L’acmé et le kairos : Édouard Glissant, philosophe par Alexandre Leupin Compte rendu de : Alexandre Leupin, Édouard Glissant, philosophe. Héraclite et Hegel dans le Tout-Monde, Éditions Hermann, 2016. Par Loïc Céry (Édouard Glissant.fr) _________________________________________________________________________________________________________________ Pour appréhender un ouvrage tel que celui que vient de publier Alexandre Leupin autour de la philosophie d’Édouard Glissant il faut je crois, être à même de considérer ce que représente un tournant dans l’itinéraire que dessine au fil des années le commentaire accumulé au sujet d’un auteur important et à l’endroit de l’intelligibilité de son œuvre. Sans y voir l’espace d’un « progrès » linéaire ou se réclamer d’une sorte de vision téléologique de la critique, il est néanmoins légitime d’y concevoir l’exercice d’une acuité qui progressivement s’accroît et qui, moyennant bien des scories, des balbutiements, des apports divers, des réajustements aussi et des éclats soudains, s’impose un jour ou l’autre comme une évidence compte tenu de l’excellence d’une étude qui émerge enfin, dont on sait qu’elle fera date par sa précision et par son ampleur, et qui en fin de compte représente un bond déterminant dans la compréhension de l’auteur concerné. Le commentaire, ou plutôt l’éclairage de l’œuvre au sens où pouvait l’entendre Jacques Rivière, ainsi advenu à la faveur de toute une évolution, marque dès lors les bornes de cette intelligibilité de l’œuvre qui fait le prix d’une lecture inédite par sa profondeur et, comme l’aurait dit Glissant, valable pour tous. Virtuellement, le moment d’émergence d’un éclairage de cet acabit, il se peut qu’on l’attende longtemps, et quelle que puisse être la satisfaction devant les approches ponctuelles proposées çà et là, il se peut donc que demeure longtemps autour d’une œuvre fondamentale, la frustration de tout un chacun, devant l’absente de tous bouquets – ce commentaire éclairé et éclairant qui jamais n’abolit le contact direct avec son objet, mais du moins permet d’en considérer les enjeux. Et puis, pour ne rien arranger à cette frustration devant la critique décisive qui ne vient pas (et on devient impatient, et on devient nerveux), ne voilà-t-il pas que l’œuvre qu’on admire tant, en dehors de très justes accents disséminés dans la critique, se retrouve alors même qu’on ne s’y attendait pas, livrée aux analyses les plus hasardeuses, aux monographies les moins inspirées et des plus dérisoires, bref, à tout ce fatras que sécrète un tout petit monde comme le foie sécrète la bile. Et tel vous dira qu’il a trouvé le lieu et la formule, et telle vous dévoilera toute la vilenie de l’écrivain admiré, quand tel autre convoquera une gloire prédestinée pour vous dire qu’il fut l’élu, le messie adoubé par le grand homme de son vivant, s’auto-gratifiant l’imprimature éditoriale de ses propres errements. Avant donc l’avènement de cette étude cruciale qui devient mythique à force d’être espérée, le moment d’attente sera aussi un moment de danger pour la diffusion même de l’œuvre, et sans en faire là encore une loi d’airain, il est toujours observable que dans la décennie qui suit le décès d’un très grand créateur, ce danger très concret du n’importe-quoi se manifeste aussi dans les commentaires 1 suscités et les passions avivées, phénomène qui est du reste proportionnel à l’amplitude des champs que touche l’œuvre considérée. Il faut croire que cinq ans après la mort d’Édouard Glissant, les « études glissantiennes » en sont à ce moment tripartite en quelque façon, marqué à la fois par la multiplication et la dissémination des travaux – parmi lesquels l’attention doit se porter sur des apports essentiels et des thèses de premier plan, avec avant tout celles de Catherine Delpech-Hellsten et de Raphaël Lauro1 –, par ce danger évoqué et très réel d’une dérive du commentaire, mais aussi par l’avènement aujourd’hui avéré d’un « point d’équilibre », seul susceptible de susciter l’étude tant attendue, de nature à renouveler les approches. À propos d’Édouard Glissant, ce renouvellement ne peut s’effectuer d’ailleurs qu’en vertu d’un corpus déjà important du commentaire littéraire de l’œuvre, dans lequel quelques noms essentiels ont émergé au fil du temps, parmi lesquels entre autres (la liste n’étant pas exhaustive) ceux de Bernadette Cailler, J. Michael Dash, Celia Britton, Romuald Fonkoua, Jacques Coursil, Jean- Pol Madou ou Dominique Chancé. Pour reprendre à propos de ce livre si stimulant des catégories signifiantes et idoines issues de la philosophique grecque, le présent compte rendu s’attachera à montrer dans quelle mesure l’ouvrage d’Alexandre Leupin représente à la fois l’acmé au sens d’apogée et de surtension, de cet itinéraire du commentaire établi autour de l’œuvre d’Édouard Glissant et notamment à propos de sa pensée prise en compte en tant que telle, et le kairos au sens de moment décisif et de point de bascule, de ce que peut et pourra être à l’avenir une étude attentive et intelligente de cette œuvre. Car oui, le parti-pris (qui est ma conviction profonde devant ce grand livre) sera ici de montrer combien dans ce commentaire attaché à Glissant, il y aura désormais un avant et un après ce geste critique crucial entre tous d’Alexandre Leupin, geste en effet inédit dans son ampleur (car on n’avait encore jamais redéfini à ce point l’appréhension de la pensée de l’écrivain dans son ensemble) et déterminant dans ses options critiques (celles d’une indépendance marquée de l’analyse). Ce sera donc sur pièces en quelque sorte, à la faveur en tout cas d’une présentation raisonnée fondée sur l’ouvrage lui-même, qu’on pourra vérifier le bien-fondé d’un enthousiasme prononcé et justifié qui pourra être celui de tout lecteur de Glissant, devant une telle réussite. Il s’agira surtout de montrer tout le prix de cette lecture, désormais indispensable à l’approche d’une pensée réputée à tort pour sa complexité. La longueur de ce compte rendu est justifiée par l’enjeu colossal que représente la publication auquel il s’attache, tout comme les nombreuses citations qu’il en propose ont pour seul objet d’insister sur l’urgence, pour tout « glissantien » présent où à venir, de se précipiter sur cet essai. Mais ne nous y trompons pas : cette étude n’est ni un tour de force, ni un exercice de bravoure, elle n’est conçue pour épater aucune galerie que ce soit, et encore moins pour tourner en rond. Cet ouvrage est avant tout motivé et porté par une lecture de très haut vol qui engage son auteur, dans l’épaisseur d’un compagnonnage de pensée en vertu duquel Alexandre Leupin, qui fut le collègue d’Édouard Glissant à l’Université de Louisiane, avait pu 1 Parmis les travaux récents, ces dernières années ont été en effet marquées par deux thèses cruciales, celle de Catherine Delpech-Hellsten qui renouvelle considérablement l’approche à la fois littéraire et intellectuelle de l’œuvre d’Édouard Glissant (j’aurai l’occasion de revenir plus loin sur les apports de cette thèse : La poétique d’Édouard Glissant : errance et démesure, Université de Toulouse, 2014) et celle de Raphaël Lauro, attachée à une lecture double de la pensée et de la poésie glisantiennes (Édouard Glissant, penseur du monde, poète de la terre, Université de Paris X-Nanterre, 2015). 2 mener avec lui des entretiens exigeants publiés en 2008 chez Gallimard sous le titre d’Entretiens de Baton Rouge. C’est ce dialogue, cette écoute aiguë et à la fois cette attention obstinée aux articulations de l’œuvre de Glissant qui ont conduit Alexandre Leupin à remettre tout à plat plusieurs années après, à propos d’une des pensées les plus marquantes de notre modernité, ayant confusément le sentiment que son substrat et sa substance demeuraient encore incompris aujourd’hui. Un exégète éminent, qui est aussi le maître des études sur Saint-John Perse, me dit un jour qu’il avait conduit ses analyses avant tout pour lui-même, à savoir pour comprendre l’œuvre du poète, pour résoudre pour lui-même des problèmes qu’elle lui posait et en saisir le fonctionnement. Et c’est très exactement ce qui fait le prix de l’ouvrage de Leupin, et sa rareté : à une époque marquée par l’universel bavardage autour de la littérature, par la désinvolture d’analyses superficielles et mimant parfois jusqu’au ridicule les arguments d’autorité, c’est avant tout cette sincérité de l’étude menée ici qui frappe, je dirais son « authenticité », si ce mot n’était pas si galvaudé, en ce sens que s’y joue (on le comprend dès les premières pages), plus qu’une simple analyse distanciée, qu’une dissection digne de ces discours jargonnants si fréquents parce qu’ils ne sont pas animés par la vraie curiosité de la compréhension et de l’éclairage. Aussi, l’humilité ici n’est pas feinte, rien n’est feint d’ailleurs, ni l’indépendance étonnante des analyses, ni la démarche d’ensemble, qui fait de ce geste critique une sorte de maïeutique glissantienne à la faveur de laquelle l’auteur de l’étude a lui-même été conduit à une mutation personnelle, une réforme très concrète de ses schèmes et de ses habitudes de pensée : « Dans la mesure où je suis avant tout universitaire, il m’a fallu écrire contre moi-même (contre ma manière d’être et de penser) : mettre la sourdine à mon esprit de système, et me débarrasser d’un regard tourné uniquement vers le passé, qui tenait la rationalité du concept comme mesure unique et suprême de toute interprétation. Édouard Glissant m’a donné la liberté d’écrire au-delà de moi-même : la littérature et la poésie sont “première nécessité”, au-delà des savoirs, des systèmes et des universels, et en avant de toute connaissance. Pour écrire ce livre, j’ai dû me défaire et me refaire. »2 De cet engagement personnel dans l’écriture de l’essai critique, quelques grands avantages très concrets découlent pour le lecteur, à l’avenant de cet authentique désir de compréhension qui est en jeu ici. L’un des plus prégnants : la vertigineuse érudition dont il est fait usage dans ces pages, et qui n’est jamais l’objet d’une virtuosité d’apparat, est mobilisée pour l’explication, selon un ressort didactique au sens positif du terme. C’est en somme une pédagogie inestimable de la pensée de Glissant qui s’engage dès l’amorce du propos, en une clarté qui manie avec une aisance familière les catégories de l’histoire de la philosophie occidentale et des systèmes philosophiques, des Présocratiques à Gilles Deleuze. Une pédagogie certes, mais fondée sur une toute nouvelle approche, caractérisée par son extrême minutie, et toute entière consacrée à la philosophie de Glissant, considérée dans l’importance de ses enjeux : « Glissant doit être lu non pas seulement comme un très grand écrivain, mais comme celui qui aura renouvelé de fond en comble, à l’orée du XXIe siècle, les très anciennes questions de la 2 Alexandre Leupin, Édouard Glissant, philosophe. Héraclite et Hegel dans le Tout-Monde, Hermann, 2016, p. 22-23. 3 philosophie, en revenant à sa figure première, que pratiquèrent Héraclite et Parménide et que bannit Platon : la poésie. »3 D’ailleurs, à la base comme au sommet de l’édifice critique qu’il construit, l’ouvrage de Leupin est de ceux qui ne laissent pas le lecteur et les autres commentateurs seuls devant leur propre et continuelle stupéfaction (qui dépasse à vrai dire la simple admiration) devant cette importance et cette ampleur à proprement parler sidérantes de la pensée et de l’œuvre d’Édouard Glissant. Et en effet, s’il se trouve qu’on se soit dit à soi-même, confronté à cette ampleur, quelques années seulement après son achèvement qui est elle-même ouverture, que oui, pour de bon, on tient là quelque chose dont on ne parvient pas à trouver d’équivalent, s’il se trouve aussi que se disant cela même, on se soit ravisé en se disant qu’il s’agit certainement d’un effet grossissant de fascination admirative… on est forcément rassuré de constater combien un critique exigeant est lui-même contraint de prendre la mesure de cette ampleur, et combien son constat est précieux, s’appuyant sur une argumentation rigoureuse qui motive l’ensemble de son propos. Pour ouvrir ce compte rendu, rien de mieux par conséquent que de citer trois moments clés de ce constat « objectif » pourrait-on dire, puisqu’il s’appuie sur tout un argumentaire développé pas à pas ; trois citations liminaires qui doivent permettre aussi de mettre en exergue tout le prix d’une analyse renouvelée de ce dont il est question, quand on lit Glissant et qu’on comprend peu à peu sa pensée – dans les cas évoqués, il s’agit de souligner qu’il revisite toute la tradition philosophique, pour finalement la dépasser en de nouvelles propositions entièrement inédites : « Il est très peu de penseurs qui ont accompli la relève d’une tradition occidentale (il faudrait dire “européenne” pour éviter les confusions) trois fois millénaire, relève qui nous la fait saisir d’un regard neuf et nous délie de la pesanteur parfois ronronnante des contraintes culturelles accumulées au cours des siècles. Glissant remet en jeu la tradition “occidentale” de façon active, à la fois à partir d’elle-même et de son dehors, en refusant la passivité d’une transmission fidèle, mais immobiliste. »4 « […] je n’hésite pas à ranger Glissant du côté des plus grands penseurs de tous les temps et de toutes les géographies : à vrai dire, c’est la seule “catégorie” qui convienne à la gigantesque ambition, partiellement réalisée, certainement en devenir, de toute son œuvre. »5 « La pensée d’Édouard Glissant est une radicale transmutation de toute la pensée et de toute la culture humaine ; elle est un envol au-delà, méticuleusement réfléchi et pesé, de ce qui a été interrogé depuis l’origine de la pensée jusqu’à nos jours […] »6 Voilà qui place en effet tout commentateur d’un tel monument de la pensée, devant sa responsabilité fondamentale. Car si on n’est pas en mesure d’argumenter ce constat certes intimidant mais incontestable, il vaut mieux ne rien en dire, si on n’est pas à même de comprendre réellement comment fonctionne cette pensée et ce qui fonde son originalité, en dehors des poncifs qui se sont multipliés à son endroit, mieux vaut en effet se taire. Aussi, le 3 Ibid., 4e de couv. 4 Ibid., p. 36. 5 Ibid., p. 323. 6 Ibid., p. 337. 4 propos de Leupin s’adosse à un radical recentrage de la lecture de Glissant, au sens d’un réel aggiornamento dont il faut souligner l’importance, avant d’en arriver au cœur de cette quête philosophique inédite en soi qui devra permettre de nouvelles extensions. À vrai dire, cette lecture effectuée par Alexandre Leupin, par sa hauteur de vue et sa très haute tenue, devrait immuniser contre tout abaissement du regard, parce qu’il est de ces très rares éclairages qui invitent à se hisser, pour soi et devant l’œuvre. Recentrage et redéploiement de la lecture d’Édouard Glissant Le tournant que représente cet ouvrage n’est pas un tournant doucereux ou complaisant, il ne plaira peut-être pas aux pusillanimes, quand il ravira ceux qui conçoivent la nécessité impérieuse de redéfinir l’approche que nous avons de l’œuvre et de la pensée de Glissant, et de l’importance de cette nouvelle méthodologie au regard des enjeux que représentent pour tous sa lecture éclairée et la mesure de ses impacts (c’est en partie ce qui fonde les trois premiers chapitres de l’ouvrage). Je dois avouer que, partageant au mot près l’ensemble de cette critique et de cette aspiration à un nouveau regard – l’ayant déjà énoncée çà et là et ne me lassant pas de le faire –, je considère là une synthèse de la plus haute importance. Et ce faisant, il faut comme Alexandre Leupin, se garder de tout esprit polémique dans ce domaine, car il est question ici de bien autre chose que de mises en cause : il est question d’une redéfinition indispensable des modalités de l’approche, qui passe nécessairement par un bilan. Il s’agit donc d’un tournant combattif et qui n’hésite pas à fustiger cette sorte d’immobilisme du commentaire porté sur l’œuvre, quand il se contente d’appliquer à cette pensée hors normes les schèmes traditionnels d’une herméneutique littéraire finalement incapable de saisir dans cette œuvre le vif et la substance d’une pensée : « Il y a peut-être déhiscence du savoir universitaire quand il s’applique à l’œuvre de Glissant, malgré les très riches aperçus que ce discours a déjà produits sur son œuvre : toujours tourné vers un passé qu’il inventorie, ce savoir produit certes des aperçus indispensables. Mais que peut-il faire pour embrasser une pensée dynamique, toute de devenir, qui entend sortir de la bibliothèque pour embrasser le monde ? Que peut-il faire d’un objet qui n’est pas de savoir (ou de savoir-faire) littéraire, mais de connaissance, notions que Glissant distingue toujours ? »7 Une incapacité, par conséquent, de l’analyse strictement « littéraire », à saisir cette pensée et dire ses multiples aspects, et d’où la tentation que l’on connaît tant, de cette glose mimétique, de ce que Leupin nomme le « psittacisme adulateur » si fréquent à propos de Glissant, toute cette critique qui remplace la clairvoyance de l’analyse par une interminable, très répétitive et très lassante logorrhée thuriféraire : « Dès lors, il n’y a pas à répéter Glissant dans un psittacisme adulateur, mais de le comprendre et de le considérer de manière critique. Les réserves de Glissant quant aux systèmes et à la raison face à l’imaginaire, pour être valides, doivent être repensées de part en part : elles ne doivent pas être reprises par une lecture mimétique. Il ne suffit pas à l’interprétation de “citer” une critique (de l’Occident, de l’identité, de l’être, de l’universel, etc.) pour devenir à son tour critique : il lui 7 Ibid., p. 18. 5 faut en évaluer le poids, en dessiner l’archéologie, faire en sorte que le jugement devienne organique à son savoir. »8 Prenons-y bien garde : il y a là, à proprement parler, un réel aggiornamento, comme j’en énonçais l’hypothèse plus haut. Car l’approche de Glissant qu’on connaît aujourd’hui, à laquelle on s’est peu à peu familiarisé, habitué, et finalement résigné, est surtout faite de cette réitération laudative assommante, surtout quand elle cherche à dissimuler une incurie critique, une impuissance à énoncer une lecture approfondie. Ce commentaire, aussi proliférant que le lierre sur l’arbre9, pourrait se définir pour la critique comme ce qu’est l’étouffe-chrétien à la pâtisserie : dans un enrobage si exagéré de révérence, il s’agit en effet de se répéter ad nauseam, muant la périphrase en discours critique. J’admire, donc je comprends semble être à ce titre le credo de ce courant révérencieux, quand il ne procède au mieux que d’un tapage éminemment statique. Et c’est ici qu’on peut d’ailleurs en revenir à un mouvement général qui peut concerner tout œuvre d’importance (sans en faire une mécanique systématique) : avant que n’advienne le moment où l’on se pose les bonnes questions et en toute indépendance devant une œuvre, cette phénoménologie très immobiliste de l’adulation bégayante étend son empire à la seule évocation de l’auteur concerné, en une rhétorique qui confine soit à la niaiserie, soit à la falsification. Et pour Glissant, l’exercice de cette immobilité stérile trouve dans l’imposant dispositif conceptuel de l’écrivain un réservoir sans fin où puiser allègrement sans nullement éclairer et sans même comprendre : on vous parlera promptement et d’abondance de la Relation, du Tout-Monde, de la pensée archipélique ou de toute autre notion en fait complexe, en reprenant un certain nombre de clichés sur la rencontre de l’Autre, l’imaginaire, etc., sans être même soupçonné de fadaises, allant dans le sens très attendu de cette sorte de « moraline » si caractéristique de l’époque, comme désignait Nietzsche ce flot ininterrompu de bonne conscience qui n’a cessé de s’accroître depuis qu’il en faisait le constat. Envers un penseur d’un tel degré de subtilité comme le fut Glissant, tout cela, tout cet usage goguenard et décomplexé du simplisme le plus trivial, tout cela donc s’appelle je crois, une trahison. C’est effectivement ce à quoi conduit ce mouvement irrépressible, à savoir la réduction de l’œuvre, à force de simplifications, à une suite indigeste de « slogans » et de « mots d’ordre », ce qui est d’ailleurs contraire à l’esprit même de Glissant, et qui mène à cette lecture idéologique que récuse Alexandre Leupin, parmi les impasses qu’il pointe au fil des pages cruciales de ce recentrage si salvateur. Légitimant son étude du lien de Glissant à la tradition philosophique, il dit : « Cerner son rapport à la tradition philosophique occidentale n’est, en dernière analyse, qu’un moyen de mettre en évidence sa différence irrécupérable. Mais la seule façon de percevoir l’originalité de la contribution glissantienne à la pensée et à son histoire – c’est dire de la lire vraiment –, c’est de la mesurer à l’aune de la tradition “occidentale”. Soustraire l’œuvre de ce socle, c’est la réduire à des slogans et des mots d’ordre, c’est asservir cette pensée à des enjeux 8 Ibid. 9 Pour qualifier cette prolifération du commentaire herméneutique sur le vif de l’œuvre, George Steiner avait usé de cette image très juste : « L’arbre se meurt sous le poids d’un lierre avide » (Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, 1991). 6 qui lui sont étrangers ou indifférents : nul, plus que Glissant, n’a été attentif aux ravages que produisait la pensée lorsqu’elle se convertissait en idéologie. »10 Ce devenir assez fatal du « psittacisme adulateur » en lecture idéologique est à ce titre dénoncé par Alexandre Leupin, comme pour être conjuré, quand il récuse tour à tour une désertion fondamentale de la critique et pire, son adoption de grilles de lecture biaisées et irrecevables, menant à cette vaste manipulation de la pensée de Glissant, son « instrumentalisation », pour reprendre un terme à la mode, à des fins purement idéologiques. La désertion, fondamentalement viciée dès le départ, consiste pour le discours critique, à considérer la pensée de Glissant en dehors de ses attaches et de ses inspirations, et en faire une sorte de création ex nihilo hors sol, alors même qu’elle fourmille de références reformulées et néanmoins cachées, d’inspirations dynamiques parcourues dans le sens d’un constant dépassement recherché : « […] la précipitation vers le sens est pour certains interprètes le signe que la pensée de Glissant naît de nulle part, qu’elle est inaugurale, surgie toute armée d’une table rase. Rien n’est plus faux : elle se nourrit d’une anthropologie philosophique concrète dont les sources se trouvent souvent en Occident ; il fallait donc les exhumer, en partie selon les règles du savoir universitaire, aux fins de déterminer son originalité par rapport à toute tradition, en gardant constamment à l’esprit que la finalité de l’interprétation est de connaissance, non de savoir : une culture, même immense, ne garantit pas la compréhension. Prendre les propositions glissantiennes comme autant de certitudes ex nihilo, c’est réduire à la fois le questionnement qu’elles méritent et minorer leur importance. La table rase critique aplatit la profondeur historique de cette pensée en une étendue achronique : or, faut-il le rappeler, Glissant s’est voulu avant tout penseur de et dans l’histoire. »11 C’est dire combien ce refus (ou plus exactement cette paresse : ne négligeons pas l’acédie coupable des exégètes), cette désertion devant cette indispensable « archéologie » de la pensée de Glissant est l’adjuvant objectif de la réduction caricaturale de l’œuvre. Et sur ce point, Leupin relevant le pari si revigorant et si déterminant de cette archéologie-là (la menant effectivement sur le terrain de la philosophie : lisez son livre, vous verrez), a des mots lumineux à propos de l’opération, qui n’est pas pistage des sources et qui, si on y renonce, laisse la place à la réduction en question : « Il faut d’abord faire l’archéologie de sa pensée et des influences qui ont présidé à la formation de Glissant ; non inventaire des “sources”, qui jamais n’explique une pensée, mais cheminement actif, qui prend soit la forme d’un retour, soit celle d’une projection dans le futur, soit celle d’une lecture du monde présent. Sans cette relecture, la pensée critique de Glissant n’en serait pas une : elle s’exercerait sur des moulins à vent, construits pour les besoins d’une démonstration, elle s’aveuglerait sur ce qu’elle remet en cause, elle resterait au niveau d’un bavardage intellectuel, d’une divagation essentiellement “littéraire”, sans poids ni emprise. Révéler l’arrière-plan sur lequel s’édifie la relecture glissantienne, c’est assurer sa validité. L’archéologie est indispensable ; nous ne pouvons nous contenter de faire commencer Glissant à Glissant, même si, à bien des égards, son dire est inaugural par son originalité. Mesurer son 10 Alexandre Leupin, op. cit., p. 53-54. 11 Ibid., p. 16. 7 apport, c’est le faire dialoguer avec ceux qui l’ont précédé. Si Glissant commence à Glissant, ce qui est l’un des travers fréquents de la littérature secondaire qui lui est consacrée, le risque est grand de transformer la méditation philosophique en mots d’ordre, l’avancée en absolu et en universel, le Tout-Monde en totalitarisme auquel rien n’échapperait. Lire Glissant, ce n’est pas anamorphoser ses propositions en impositions, la Relation s’y refuse absolument et toujours. Commencer à Glissant seul, en l’assaisonnant d’une pincée d’histoire, d’un peu de sociologie, d’une larme d’idéologie, revient à effacer une profondeur historique et philosophique, faire table rase d’un contexte qui donne sa densité aux vérités inouïes de l’œuvre […]. Il n’est pas d’inédit qui vaille sans répétition de ce qui lui précède, et il n’est de tradition qui vaille sans relecture à partir de ce qu’elle a engendré. »12 Il faut le dire, le souligner encore et encore, il y a là quelque chose de fondamental pour l’approche de Glissant, et pour l’approche de toute grande pensée que ce soit. Quand la critique n’est pas capable de s’élever au niveau de cette archéologie de la pensée, elle est vouée non seulement au psittacisme dénoncé par Leupin, mais de surcroît, à de fausses perspectives. Avant même de déboucher sur une réduction idéologique de l’œuvre, cette absence de clairvoyance sur ce que naguère Colette Camelin avait nommé le « carénage » de l’œuvre (à propos de la poésie de Saint-John Perse, dont son Éclat des contraires représente à peu de choses près pour les études persiennes, ce que l’ouvrage de Leupin représente pour le commentaire de Glissant) est porteur de perspectives faussées, négligeant les modèles et n’étant pas à même de déterminer l’originalité. Voyant partout de l’inédit, la tentation est grande, quand on a pas fait l’effort de se hisser au niveau de la culture de Glissant (chose impossible en soi, mais qu’il faut néanmoins tenter), de voir dans toutes les propositions de l’œuvre la force des oracles, cette création en effet sui generis qui n’est pas la création ou la pensée, qui ne sont quant à elles réellement compréhensibles, qu’en vertu de cette force de l’absorption de modèles existants, puis sur le terreau de leur reformulation, se continuant en puissance de novation. Si on n’a pas compris cela, ou si on refuse de le comprendre et d’en explorer les aspects, non seulement on n’est pas en mesure de considérer là où se situent les apports de l’œuvre « originale » dans le sens fort du terme (en l’occurrence, des propositions effectivement inouïes de Glissant), mais on sera bien en mal d’articuler autre chose que de la platitude ou de la périphrase (choses qui peuvent toujours être agencées avec soin ou calcul, certes, et même publié moyennant la complaisance des éditeurs). Vis-à-vis de la pensée de Glissant, cette paresse d’une archéologie absente du discours critique est donc en effet une désertion, dans le sens de renoncement coupable, menant aux impasses et à toutes les « instrumentalisations ». Et revenons-en à la culture immense à laquelle s’adosse la pensée de Glissant (culture comprise non au sens des références, mais de modèles très divers intégrés dans le plus infime détail) : tant pis si aujourd’hui, à force d’abaissement et de restriction, nous sommes bien malhabiles devant un propos qui manie une si vaste et si précise connaissance dans des registres innombrables (ce qui fait de Glissant aux yeux de Leupin, un « polymathe »), nous voilà bien invités si nous voulons comprendre ce qu’il énonce, à gravir ce « savoir illimité » : 12 Ibid., p. 67-68. Je souligne. 8 « Parlant du monde, et de la poésie dans le monde et dans l’histoire, Édouard Glissant est un polymathe qui réclame de son lecteur un savoir illimité, qui déborde la critique dite “littéraire”. Le rapport de l’œuvre à son dehors doit être pris en compte, que celui-ci passe par le monde réel ou par de nombreuses traditions poétiques et culturelles. »13 En plein XXe siècle, Glissant appartient à cette catégorie très restreinte de créateurs qui font usage en effet d’un savoir encyclopédique (pour ne pas dire « universel ») – un club fermé de « polymathes » dans lequel on pourrait évoquer Malraux, Saint-John Perse ou Borgès, à la différence notable qu’en ce qui concerne Glissant, le recours à cette archéologie de la pensée est indispensable pour en saisir les enjeux, alors que pour ces illustres pairs, cette archéologie vient en surcroît, toujours signifiante. De cette exigence soumise au lecteur, découle bien évidemment une exigence encore accrue face au commentateur, qui devra s’efforcer de déceler sous la splendide rhapsodie14 d’une pensée qui « coule de source » – de ce fleuve très héraclitéen –, les modèles avec lesquels elle entretient un dialogue dynamique et créateur, et Leupin enfonce encore le clou sur ce motif si prégnant du dialogue, quand il se défend d’enfermer Glissant dans un inventaire d’influences anciennes (car oui, on entend déjà les contestations mal venues) : « On dira que j’entends revenir aux vieilles lunes de la légitimité, des territoires et des filiations (y compris intellectuels), en bref tout ce que Glissant critique. Il n’en est rien : il faut démontrer que l’œuvre de Glissant est construite dans un dialogue vivant avec des dits très anciens, qui reviennent par leur présence renouvelée hanter notre contemporanéité. Il s’agit de voir comment Glissant transforme le passé culturel pour le projeter dans l’avenir, non le réduire à une quelconque tradition. »15 Je me souviens de ce que m’avait dit Édouard Glissant à propos de l’ouvrage sur Saint-John Perse qu’il préparait dans ses dernières années (rappelons que l’écrivain aura écrit jusqu’au bout, sans interruption) et qui n’a pu voir le jour : « Il n’y aura pas une seule note de bas de page », m’avait-il précisé. Toute béquille rhétorique, relevant d’un savoir universitaire sclérosé, était le contre-modèle de son écriture et quand il se livra si brillamment à l’herméneutique de Faulkner avec son monumental Faulkner, Mississippi, ce fut en effet tout le contraire d’une contribution de « critique littéraire » assommante et consommée, laborieuse et de courte vue comme il en pullule. Dès lors, l’effort à effectuer de la part du critique pour connaître les modèles avec lesquels ce dialogue se mène, sera d’attention, de culture et d’intuition – les vertus qui furent celles de l’écrivain lui-même devant le savoir. Cette désertion devant la nécessaire archéologie de la pensée induit par ailleurs selon Leupin une négation de ce qu’est l’œuvre de Glissant elle-même, à savoir une proposition ouverte à son dehors, et jamais close sur elle-même ou emprisonnée « dans sa propre consomption », comme disait l’écrivain à propos de la nature tropicale. D’où la nécessité pour le discours critique, de considérer la parole de Glissant en relation étroite avec son dehors, et ne pas produire une critique tautologique : « Lire Glissant par Glissant, ce sera donc ne pas faire de 13 Ibid., p. 54. 14 Pour utiliser moi-même une métaphore musicale que je crois justifiée à propos de l’œuvre de Glissant dans une publication à paraître, j’aime beaucoup le terme de « symphonie rhapsodique » utilisé par Alexandre Leupin, p. 41. 15 Ibid., p. 68-69. 9 l’œuvre un miroir d’elle-même, mais la considérer comme une ouverture sur le cosmos ou le chaosmos. »16 Cette sorte d’éthique de la lecture en ouverture revient aussi à considérer l’œuvre de Glissant comme l’inverse d’un autotélisme ou d’une clôture, quand il s’agit au contraire d’un inachèvement constant, d’une « incomplétude » en marche : « L’œuvre est ainsi toujours inachevée, et cette incomplétude est une positivité désirante qui pousse à écrire et à récrire (à ressasser pour produire du neuf) : telle est son immense vitalité »17. L’adoption de grilles interprétatives biaisées est donc l’autre grand écueil fustigé par Alexandre Leupin, dans le regard porté sur l’œuvre de Glissant. Aussi, avec une véhémence non frelatée et mille fois salutaire, il bat en brèche le constant recours à l’analyse politique et notamment le rattachement de cette pensée au postcolonialisme, qui relève ni plus ni moins que d’une supercherie : « […] une analyse “politique” ne sera jamais à la hauteur de l’objet Glissant ; par exemple, Glissant récuse formellement, sans que nombre de ses interprètes s’en soient apparemment rendu compte, les interprétations qui relèvent du poscolonialisme. Refuser le postcolonialisme n’est nullement une manière mécanique de reconduire les méfaits des colonialistes. »18 Et d’évoquer en effet cette mise au point on ne peut plus claire de Glissant lui-même dans ses entretiens avec Lise Gauvin, L’imaginaire des langues : « Je ne me sens pas un postocolonialiste, parce que je suis dans une histoire qui ne s’arrête pas. L’histoire de la Caraïbe, ce n’est pas une histoire figée. Il n’y a pas une période postcolonialiste de l’histoire de la Caraïbe, et même des Amériques. Il y a un discontinuum qui pèse encore sur nous. Si on appelle postolonialisme le fait où l’on peut réfléchir sur un phénomène passé qui s’appellerait le colonialisme, je dis que ce n’est pas vrai. Nous sommes encore en période colonialiste, mais c’est un colonialisme qui a pris une autre forme. C’est un colonialisme des grandes multinationales. Un pays colonisateur n’a plus besoin d’en occuper un autre pour le coloniser. Il y a quelque chose de récapitulatif, de synthétique et de conclusif dans le terme “postcolonialisme” que je récuse. »19 Cette mise au point a le mérite d’être citée à point nommé par Alexandre Leupin, quand il s’agit de prendre les distances nécessaires avec cette classification hasardeuse, avec ce rattachement aussi absurde que calculé aux fameuses « postcolonial studies » : meilleur hommage à rendre à cette sorte de splendide indifférence dont témoigna Glissant pour les étiquettes universitaires et leurs prurits taxinomiques, lui qui pourtant effectua l’essentiel de sa carrière universitaire aux États-Unis, où sévissent ces appellations arbitraires béatement reprises en France – de la french theory qui en ravit plus d’un aux queer studies qui en fascine plus d’un autre – sans que personne ou presque ne se soucie de la validité de ces classifications ou de ces théorisations souvent oiseuses conçues pour alimenter une bibliométrie forcenée. Glissant quant à lui, n’avait cure de ces catégories artificielles, et son 16 Ibid., p. 51. 17 Ibid. 18 Ibid., p. 23. 19 Édouard Glissant, L’imaginaire des langues. Entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), Paris, Gallimard, 2010, p. 64-65 – cité par Alexandre Leupin, op. cit., p. 26. 10
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