SYLVIE MERZEAU DU SCRIPTURAIRE A L'INDICIEL Texte, Photographie, Document THESE DIRIGEE PAR NICOLE BOULESTREAU DEPARTEMENT DES SCIENCES DE L'INFORMATION & DE LA COMMUNICATION UNIVERSITE PARIS X NANTERRE 1992 pour mes parents, pour Nicole et pour Sylvie, qui ont frayé la trace que je suis "Un four à micro-ondes est un cadeau béni : il nous donne du temps en plus. Une thèse de doctorat est plus embarrassante : elle nous enlèvera deux jours de vie, ou plutôt il nous faudra deux jours d'attention pour savoir si elle contenait du temps à perdre ou à gagner, si sa lecture nous a augmentés ou alourdis. C'est un risque de plus en plus difficile à courir …" Régis Debray TABLE DES MATIERES INTRODUCTION.............................................................................6 I. L'EMERGENCE D'UNE MEDIASPHERE 1. STRATES ET TRAJECTOIRES 1.1. Silences et discours des sciences sociales.........................15 de la photographie comme opium........................................15 du discible à l'indice............................................................24 la photographie sur le divan................................................32 1.2. L'œil du médiologue.........................................................38 2. NAISSANCE D'UN NOUVEAU MEDIUM 2.1. Chronique d'une invention................................................44 2.2. Camera obscura.................................................................53 chambres avec vue...............................................................53 modèles optiques..................................................................54 obscurantisme et double-vision...........................................56 2.3. Alchimie lumineuse..........................................................64 fusion, fantasme et sensibilité..............................................64 perte et résurrection de l'aura.............................................71 2.4. Corps conducteurs.............................................................90 les institutions......................................................................90 l'atelier du portraitiste.........................................................99 le laboratoire scientifique..................................................110 la presse et l'édition...........................................................127 II. LES MUTATIONS DU SCRIPTURAIRE 1. PETITE HISTOIRE DE LA GRAPHOSPHERE 1.1. Armatures scripturaires...................................................144 le ferment...........................................................................144 la conquista........................................................................148 1.2. Crise et apogée du modèle livresque..............................151 scénographies....................................................................152 une inquiétude dans le temple............................................154 2. PHOTO GRAPHIES 2.1. L'ombre et la révélation..................................................160 l'automatisme.....................................................................160 une forêt d'indices..............................................................167 2.2. Surfaces et prolifération..................................................173 coupe et magma.................................................................173 l'image, l'ogre et la trace...................................................183 2.3. Intraitable et fusion.........................................................192 images manquées...............................................................192 l'écriture utopique..............................................................200 III. VERS UNE NOUVELLE ECONOMIE DES TRACES 1. MODELISATION CULTURELLE 1.1. Tactiques et stratégies.....................................................217 1.2. Arts de l'arché.................................................................219 2. DE LA CONNAISSANCE A L'INFORMATION 2.1. Mnémotechnies...............................................................226 économie documentaire et logique scripturaire................226 crise des systèmes transmissionnels et mémoriels.............229 le nouvel espace mémoire..................................................233 2.2. Culture cellulaire.............................................................235 entropie, néguentropie.......................................................235 empreinte et reconnaissance..............................................238 INTRODUCTION L' examen des mutations culturelles, dont certaines affectent l'ensemble des activités humaines, exige l'emploi d'une méthode plurielle, où l'analyse autarcique des structures cède la place à la recherche transversale d'une logique. Nées au carrefour de plusieurs disciplines, les Sciences de l'Information et de la Communication répondent à cette exigence en proposant un cadre nouveau, où des visions locales peuvent se croiser pour enquêter sur des interactions et pratiquer des ouvertures. Parce qu'elle est complexe, leur approche des phénomènes pragmatiques, technologiques, économiques ou sémiotiques répond en effet au principal enjeu épistémologique de notre modernité, qui est de repenser comme des interférences, des passages ou des connexions ce qui se formulait hier en termes d'objets ou d'états. Au premier rang de ces mutations qui ne sauraient s'éclairer sans une articulation de points de vue d'origines diverses, figure le nouvel essor des images dans nos représentations symboliques et nos techniques. La fin du règne livresque et l'avènement d'une culture non-écrite ont certes été évoqués plus d'une fois pour commenter le rôle actuel de la communication dans notre société. Mais c'était plus souvent pour y puiser l'énergie fataliste ou triomphaliste d'une discipline ou d'un secteur professionnel retranchés dans leur système de pensée, que pour élucider le passage entre une graphosphère et une vidéosphère 1. Or c'est sur 1 cf. R. Debray, Cours de médiologie générale, Gallimard, 1991. 6 l'interférence de ces deux mondes qu'il faut d'abord s'interroger pour apprécier à leur juste valeur les enjeux du pouvoir actuel de l'image. Il est d'autant plus urgent d'explorer l'histoire de son émergence au sein d'une économie scripturaire 2, dont dépendait encore l'ensemble des pratiques sociales à l'aube du XXème siècle, que les développements technologiques en matière d'audiovisuel et de multimédia précèdent trop souvent leur maîtrise épistémologique et sociale. Dans cette archéologie du renouveau visuel, c'est avec l'apparition de la photographie que coïncident les premiers effets des processus techniques, symboliques et sociaux appelés à modifier notre équilibre culturel. Au moment où la civilisation née avec l'imprimé touche à son terme, la photographie est en effet la première à reproduire et révéler l'image protéiforme de cet autre, dont l'explosion médiatique de notre fin de siècle n'est qu'une diffraction. Replacée dans la perspective de cette mutation du lisible au visible, l'invention du procédé photographique représente une révolution médiatique majeure, dont les sciences humaines ont trop longtemps négligé la portée. A l'instar de l'imprimerie dont elle menace le monopole en matière de diffusion, l'importance culturelle de la photographie ne saurait se limiter à ses apports technologiques. L'ampleur et la rapidité de son essor témoignent en effet de cette solidarité médiologique qui articule environnement technique et représentations, supports matériels et symbolisations, appareillages de transmission et pragmatique sociale. L'apparition de la photographie est l'indice d'une convulsion, dont l'énergie s'enracine dans les pulsions scopiques du XIXème siècle, et se prolonge dans le réseau d'aspirations collectives qui façonne encore notre société. Rêve du voir et du savoir, culte des morts et de l'instant, fantasme d'apparence et d'identification, désir d'ubiquité spatiale et temporelle, apologie de l'individuel et du singulier, elle embrasse toutes les forces qui déstabilisent l'empire du verbe au profit d'un nouveau règne visuel. 2 cf. M. de Certeau, Arts de faire, L'Invention du quotidien 1, Union Générale d'Editions, collection "10/18", 1980. 7 La réticence des hommes de lettres face aux premiers succès de la photographie confirme autant son importance que l'enthousiasme qu'elle suscite auprès des scientifiques. Comme toute révolution médiologique, l'essor du procédé photographique remet en jeu un monopole de la culture, et provoque l'hostilité des pouvoirs fondés sur un précédent médium en menaçant leur assise sociale et symbolique. Ainsi les écrivains s'efforcent d'abord de confiner la photographie dans un statut de mode ou de gadget, moins pour en nier la portée que pour tenter d'en enrayer la subversion. Mais, s'il faut voir autant de clairvoyance que d'aveuglement chez les détracteurs du nouveau médium, il faut aussi reconnaître la crédulité de ses défenseurs, qui ne perçoivent souvent dans l'innovation qu'un instrument de continuité et de consolidation. C'est parce qu'ils sont convaincus de sa neutralité que les scientifiques s'empressent de multiplier expériences et protocoles, opérant à leur insu des déplacements épistémologiques, sémiotiques et sociaux témoignant des effets pervers de la photographie. Le mythe positiviste de la transparence et du progrès dissimule aux plus fervents chercheurs la part de croyance, d'affect et d'idéologie qui s'immisce dans leur pratique et dévie la portée de leurs démonstrations. Croyant dégager les apparences objectives d'un réel détaché de tout sujet, les usages scientifiques révèlent en fait la force imaginaire et l'ampleur des implications sociales de ce nouvel opérateur de mimesis. Si la portée de ces applications médicales, astronomiques ou judiciaires est l'objet d'une telle déviance, c'est parce qu'elles actualisent les premiers déplacements d'une révolution sémiotique, dont la photographie est en même temps la matrice et le symptôme. Derrière le conformisme analogique de ces nouvelles images, perce l'irréductible altérité de l'indiciel, face intraitable du photographique étrangère à l'iconisme pictural comme au symbolisme scripturaire. Le geste de renvoi qui connecte l'indice à l'objet n'est pas celui du mimétisme mais celui d'une sédimentation, dont les effets d'incarnation l'emportent sur la similitude des apparences. Dans la relation indicielle, la fusion remplace la représentation et l'effusion submerge la logique. L'indice court- circuite l'articulation du sens par l'opacité d'une trace et modifie notre expérience de la mémoire et de la mort, de la ressemblance et de 8 l'altérité, de la présence et de l'absence. La singularité technique et culturelle de la photographie, qu'on a longtemps réduite à son degré d'iconisme, ne peut réellement s'éclairer qu'à travers cette fracture indicielle de l'ordre sémiotique, où se joue l'autorité médiologique du texte. Car si la culture écrite tolère l'usage social des icônes, marquées par l'espacement lisible d'une analogie, elle interdit en revanche l'adhésion a-logique du corps à des signes perçus comme immanents. Pour explorer ces origines de la vidéosphère, il faut donc s'immerger dans l'enchevêtrement des croyances et des savoirs qui l'ont engendrée ou qui lui ont résisté, et qu'elle a finalement contaminé. On comprendra ainsi comment cette altération du paradigme scripturaire ne s'est pas seulement produite dans les marges de son autorité, mais aussi de l'intérieur. L'emprise croissante du visible sur le lisible n'aurait en effet pu se produire si l'écriture n'avait elle-même contribué à modifier le sens et le statut des sujets, des objets et des signes. C'est au cœur des textes qu'il faut d'abord chercher les marques d'un déplacement progressif des repères et des valeurs, afin d'approcher au plus près le point de rupture d'un système de pensée vieux de quatre cents ans. Mais la littérature est l'un de ces territoires que les Sciences de l'Information et de la Communication s'appliquent encore à contourner, parce qu'elle est en marge des mass-media, des développements technologiques et des principaux réseaux d'information. Or de telles restrictions doivent être dépassées, si l'on veut définir l'acte communicationnel autrement qu'en termes de métier, de technique ou de marché, et si l'on veut émanciper la recherche d'une rationalité instrumentale, confinée dans le performatif et le profit. Comme le révèle la systémique, communiquer relève moins d'un savoir-faire que d'une interaction complexe, sans chef ni partition, entre émetteurs et récepteurs, sujets et objets, médium et raison. Or l'écriture est l'une des faces de ce système, car elle est "un geste social et un acte de communication, une intervention sur le capital symbolique et sur la 9
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