Bulletin des Amis d’André Gide N° 193 / 194 Printemps 2017 Le Bulletin des Amis d’André Gide revue semestrielle fondée en 1968 par Claude Martin, dirigée par Claude Martin (1968-1985), Daniel Moutote (1985-1988), Daniel Durosay (1989-1991) et Pierre Masson (1992–> ), publiée avec l’aide du CENTRE D’ÉTUDES GIDIENNES DE L’UNIVERSITÉ DE LORRAINE (Centre « Écritures », EA 3943) paraissant au printemps et à l’automne, est principalement diffusé par abonnement annuel aux membres de l’ASSOCIATION DES AMIS D’ANDRÉ GIDE au titre de leur cotisation pour l’année en cours. * Comité de lecture : Jean CLAUDE, Alain GOULET, Pierre MASSON, David STEEL, David H. WALKER Les articles proposés à la Revue sont soumis à l’approbation du comité de lecture. * Toute correspondance doit être adressée, relative au BAAG, à Pierre MASSON, directeur responsable de la Revue, 2 rue du Creux du Pont, 34680 Saint-Georges d’Orques (Tél. 04.67.79.32.89 — Courriel [email protected]) relative à l’AAAG, à Pierre LACHASSE, secrétaire général de l’Association, 374 rue de Vaugirard, bât. A, 75015 Paris (Tél. 01.45.32.82.72 — Courriel [email protected]) BULLETIN DES AMIS D’ANDRÉ GIDE CINQUANTIÈME ANNÉE N° 193/194 — PRINTEMPS 2017 Christine LIGIER : Et nunc manet in te ou l’hommage dérouté : 9 Pascal IFRI : Gide et Proust face à la Grande Guerre : un parallèle : 33 Christophe DUBOILE : L’Avenir de l’Europe ou la pensée européenne d’un moraliste moderne dans l’entre-deux-guerres : 45 * Lettres inédites Jean CLAUDE : Heurts et malheurs de Saül 75 Pierre LACHASSE : Une lettre de Léon Blum à Gide : 107 Alain GOULET : Lettres de Gide aux Lerolle : 113 “ : Nathalie Sarraute-Gide, une rencontre manquée 126 “ : Une lettre de Ghéon à Maurice Denis : 133 “ : Une lettre de Gide à Nicolas Beauduin 139 * Carnet Critique : Anne-Sophie Angelo, Le sens des personnages chez André Gide. - Pierre Masson, Les Sept vies d’André Gide. - Jacques Roussillat, La Petite Dame d’André Gide. - Alain Goulet, Les Faux- Monnayeurs, Journal des Faux-Monnayeurs. 143 Chronique bibliographique : 155 Gidiana : 165 Cotisations et abonnements 2017 : 174 Tous droits réservés BAAG et les auteurs pour tous les textes signés. Christine LIGIER Et nunc manet in te, ou l’hommage dérouté Il aimait surprendre ce que ses amis pensaient de lui ; – et savoir qu’il en resterait trace.1 La complexe personnalité de Gide sera d’autant plus difficile à cerner, que, depuis bien longtemps, tout ce qu’il écrit dans ses carnets, voire dans ses lettres, c’est avec la hantise du jugement qui « à l’advenir », sera porté sur lui. Tout est plus ou moins intentionnel, - et même les contradictions. Tout concourt à tracer de lui un portrait en pied, non seulement de l’homme qu’il est (et qu’il s’applique à découvrir, à comprendre et à décrire loyalement), mais de l’homme qu’il croit être, et qu’il s’efforce d’être, et qu’il voudrait qu’on pense qu’il a été. Dès qu’il s’est humblement accusé d’une faiblesse, d’un vice de caractère ou d’une faute, il ne résiste pas souvent à la tentation de se disculper aussitôt à l’aide d’explications subtiles. (Que celui qui n’a jamais péché ainsi lui jette la première pierre !) Il reste que jamais aucun auteur de « Confessions » n’aura mis plus d’astucieuse sincérité à modeler d’avance sa statue, et à en établir solidement le socle…2 Les lettres brûlées, lettres volées de l’Œuvre gidien, entrent dans le mythe en 1951, lorsqu’est porté à la connaissance du public Et nunc manet in te, publié confidentiellement quatre ans auparavant. Le lecteur gidien y verra aussi, au détour de l’hommage posthume à Madeleine, le 1 Roger Martin du Gard Notes sur André Gide, NRF Gallimard, 1951, p. 127, en note. 2 Ibid., p. 127-129. 10 Bulletin des Amis d’André Gide —193/194 — Printemps 2017 geste terrible de l’épouse trahie, détruisant une à une les précieuses lettres d’André, après les avoir relues. Cette correspondance mythique va vite occulter toute lecture du Et nunc et faire oublier que ce texte se présente avant tout comme texte du deuil – sa rédaction, clairement datée par l’auteur dans le corps même du texte, est en effet à peine postérieure à la mort de Madeleine Gide. C’est de cette question de l’hommage, et de sa foncière ambivalence, qu’il faudrait reprendre la lecture aujourd’hui. Deux pôles donc : la figure de Madeleine, sa relation à son mari et l’intégration forcée de son personnage dans l’œuvre ; mais aussi le trou béant creusé dans cette même œuvre par son geste. En mai 1938, Roger Martin du Gard note : La mort de sa femme ne date que de quelques semaines. Il porte sa peine dignement, secrètement, sans pathétique ; mais il déclare lui-même que c’est « le premier grand chagrin » de sa vie. Il est comme un amputé convalescent qui fait de patient efforts pour s’accommoder de sa mutilation. […] Il m’a longuement entretenu d’elle, de leur passé, ancien et récent. […] Sans le lui avouer, j’ai été surpris de constater que son regret ne s’aggrave d’aucun sentiment de culpabilité. Nul indice de remords. En fait, il ne se sent en rien fautif, ni aucunement responsable du malheur de cette existence sacrifiée. Il pense : « J’étais ainsi. Elle était ainsi. D’où de grandes souffrances pour nous deux ; et cela ne pouvait être autrement. »3 Nous pouvons remarquer ici l’acuité de l’ami qui constate en deux paragraphes deux points majeurs qui pourraient s’appliquer à l’hommage non encore écrit. Il souligne le « regret » sans « aucun sentiment de culpabilité » qui va signer l’ambivalence de cet étrange hommage, mais il compare aussi son ami à un « amputé » et parle de la mort de Madeleine comme d’une « mutilation » quand, dans l’hommage, c’est l’œuvre qui apparaîtra ainsi mutilée. Je voudrais ainsi suivre le chemin tracé pour le lecteur dans ce curieux hommage. Comment Gide met-il en scène ici la figure de Madeleine ? Comment traite-t-il ce thème de la « mutilation », très justement perçu par Roger Martin du Gard4, à travers l’épisode des lettres brûlées ? Mais aussi, comment Gide, par la double structure énonciative de son texte nous incite-t-il, encore et encore, à le relire ? 3 Ibid., p. 131-132 4 Ou soufflé par Gide lui-même lors de leurs conversations ?.... Christine Ligier : Et nunc manet in te ou L’hommage dérouté 11 Madeleine Et nunc manet in te, suivi de Journal intime, pour reprendre son titre complet, offre au lecteur deux parties distinctes : l’hommage proprement dit, plus narratif et rétrospectif, écrit après la mort de Madeleine ; et des pages inédites du Journal, s’étalant du 15 septembre 1916 au 26 janvier 1939, censées éclairer le texte d’hommage. Dans l’hommage, dès la deuxième page, Gide présente cet ouvrage comme une tentative de réhabilitation de la figure de Madeleine, une manière de réparation : C’est aussi, c’est surtout par besoin de réparation que je tente, à présent qu’elle n’est plus, de retrouver et de retracer ce qu’elle était.5 Cette déclaration agit à la manière d’un pacte : puisque le texte se donne comme réparation d’un tort commis envers une personne réelle, rectification de la vérité, le lecteur y attend le portrait élogieux de l’épouse défunte. Mais ce qu’il va découvrir par la suite sera plutôt surprenant. Dans la première partie, force est de constater que l’image de Madeleine ne prend pas consistance positivement. Gide y mène apparemment à bien le difficile hommage à celle qui l’a bridé pendant toute sa vie. Mais faisant montre d’une lucidité ambiguë qui refuse de renier l’amour, il met en place un double discours. Lorsque l’auteur s’attend à retrouver sur son lit de mort Madeleine « simplement tranquillisée par la mort », le visage qu’elle lui offrira sera « austère » : De sorte aussi que le dernier regard que je portais sur elle devait me rappeler, non point son ineffable tendresse, mais le sévère jugement qu’elle avait dû porter sur ma vie.6 Cette dernière image sera empreinte de sévérité. Le lecteur doute alors qu’il s’agisse vraiment d’un texte d’hommage, surtout lorsque, comme ici, l’ambiguïté d’un devoir vient ajouter à la métamorphose de l’image. Devoir a un double sens en français, on le sait, mais ici ? Gide suppose-t- 5 Et nunc manet in te, Souvenirs et Voyages, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 938, abrégé désormais EN. 6 EN, p. 939. 12 Bulletin des Amis d’André Gide —193/194 — Printemps 2017 il ce sévère jugement ? Ou pense-t-il qu’elle a été contrainte à ce sévère jugement, comme un devoir envers le Bien et la moralité publique ? Cela est déjà plus intéressant, même si je ne m’attarderai pas à répondre à ces questions-là. Peut-être faut-il rapprocher ce passage de ce que Madeleine elle-même ressentait vis-à-vis de son cousin : Rencontré les M que tu as tracés à mon insu dans le Renan. Quel a été le plus fort, le plus vrai : mon plaisir, ou mon ressentiment ? Devoir tant lutter, me sentir si faible, contre toi en moi ! Je n’en sais plus, si je t’aime toujours ou si je ne finirai par te détester.7 Dans ce Journal récemment publié, les verbes de devoir abondent, le plus souvent pour marquer l’obligation dans laquelle elle se place de repousser la demande en mariage de son cousin : Je dois perdre mon ami8 Il faut nous séparer9 Gide, dans l’hommage, intérioriserait-il cette propension au devoir de Madeleine dans un énoncé à double sens ? Au-delà de l’intérêt purement biographique de tout cela, à quoi sert un tel dispositif dans un texte d’hommage ? À suivre cette étrange « réparation », l’impression qui domine est celle d’un détournement de l’hommage « dû » à Madeleine. Le texte semble hésiter entre l’éloge et la charge et le lecteur est plutôt dérouté. Ne nous inquiétons pas, il suit le texte. Gide remarque ensuite : Non, ce n’est pas ainsi que je puis, comme je le voudrais et comme il faudrait, parler d’elle. Maints souvenirs aussitôt se dressent à l’encontre du portrait que je m’efforce de tracer. Mieux vaut me remémorer simplement.10 Ici, le narrateur intervient dans un discours métalinguistique mettant en évidence les difficultés qu’il rencontre dans son récit. Les souvenirs 7 Madeleine Rondeaux Journal, Publications de l’Association des Amis d’André Gide, 2016, p. 25. 8 Ibid., p. 18. 9 Ibid., p. 19. 10 EN, p. 939-940. Christine Ligier : Et nunc manet in te ou L’hommage dérouté 13 (c’est-à-dire la réalité) viennent contredire « le portrait [qu’il s’]efforce de tracer » (c’est-à-dire la littérature). Si l’hommage est de l’ordre de la littérature, le souvenir, c’est la vie qui fait intrusion dans le texte. Le narrateur semble alors faire la place aux souvenirs et, suivant un lieu commun, par l’expression « me remémorer simplement », confond simplicité et sincérité. Un lecteur un peu averti de Gide a du mal à croire une seconde à cette simplicité et comprend que ce qui est en jeu, c’est la justification d’une dérive par rapport au genre annoncé, l’hommage. Dans les pages suivantes, Gide rappelle d’abord que Madeleine a toujours fait partie de sa vie (et de son œuvre) pour conclure sur le jugement sévère qu’elle portait sur ses œuvres, puis glisse ensuite de la confiance naturelle de Madeleine à sa peur et sa défiance ensuite, justifiant le désir de protection d’André vis-à-vis de sa cousine. À la lecture de ces épisodes, on constate assez vite que, dès lors que Gide a énoncé une de ses qualités, il va s’appliquer à la déconstruire patiemment à force d’exemples, en se payant quelquefois le luxe de la réintroduire en fin de parcours, comme si le lecteur allait n’y voir que du feu. Puis, il finit l’exposé de son amour éthéré pour sa cousine par le récit de la visite prénuptiale chez un médecin peu clairvoyant qui répond aux inquiétudes sexuelles du jeune fiancé par : « Vous me faites l’effet d’un affamé qui, jusqu’à présent, cherchait à se nourrir de cornichons »11 La cocasserie de l’épisode surprend dans ce texte grave, et détend quelque peu le lecteur. Le premier écart arrive alors, annoncé par une autre intervention métalinguistique : Il me faut noter ici ce que j’ai omis de dire dans Si le grain ne meurt qui ne laisse pas d’avoir une certaine importance en réfutation de certaines théories, lesquelles prétendent faire dépendre les goûts sexuels des occasions offertes à un âge tendre où l’instinct, encore indécis, hésite et s’informe.12 Le lecteur qui suit de façon attentive le texte ne saurait être encore là que dérouté : pourquoi « il me faut »13 , alors que le récit qui suit ne va être qu’une digression dans le portrait de Madeleine qui est le sujet de cet hommage ? « Il faut », sans doute, pour des raisons terriblement extratextuelles, que viennent très mal justifier ces obligations que le 11 EN, p. 944. 12 EN, p. 944. 13 Devoir, falloir… les verbes d’obligation sont-ils vraiment la marque qu’a laissée Madeleine sur André ? 14 Bulletin des Amis d’André Gide —193/194 — Printemps 2017 narrateur veut bien souligner. La narration semble s’écarter par une maladresse de son sujet, alors qu’elle s’en détourne volontairement : le portrait devient narration et ne parle plus de Madeleine, mais des préférences sexuelles de son époux. La « réparation » bifurque et il comble les manques de l’œuvre, en disant enfin ce qu’il n’a pu totalement raconter jusqu’alors par égard pour Madeleine. Réparer son image dans l’œuvre, c’est aussi réparer celle d’André en miroir. Ainsi l’image de Madeleine, c’est sa sévérité sur son lit de mort, une image de pureté idéale, mais aussi une figure onirique : Et dans mes rêves, elle m’apparaissait constamment comme une figure inétreignable, insaisissable ; et le rêve tournait au cauchemar14. Ceci pourrait être la mise en abyme de cet hommage, en tout cas celle de son effet sur le lecteur. Le portrait ici tracé n’est plus vraiment celui d’une femme réelle, mais celui de sa représentation fantasmée, et l’intérêt se décentre de Madeleine à André. Le narrateur semble s’empêtrer, paraît encore terriblement maladroit à la fin du récit du voyage de noces : J’avais besoin de raconter cela ; mais c’est son portrait que je voudrais tracer ici, plutôt que relater notre histoire.15 Au-delà de cette nouvelle hésitation du texte entre portrait et récit, nous voyons que le narrateur semble encore se désoler du peu de docilité de son sujet, comme un qui parvient mal à tracer les contours de son texte, comme Albert, rappelons-nous, auquel Gide se compare dans Si le grain ne meurt quand il juge les Cahiers d’André Walter, écrit tout entier pour convaincre sa cousine de l’épouser : J’affectionnais en ce temps les mots qui laissent à l’imagination pleine licence, tels qu’incertain, infini, indicible – auxquels je faisais appel comme Albert avait recours aux brumes pour dissimuler les parties de son modèle qu’il était en peine de dessiner.16 Maladresse, déjà adressée à Madeleine, qu’on a du mal à ne pas 14 EN, p. 946. 15 EN, p. 948. 16 Si le grain ne meurt, Souvenirs et Voyages, op. cit., p. 243.
Description: