ANTIGONE TRAGÉDIE ROTROU, Jean 1638 Publié par Gwénola, Ernest et Paul Fièvre, Septembre 2015 - 1 - - 2 - ANTIGONE TRAGÉDIE PAR Mr DE ROTROU M. DC. XXXVIII - 3 - Personnages JOCASTE, mère d'Antigone. ÉTÉOCLE, roi de Thèbes et frère d'Antigone. POLYNICE, frère d'Antigone. ANTIGONE, fille de Jocaste. ISMÈNE, soeur d'Antigone. ADRASTE, beau-père de Polynice. ARGIE, femme de Polynice. MÉNETTE, gentilhomme d'Argie. CRÉON, père d'Hémon et roi de Thèbes. HÉMON, amant d'Antigone. ÉPHISE, seigneur de Thèbes. CLÉODAMAS, seigneur de Thèbes. Capitaines Grecs.. Un Page.. Suite de Créon. La scène est à Thèbes. - 4 - ACTE I SCÈNE I. Jocaste, Ismène. JOCASTE. Qu'ils ont bien à propos usé de mon sommeil : Ils n'ont pas appelé ma voix à leur conseil ; Et lorsqu'ils ont voulu tenter cette sortie, On a bien su garder que j'en fusse avertie. 5 C'est bien, ô nuit, c'est de tes plus noirs pavots Que tu m'as distillé ce funeste repos. Mais quel chef les conduit ? ISMÈNE. Étéocle lui-même. JOCASTE. Allons tôt ; c'est trop d'ordre en ce désordre extrême ; Ce poil mal ordonné, cette confusion 10 Me sera bien séante en cette occasion. Nature, confonds-les, c'est ici ton office : Tout dépend de toi seule, et rien de l'artifice : Viens te montrer, mon sein, qui les as allaités ; Avancez-vous, mes bras, qui les avez portés ; 15 Toi, flanc incestueux dont il sont pris naissance, Viens, s'ils ont du respect, faire voir ta puissance. - 5 - SCÈNE II. Jocaste, Ismène, Antigone. ANTIGONE. Madame, il n'est plus temps. JOCASTE. Comment ! Ces enragés Gisent-ils déjà morts l'un par l'autre égorgés, Ou la troupe Thébaine a-t-elle été défaite ? ANTIGONE. 20 Non, mais le combat cesse, et le roi fait retraite : C'est ce que de la tour j'ai clairement pu voir ; Et son retour dans peu vous le fera savoir. JOCASTE. Ce coeur dénaturé, teint de sang de son frère, Se vient-il rafraîchir dans les bras de sa mère ? 25 S'y vient-il réjouir de cet acte inhumain, Et ne prétend-il point des lauriers de sa main ? Oui, le coup en mérite, il part d'un grand courage ; Il s'est soustrait d'adresse, et pour un bel ouvrage. ISMÈNE. Peut-être que le ciel, qui préside aux combats, 30 En disposera mieux que vous n'espérez pas. ANTIGONE. Un instant a souvent changé l'ordre des choses ; Beaucoup d'événements ont démenti leurs causes : Mais, attendant l'entrée et l'entretien du roi, Oyez un accident qui me transit d'effroi. 35 Je voyais de la tour le choc d deux armées, L'une et l'autre au combat âprement animées, Alors de Ménécée arrivant en ce lieu ; "Adieu, m'a-t-il crié, chère Antigone, adieu ; Le ciel se lasse enfin de vous être contraire ; 40 Jouis d'un long repos dans les bras de mon frère." Moi qui me voyais seule, et qui ne savais pas Le généreux dessein qui portait là ses pas, Pour la fuit déjà j'avais tourné la vue, Quand lui la face ouverte et nullement émue, 45 Hardi, s'étant planté sur le bord de la tour, Et voyant sans frayeur les bas lieux d'alentour, A regardé le camp, et d'une voix profonde A fait tourner vers lui les yeux de tout le monde : "Arrêtez, a-t-il dit d'un ton impérieux ; 50 Arrêtez, je l'ordonne, et de la part des dieux ; Arrêtez." Cette voix est à peine entendue Que la main aux soldats demeure suspendue : Chacun reste interdit, l'oeil et le bras levé ; - 6 - Le coup demeure en l'air et n'est point achevé. 55 Là, ce jeune héros pousse une voix moins forte, Et d'un accent égal leur parle de cette sorte : "Thèbes, goûte la paix que je vais t'acheter ; Mon sang en est le prix, je viens te l'apporter ; Repousse loin de toi cet orge de guerre 60 Qu'excite un insolent sur sa natale terre ; Possède en paix tes champs, tes temples, tes maisons, Sans autre changement que celui des saisons ; Qu'hymen mettant tes fils dans les bras de tes filles De liens éternels unissent les familles ; 65 Règne enfin caressée et du ciel et du sort ; La promesse des dieux doit ce prix à ma mort." Il rire après ces mots une brillante épée, Et, se l'étant au sein, jusqu'aux gardes trempée, Se lance de la tour, le fer encore en main, 70 Noble victime aux dieux pour le peuple thébain. À cet objet d'horreur, l'oeil troublé, le teint blâme, J'ai demeuré longtemps plus morte que lui-même;, Et de frayeur encore tout mon sang est glacé : Mais vous allez savoir comme tout s'est passé. SCÈNE III. Jocaste, Ismène, Antigone, Étéocle, Créon, Hémon ; deux capitaines. ÉTÉOCLE. 75 Madame, tout va mal, et dans cette retraite La victoire est commune, ou plutôt la défaite : Le sort est bien égal, il se déclare tard, Et beaucoup sont à dore et d'une et d'autre part. JOCASTE. Maudite ambition ! Abominable peste ! 80 Monstre altéré de sans, que ton fruit est funeste ! ÉTÉOCLE. Sur le désir des miens mon trône se soutient Je lui cédais l'État, mais l'État ma retient ; J'étais prêt à quitter le sceptre qu'on lui nie ; Le peule aime mon règne et craint sa tyrannie : 85 Je le possède aussi moins que je ne le sers ; Les honneurs qu'il me rend sont d'honorables fers. Au reste, un fondement reste à notre espérance, Si l'oracle rendu nous tient lieu d'assurance ; Thèbes lors jouira d'un paisible repos, Il manque un vers pour rimer avec 90 Quand les dents du Python la semence dernière repos. Satisfera pour tous et perdra la lumière. Telle est l'arrêt des dieux. CRÉON. Ô rigoureuse loi ! - 7 - ÉTÉOCLE. Le jeune Ménécée a pris ces mots sur soi : Se voyant comme il est dernier de sa race, 95 Sur qui par conséquent tombait cette disgrâce, Il s'est soustrait de nous, et du haut de la tour, Ravi que son malheur nous prouvât son amour, Et porté d'une ardeur à nulle autre seconde, S'est immolé lui-même aux yeux de tout le monde. 100 Heureux certes cent fois qui meurt si glorieux, Et qui se pourra seul dire victorieux ! CRÉON. Mais plus heureux encore à qui sa mort profite Et qui se couvrira des lauriers qu'il mérite ! Quelle haine des dieux jette le sort sur lui, 105 Et le fait trébucher pour soutenir autrui ? Fausses divinités, êtres imaginaires, Beaux abus des esprits, immortelles chimères, Que vous a fait mon sang pour vous être immolé ? Quel droit de la nature avons-nous violé ? 110 Ai-je, autre Oedipe, entré dans le lit de ma mère ? Lui suis-je époux et fils ? Mon fils fut-il mon frère ? Voilà que les surgeons d'un sang incestueux Portent le diadème, et vous êtes pour eux ! Nous, vous nous destinez, innocentes victimes, 115 À périr pour leur gloire et payer pour leur crimes ! JOCASTE. Ô reproche honteux, que renouvelles-tu ? Assez sans toi le sort exerce ma vertu. ÉTÉOCLE. Je pardonne, Créon, cette plainte insensée Aux récentes douleurs du sort de Ménécée : 120 Je sais qu'un fils qu'on perd afflige vivement ; Mais il faut une borne à ce ressentiment, Ou la peine suivrait un semblable caprice : La guerre des États n'exclut pas la justice, Et n'excuserait pas un outrage pareil. 125 Entrons, et m'assistez d'une heure de conseil. Ils sortent tous, excepté Hémon et Antigone. - 8 - SCÈNE IV. Antigone, Hémon. ANTIGONE. Voyez, mon cher Hémon, comme sa violence Va jusques à l'outrage et jusqu'à l'insolence. J'approuve sa douleur, mais pour quelle raison Lui fait-elle offenser toute notre maison, 130 Et, suivant sans respect sa brutale colère, Troubler jusqu'aux enfers le repos de mon père ? Oedipe, quoi ! Tes yeux par tes mains arrachés, Tes mânes par ta mort de ton corps détachés, Ton sceptre abandonné, tout ton royaume en armes, 135 Tes enfants divisés, nos soupirs et nos larmes, Ne peuvent faire encore qu'un innocent péché Moins de toi que du sort, ne te soit reproché ? HÉMON. Ce malheur est commun avec notre misère, De rougir comme vous des fautes de mon père, 140 Qui, forçant tout respect, ose bien à vos yeux (Ces astres qui pourraient en imposer aux Dieux) Passer insolemment jusqu'à cette licence ? (L'amour a dérobé ce mot de naissance.) Mais, Madame, mon sens ne s'est point démenti, 145 Et je ne puis tenir pour un mauvais parti, Cet esprit violent, si ma crainte n'est vaine, Pour les siens et pour soi promet beaucoup de peine ; Et je n'ose vous dire une secrète peur Que m'imprime en l'esprit cette mauvaise humeur. ANTIGONE. 150 Quoi ! Touchant notre hymen ? HÉMON. Ma passion, Madame, M'a bien pu sans sujet mettre ces peurs en l'âme ; Non, un si beau dessein ne peut mal succéder ; Le ciel, qui de sa main daigna nous accorder, Doit faire que l'effet à l'attente réponde ; 155 La première faveur l'oblige à la seconde. De ma part je proteste, en ces divines mains, Qu'au moins je forcerais tous obstacles humains, Et que m'ôter à vous serait une aventure Pour qui je serais sourd à toute la nature ; 160 Que mon père à mes voeux s'opposât mille fois, J'accepterais ce point de ce que je lui dois : Nulle raison d'État, nul respect de couronne, Ne pourraient ébranler la foi que je vous donne ; À toute autorité je fermerais les yeux, 165 Et je ferais beaucoup de respecter les dieux. - 9 - ANTIGONE. Quoique la même foi que je vous ai donnée Ma permit de parler touchant notre hyménée, L'orage prêt à choir dessus notre maison Me défend ce discours comme hors de saison ; 170 Outre qu'ainsi qu'à vous certaine voix secrète (Comme notre génie est quelquefois prophète) D'une aveugle frayeur tout le sein me remplit, Et me parle bien plus d'un tombeau que d'un lit : Tournons donc nos pensers du côté de l'orage 175 Qui menace l'État d'un si proche naufrage : Ce combat, cher Hémon, au moins s'est-il passé Sans la mort de mon frère, ou sans qu'il soit blessé ? HÉMON. Madame, c'est ici que je vous ai servie : Polynice est vivant, mais il vous dois la vie. 180 Certes jamais lion, par un autre irrité, Au combat plus ardent ne s'est précipité, Que ce jeune lion, chef des troupes de Grèce, N'a fait voir contre nous de courage te d'adresse. Son coeur payait d'un bras dont les coups furieux 185 À peine s'acquéraient la créance des yeux : Seul il force nos rangs, et de taille et de pointe Ne trouve armet si fort, ni lame si bien jointe, Qu'il ne fasse passage au fer qu'il a poussé, Et ne voie un soldat à ses pieds renversé : 190 Il donne jusqu'à nous, moins effrayé du nombre Que s'il ne combattait ni voyait que son ombre ; Se jette furieux au plus fort du danger, Et prodigue son sang comme un bien étranger : Sous sa main, toujours haute te toujours occupée, 195 Son corps semble à dessein s'offrir à mon épée : Mais, loin d'ors sur lui tenter aucun effort, J'ai paré mille coups qui lui portaient le mort : L'amitié qui vous joint, autant que la naissance, M'a fait contre vous-même embraser sa défense : 200 Il conserve en sa vie un bien qui vous est dû ; Bien mieux que sa valeur vous l'avez défendu ; Vous étiez son bouclier au milieu des alarmes, Et vous l'avez sauvé, seule, absente et sans armes. ANTIGONE. Hélas ! Joindre sa mort à mon cruel ennui 205 Serait bien, cher Hémon, me tuer plus que lui : À moi bien plus qu'à lui vous rendiez cet office ; Vous sauviez Antigone en sauvant Polynice. En effet, et vos yeux peut-être en sont témoins, Une étroite amitié de tous temps nous a joints, 210 Qui passe de bien loin cet instinct ordinaire Par qui la soeur s'attache aux intérêts du frère ; Et, si la vérité se peut dire sans fard, Étéocle en mon coeur n'eut jamais tant de part : Quoiqu'un même devoir pour tous deux m'intéresse, - 10 -
Description: