelqu’un qui appartient à la langue-culture de l’auteur, le repérage ne va pas forcément de soi, et l’on comprend que dans un cadre interlinguistique, ce repérage puisse être encore plus aléatoire, dans la mesure où il y a contact entre deux langues-cultures différentes. Il faut donc que le lecteur et a fortiori le traducteur soient capables de détecter l’usage d’une phrase qui fera figure d’expression toute faite, déjà employée, ce que Ritva Leppihalme appelle «a frame»10: A frame is a combination of words that is accepted in the language community as an example of preformed linguistic material. Modification of a frame can be either situational or lexical. If a frame has undergone little or no linguistic modification, its effect (laughter, surprise, shock etc.) may be due to the incongruity of the borrowed words and their connotations in the alluding context [...]. (Leppihalme Ibid.:41-42) 10 Ritva Leppihalme (Ibid.:41) reprend ce terme à Nash et à Wilss, qui l’ont utilisé dans le cadre de travaux sur les jeux de mots. - 5 - Hermēneus. Revista de Traducción e Interpretación Núm. 12 - Año 2010 Toutefois, même en postulant l’existence d’un traducteur idéal11 possédant une culture et une connaissance encyclopédiques, la tâche pourra s’avérer très difficile, si l’on admet que l’allusion recouvre des phénomènes très variés12 et qu’il est difficile de se tenir au courant de tous les phénomènes susceptibles de se charger d’un potentiel allusif13. Le repérage peut cependant être facilité par des marqueurs, qui pourront constituer une aide: An individual reader can expect from time to time to meet an echo-evoking phrase in reading or conversation. The familiarity of such a phrase may be enhanced –or, if there is no familiarity, the phrase may be signalled– by deviations in spelling, lexis, grammar or style (such deviations serving to distinguish the allusion from its context). Additionally, at times, there may be an introductory phrase, quotation marks or some other such ‘extra-allusive’ device. (Leppihalme Ibid.:63) On peut classer ces marqueurs du plus facilement au moins facilement perceptible, en commençant par le cas où l’allusion est présentée comme telle: 2.1.- COMMENTAIRE METALINGUISTIQUE Un élément figurant dans la narration peut indiquer explicitement que l’énoncé relève de l’allusion: [Un homme quitte New York et emmène en voiture une adolescente de quatorze ans, la fille de son ex-femme, vers le sud des Etats-Unis.] ‘Well,’ Henderson said, hands on the wheel. ‘Here we are. Go South, young lady.’ He looked round to see if she had caught the allusion, but Bryant was too preoccupied searching her multitude of pockets for something. (Boyd 1985 [1984]:87) Le repérage ne pose pas de problème ici, ce qui ne présume pas des difficultés éventuelles liées à l’analyse de l’allusion ou à son traitement en traduction. 11 Le traducteur «idéal» n’existe qu’en théorie. Il s’agit en fait de se rapprocher de la compétence du lecteur (anglophone) de l’original, compétence elle aussi postulée: «Optimally, a culturally competent translator will recognise allusions, in whichever form they occur, and be familiar both with their sources and with the connotations they have for those contemporary native speakers who are competent readers (of that type of text) in order to analyse the text in which the allusion occurs. Recognition and analysis are a prerequisite for a conscious consideration of translation strategies for allusions» (Leppihalme 1997:71). 12 Fabrice Antoine indique que les allusions peuvent renvoyer à «[...] des titres ou citations d’œuvres littéraires, des titres de films, d’émissions de télévision, de chansons, des slogans publicitaires connus, des dictons et proverbes, des événements historiques, des locutions figées employées dans des contextes divers etc» (Antoine 1998:48). 13 «With very topical material, however, such as current advertisements and television programmes, as well as new films or book titles, preformed phrases will not (or not yet) be found in reference works, which is undoubtedly a problem for the practising translator who lives outside the source culture» (Leppihalme 1996:200). - 6 - Hermēneus. Revista de Traducción e Interpretación Núm. 12 - Año 2010 2.2.- TYPOGRAPHIE Le commentaire peut s’accompagner de signes visuels comme les guillemets, qui sont des marqueurs de connotation autonymique14: I’m lying stomach-down on my favorite cushion, my “tuffet”, as Renee insists on calling it, even though I explained to her years ago that a tuffet is either a small stool or a tuft of grass. (Maupin:12) Le commentaire métalinguistique signalé par l’utilisation du verbe call (as Renee insists on calling it) renforce la valeur de connotation autonymique du terme tuffet. On remarque en effet que celui-ci est encadré par des guillemets, qui indiquent, certes, que la narratrice rapporte et reprend l’expression utilisée par Renee, mais qui montrent également qu’elle s’en distancie, ce qui fait dire à Josette Rey-Debove que la connotation autonymique tient à la fois de la «mimésis» et de la «distanciation» (Rey-Debove 1997 [1978]:265-266). Catherine Kerbrat-Orecchioni voit quant à elle dans la connotation autonymique une connotation par allusion qui tient à la fois de la connotation par association et de la connotation énonciative, dans la mesure où «ces citations plus ou moins fidèles d’un locuteur réel ou virtuel, que signalent en général des guillemets fonctionnant comme connotateur, instaurent une distance entre le sujet de l’énonciation et son énoncé, dont il refuse la totale paternité» (Kerbrat-Orecchioni 1977:129). En outre, la mise en relief opérée par les guillemets doit amener le traducteur à s’interroger sur les raisons qui expliquent l’emploi du terme dans le contexte donné, et la réponse pourrait bien se trouver dans une référence allusive. Quand aucun facteur externe ne vient signaler la présence éventuelle d’une allusion, le traducteur doit tenter de repérer les divers éléments qui détonnent et qui contribuent à distinguer une allusion du reste de l’énoncé dans lequel elle figure. Le recours à la notion d’écart15 semble alors être opératoire et celui-ci peut se manifester de diverses manières. 2.3.- MORPHOLOGIE Dans l’exemple suivant, la présence de thy dans une œuvre de fiction contemporaine est un indice qui peut mettre la puce à l’oreille, dans la mesure où cet adjectif possessif constitue un écart (il est répertorié comme archaïque par l’OALD et le LDELC) par rapport à la forme attendue your: ‘Bit on the late side Henderson?’ [...] ‘It’s that haul up from the flat. Apartment,’ he said apologetically. ‘Getting old.’ ‘Death where is thy sting,’ Halfacre said. (Boyd 1985 [1984]:19-20) 14 Avec la connotation autonymique, encore appelée connotation langagière réflexive, on utilise un signe tout en le citant, et le terme fait ainsi allusion à son propre emploi, ce qui est créateur d’effets de sens. On pourra à ce sujet consulter l’ouvrage de Josette Rey-Debove (1997 [1978], chapitre 6). 15 Ritva Leppihalme donne une indication concernant ce qui peut constituer un marqueur d’allusion: «What makes an allusion recognizable as an allusion even when its source is not recognized is often that it departs in some way from the style or register of the surrounding text» (Leppihalme 1994:183-184). - 7 - Hermēneus. Revista de Traducción e Interpretación Núm. 12 - Año 2010 2.4.- LEXIQUE ET/OU SYNTAXE Dans certains cas, l’appartenance d’un terme à un niveau de langue particulier lui permet de se distinguer d’un ou plusieurs autres termes synonymes dénotativement et auxquels il s’oppose implicitement: [Le personnage songe aux succès de l’industrie automobile britannique.] When was the last time we were supposed to have a world-beating aluminium engine? The Hillman Imps, right? Where are they now, the Hillman Imps of yesteryear? In the scrapyards, every one, or nearly. And the Linwood plant a graveyard, grass growing between the assembly lines, corrugated-iron roofs flapping in the wind. (Lodge:25) Le nom yesteryear, que l’on pourrait gloser par the past dans un niveau de langue courant, est considéré comme poétique par le LDELC et comme archaïque ou littéraire par l’OALD. Son utilisation dans un énoncé de nature plutôt prosaïque doit amener le traducteur à s’interroger. En outre, on aura remarqué la syntaxe particulière de ce passage au discours indirect libre avec, notamment, la dislocation par postposition du référent («Where are they now, the Hillman Imps of yesteryear?»), qui est plutôt une construction caractéristique du français. 2.5.- RUPTURE STYLISTIQUE/INCONGRUITE Enfin, quand aucun des éléments ci-dessus n’est présent, le lecteur/traducteur ne peut compter que sur une analyse fine du texte, qui lui permettra peut-être de repérer une rupture stylistique ou une incongruité: “I’m sure he’d be hurt,” Callum added, “if he thought you were mad at him.” “Me mad at him?” All I could do was laugh. “Have we just stepped through the looking glass or something?” (Maupin:210) C’est ici la présence de la métaphore qui peut servir d’indice, alors que dans l’exemple suivant, c’est plutôt le caractère inattendu des répliques: [Neil est noir, la narratrice est blanche. Ils viennent d’aller au restaurant.] Neil composed himself briefly then hoisted me to his chest with an exaggerated groan and began the climb. “Jesus,” he muttered. “Who knew a few scampi could weigh that much?” “Just shut up a nd drive,” I said. “Yes, Miss Da isy.” That got us both giggling again, more hysterically than ever [...]. (Maupin:170) On peut en effet s’interroger sur la présence du verbe drive alors que les personnages sont à pied, ainsi que sur l’appellatif Miss Daisy, lorsque l’on sait que la narratrice s’appelle Cadence Roth. En outre, on remarque que ce dialogue suscite une réaction d’hilarité chez les protagonistes, ce qui n’est pas anodin. - 8 - Hermēneus. Revista de Traducción e Interpretación Núm. 12 - Año 2010 Une fois la phase de repérage terminée, il revient au traducteur de proposer une traduction qui tienne compte de l’allusion, de la fonction qu’elle occupe au sein du texte et de l’effet qu’elle est censée produire sur le lecteur. 3.- TRAITEMENT DE L’ALLUSION EN TRADUCTION Il convient maintenant d’observer les différentes stratégies mises en œuvre par les traducteurs et de tenter d’expliquer ce qui a motivé leur choix. Les quelque dix exemples qui constituent ici notre corpus ne reflètent évidemment pas toutes les solutions susceptibles d’être employées mais ils donnent quelques indications, dont on peut espérer tirer quelques enseignements. Le premier exemple, mentionné en 2.4., présente un cas d’allusion indirecte: [Le personnage songe aux succès de l’industrie automobile britannique.] When was the last time we were supposed to have a world-beating aluminium engine? The Hillman Imps, right? Where are they now, the Hillman Imps of yesteryear? In the scrapyards, every one, or nearly. And the Linwood plant a graveyard, grass growing between the assembly lines, corrugated-iron roofs flapping in the wind. (Lodge:25) Ritva Leppihalme, qui utilise cet extrait dans un article concernant la traduction des allusions de l’anglais vers le finnois, indique que l’on a affaire ici à deux allusions qui s’enchaînent: The first is a modification of François Villon’s line “Où sont les neiges d’antan?”, whose standard English translation (by D.G. Rossetti) is “Where are the snows of yesteryear?” The second is a modification of Pete Seeger’s 1960s song “Where Have All the Flowers Gone?”, where the line alluded to is “In the graveyards, every one”. (Leppihalme 1994:178) La chanson de Pete Seeger a été adaptée en 1962 par Guy Béart et chantée par Dalida sous le titre «Que sont devenues les fleurs?». La version française ne comporte que quatre couplets (au lieu de cinq pour la version originale) et ce qui correspond plus ou moins à «Gone to graveyards everyone» (et non «in the graveyards» comme le dit Ritva Leppihalme) est «à la guerre ils sont tombés». Il existe une autre version française, écrite par Francis Lemarque et Robert Rouzaud, qui comporte le même nombre de couplets que l’original et qui propose «Sont tombés dans les combats, et couchés dessous leur proie». Pour In the scrapyards, every one, or nearly, les traducteurs ont eu recours à une équivalence assez littérale, où l’on ne perçoit plus de lien avec un quelconque hypotexte, mais l’entropie semble inévitable car il aurait été difficile de conserver directement une allusion à l’une des deux versions françaises. Cela dit, on comprend beaucoup moins pourquoi ils ont traduit yesteryear par «hier», alors que la solution semblait toute trouvée: C’était quand, déjà, la dernière fois qu’on parlait d’un moteur en aluminium, capable de battre tous les records du monde? Avec la Hillman Imp., non? Où sont-elles aujourd’hui les Hillman Imp. d’hier? A la ferraille, toutes, ou presque toutes. Et l’usine Linwood est devenue un cimetière, elle aussi, l’herbe pousse entre les chaînes de montage, et les toits en tôle ondulée battent au vent. (M. et Y. Couturier:26) - 9 - Hermēneus. Revista de Traducción e Interpretación Núm. 12 - Año 2010 Le niveau de langue n’est pas respecté, puisque yesteryear est répertorié comme poétique par le LDELC et comme archaïque ou littéraire par l’OALD, tandis qu’«hier» appartient à un niveau de langue courant. Pourtant, même les dictionnaires bilingues donnent des correspondances adéquates, comme «du temps jadis» ou «d’antan» (Hachette Oxford), le Robert & Collins proposant «les années passées» mais offrant l’exemple the snows of yesteryear, traduit par «les neiges d’antan». La locution adjectivale «d’antan» semble donc s’imposer car elle aurait le mérite de préserver le niveau de langue du TD et de jouer le rôle d’indice permettant au lecteur d’y voir une allusion au vers de François Villon, qui constitue l’hypotexte d’origine en langue française16. Lorsqu’il existe une traduction «attestée» ou que l’allusion et les connotations qui s’y attachent sont communes aux deux langues-cultures, la solution semble donc être assez simple, même si le traducteur peut être amené à pratiquer certains changements: For Tamara De Treaux 1959-1990 Tammy phone home (Maupin) POUR TAMARA DE TREAUX 1959-1990 Tammy, «téléphone maison»! (Rosso) On trouve une allusion avant même le début du roman d’Armistead Maupin, puisqu’il s’agit ici de la dédicace de l’auteur à l’amie défunte qui a en fait inspiré la fiction qui suit. Il s’agissait d’une actrice naine qui avait tenu le rôle d’E.T., cachée dans le costume du personnage. On aura reconnu dans phone home la célèbre phrase prononcée par E.T. dans le film éponyme, sorti en 1983. La référence paraît assez transparente, même sans indication typographique, car le film a connu un succès mondial, mais le traducteur a pris la précaution d’ajouter non seulement un point d’exclamation, mais surtout des guillemets, à la traduction consacrée par la version doublée, afin de mettre l’énoncé en relief et de montrer qu’il s’agit là d’une citation, ce qui facilite le processus de repérage pour le lecteur de la langue-culture d’arrivée. Lorsque le traducteur estime que l’allusion culturelle fait partie du «lexiculturel marqué», par opposition au «lexiculturel universel ou banalisé [...] qui s’actualise pour le locuteur quelles que soient sa culture et sa langue» (Antoine 1998:50), il peut décider de reporter l’allusion, mais en donnant un indice suggérant que l’énoncé se démarque du reste de l’extrait: 16 Ritva Leppihalme note également les déficiences de la traduction finnoise: «[...] this minimum change translation was less than optimal: it failed to convey the probable desired effect of the source text (ST) allusions to the target text (TT) readers. The reason is that the wording of the TT is evocative of nothing. The minimum change translation thus has nothing to hang on to, and the effect is flat and devoid of associative meanings. [...] This hardly does justice to the author’s skill in conjuring up connotations and subtle ironies» (Leppihalme 1994:178). - 10 -
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